La librairie « Les Neuf Muses » (Alain Nicolas) a mis en vente, il y a maintenant quelques années, un manuscrit d’Ecrit pendant le siège de Paris, destiné au recueil Invectives,  recueil posthume préparé par Verlaine mais remanié par Vanier. Or le poème avait paru sous le titre Obus et philosophie mêlés dans le Rappel du 12 janvier 1871, avant d’être republié dans le Mercure de France de décembre 1956 par Bouillane de Lacoste. Je n’ai pas encore eu le loisir de me reporter à l’une ou l’autre revue et la comparaison des variantes par laquelle je commencerai n’est donc qu’un travail provisoire, l’essentiel pour moi étant plutôt d’examiner le lien entre la satire et la prosodie. D’où des hypothèses, particulièrement sur la rime mais aussi sur le contexte historique, qui mériteraient une évaluation « externe ». Je lance donc un appel aux critiques.

Voici d’abord le texte d’Invectives, tel que le donne la Pléiade (éd. de 1968) et, en vis-à-vis, celui du Rappel, tel qu’on peut le reconstituer à partir des variantes fournies par la même édition – il s’agit donc d’une reconstitution un peu conjecturale, même si la publication par Bouillane de Lacoste donne des garanties.

 

Obus et philosophie mêlés

 

                                           … ! (Cambronne)

 

Loyal poignet d’acier, bon vieux héros choisi

De par le bon vieux dieu barbu des vieilles bibles

Pour être le plus pur entre les plus terribles

Goëtz de Berlichingen, que dis-tu de ceux-ci ?

 

Dorothée, Ottilie ! ô vierges, vous, quasi

Des anges, qui, parmi vos rêves si paisibles,

Tout au plus évoquiez des amis impossibles

A force de vertus, qu’en dites-vous aussi ?

 

Et vous, les jeunes gens, fières Maisons-moussues,

Contempteurs des docteurs et des choses reçues,

Terreur des Philistins abjects, splendides fous,

 

Sur Paris, sur Paris ! ce ne sont pas des mythes,

L’Allemagne (il paraît) lance, qu’en dites-vous ?

Stupidement des culs horribles de marmites.

 

Ecrit pendant le siège de Paris

(décembre 1870)

 

 

Loyal poignet d’acier, bon vieux héros choisi

De par le bon vieux Dieu barbu des vieilles Bibles

Pour être le plus pur entre les plus terribles

Goetz de Berlichingen, que dis-tu de ceux-ci ?

 

Dorothée, Ottilie ! ô vous vierges, quasi

Des anges, qui, parmi vos rêves si paisibles,

Tout au plus évoquiez des amis « impossibles »

A force de vertus, qu’en dites-vous aussi ?

 

Et vous, les jeunes gens, fières Maisons-moussues,

Contempteurs des docteurs et des choses reçues,

Terreur des Philistins abjects, splendides fous,

 

Sur Paris, sur Paris ! ce ne sont pas des mythes,

L’Allemagne, il paraît, lance, qu’en dites-vous ?

Tranquillement des culs horribles de marmites.

 

 

u Le manuscrit est à l’évidence plus proche d’Invectives que de la version initiale : il n’en diffère que par deux variantes, aux vers 7-8 :

Tout au plus évoquiez des « amis » impossibles

A force de vertu, …

ainsi que par la graphie « Xbre ». (En outre, il n’est pas sûr que le tréma sur « Goëtz » ait été supprimé).

« Amis » avec ses guillemets résulte d’une correction, mais le mot raturé, pour autant qu’il soit lisible, y ressemble fortement ; simplement, le a est surmonté de trois tracés globalement verticaux qui pourraient évoquer des guillemets ouvrants manqués – et en tout état de cause mal placés. Peut-être ne s’agissait-il donc que d’une mauvaise graphie. Mais cette question en amène une autre, sur ce qu’était le texte de ce passage dans le Rappel. La Pléiade note la variante sous la forme : « Tout au plus évoquiez des amis impossibles ». Le mot amis ne bougeant pas d’une édition à l’autre, faut-il comprendre que l’italique figurait dans Obus et philosophie mêlés ? Ailleurs, il sert à souligner les différences, et il devrait donc logiquement être employé pour impossibles, afin de marquer l’absence des guillemets.

E hypothèse à vérifier dans le Rappel : les guillemets du manuscrit Nicolas remplaçaient l’italique, et ont été ensuite transférés (par qui ?) à impossibles.

 

            En haut de la feuille, dans l’espace laissé au-dessus du titre, un numéro « XVI » a été ajouté (au crayon bleu, précise l’expert), puis rayé et remplacé par un « XXXII » énorme. Dans le coin supérieur gauche, on a écrit au crayon : « Invectives ». Le XVI est le numéro d’ordre du poème dans la table d’Invectives qui se trouve à la Bibliothèque Jacques-Doucet (Pléiade, p. 1306), mais Ecrit pendant le siège a finalement reçu le n° XXX (pas si loin du XXXII !) dans l’édition Vanier.

Le poème, recopié à l’encre, est suivi d’un trait et, à même hauteur, de la signature « P. Verlaine », puis de cinq lignes au crayon : « J’ai encore à ajouter trois / ou quatre assez longues / pièces de cette époque [ ??] / que je rechercherai dans le Rappel / et autres journaux ». Le passage illisible était écrit sur deux niveaux en fin de ligne, comme si le message s’achevait là, et « que je rechercherai » est en plus sombre, comme lorsqu’on a fait tourner la mine du crayon, la trace redevenant rapidement moins nette. Peut-être Verlaine s’est-il simplement avisé qu’il écrivait avec le bois ou que sa mine s’était émoussée…

            D’autre part, en travers et en marge de ce message [et ce dont A. Nicolas ne rend pas compte], on lit : « a demain pièce / sur Le Con te de Lisle ».


E
quel que soit le passage perdu, trois inférences seraient à examiner :

  1. Verlaine est en train de nourrir un ensemble – moins à cause des numéros, qui peuvent avoir été inscrits longtemps après, qu’en raison de l’emploi du verbe « ajouter ».
  2. Même si la façon de décomposer le nom de Leconte de Lisle rappelle plutôt A Raoul Ponchon, pièce X de Dédicaces, on voit mal Ecrit pendant le siège prendre place dans ce recueil. S’agit-il alors de Portrait académique et, comme le laisse penser la numérotation, de la préparation de ce qui allait devenir Invectives ? – à quel stade, à quelle date? (suggestion : suivre le sort des autres poèmes publiés dans le Rappel…)
  3. Les modifications assez considérables apportées au texte du Rappel ne l’ont sans doute pas été en recopiant celui-ci, puisque Verlaine a le projet de consulter la collection du journal pour y rechercher d’autres pièces.  Il disposait donc d’un autre exemplaire du sonnet, qui peut avoir été une version intermédiaire.    

 

v Les différences entre la version du Rappel et les suivantes

·         le titre Obus et philosophie mêlés, plaisamment inspiré de Hugo, est remplacé par Ecrit pendant le siège de Paris, suivi d’une date : encore un tic hugolien, probablement, mais qui signale la circonstance pour une bonne compréhension du texte. Il n’est donc pas justifié, me semble-t-il, d’imaginer une réponse à Coppée (et à son recueil de 1875) ou à d’autres qui auraient utilisé le même titre.

 

·         la suppression de l’épigraphe et la substitution de « Tranquillement » à « Stupidement » vont globalement dans le même sens : la distance temporelle induit une certaine équanimité, même si, à le soupeser, le nouvel adverbe n’est pas moins mordant que le premier. Il n’y a plus insulte, mais le reproche indirect d’insensibilité revient un peu au même. Et le mot de Cambronne était, lui, d’un bravache qui pouvait apparaître ridicule, rétrospectivement.

 

·        parenthèses : leur remplacement par des virgules ne participerait-il pas d’un passage similaire au mode sérieux ? Cet aspect de la ponctuation mériterait examen.

 

·        l’ajout de majuscules à « dieu » et, contre le sens, à « bibles » est une réparation puérile de l’irrévérence de 1870, par un Verlaine revenu à plus de religion.

 

·        on reviendra plus loin sur les modifications du deuxième quatrain.

 

 

w Une composition équivoque :

Le schéma du sonnet, à la Peletier du Mans (abba abba ccd ede), n’appelle pas de remarques, hormis un détail dont nous nous occuperons pour finir. On notera cependant la possibilité de deux coupures principales : non entre les quatrains et les tercets, mais d’abord après le premier tercet qui conclut une série de trois apostrophes ;  ensuite avant le dernier vers, au terme de trois séquences finissant sur des interrogations similaires (« … que dis-tu de ceux-ci ? », « …qu’en dites-vous aussi ? », « … qu’en dites-vous ? »).

De fait, si le second tercet livre par bribes successives l’essentiel (« Sur Paris… L’Allemagne… lance… d’horribles culs de marmites »), le poème est construit pour la chute, double – avec le contraste entre un adverbe long et « culs » en contre-rejet, puis avec la rime incongrue donnée à « mythes », « marmites », – mais il ne faudrait pas non plus oublier l’attaque de l’hémistiche final, sur coup de glotte :

Tranquillement des culs // horribles de marmites.(1)

Et tout cela ne tient que par le délai, la longue cataphore des « Que dis-tu … ? », « Qu’en dites-vous (…) ? », qui annoncent une nouvelle en la faisant attendre, puis par diverses interpolations.
Cependant, la double exclamation « Sur Paris, sur Paris ! » et, en particulier, la place qui lui est donnée et la répétition de ces mots sur un ton qui ne peut être que celui de l’incrédulité marquent le véritable tournant, le passage à l’actualité. Or, si le scandale consiste dans le bombardement de Paris – de Paris ! –, c’est peut-être qu’il s’agit de la ville « anti-philistine » par excellence, auquel cas les deux tercets seraient plus solidaires qu’on ne l’imaginait à première lecture et la bipartition traditionnelle du sonnet résisterait mieux qu’on ne pense.

Mais, quelle que soit la spécificité de la dernière, les trois interpellations font corps : elles visent trois représentations de l’Allemagne de la culture, opposée à l’Allemagne qui fait la guerre à la France. L’insistance des « Sur Paris, sur Paris ! » se justifierait alors par le statut culturel éminent de la capitale, et estomperait fortement l’importance de la frontière entre quatrains et tercets.

Demeure toutefois une ambiguïté : on peut, soit isoler le dernier tercet, puis, à l’intérieur de celui-ci, la pointe par laquelle Verlaine rabaisse l’Allemagne qui se gonfle – « L’Allemagne, il paraît », cf. infra – ; soit, repartant de la pointe, noter le « vous » du vers précédent, qui continue d’impliquer les fiers étudiants, et considérer que le mot « Allemagne » résume aussi, au moins en partie, tout ce qui précède. De fil en aiguille, le vieux chevalier et les vierges éthérées pourraient ainsi être, sinon mis en accusation, du moins compris dans une entité devenue ennemie…

 

x Que Verlaine traîne le nouveau Reich dans la boue…

L’idée fondatrice, le procédé polémique, consiste évidemment à faire l’Allemagne juge de l’Allemagne. L’Allemagne à qui on en appelle est celle de Goethe (Goetz de Berlichingen, Hermann et Dorothée, Les affinités électives (2)) et des fraternités d’étudiants, les Burschenschaften (cf. infra).   Quant à l’Allemagne contre laquelle on proteste, c’est bien sûr l’ennemi de 1870. Mais le terme ne va peut-être pas de soi, précisément parce qu’on est en décembre 1870 et que l’unité allemande ne sera proclamée, à Versailles, que le 18 janvier 1871. Cependant, le bruit a dû parvenir à Paris des tractations qui se menaient entre la Prusse, ou la Confédération de l’Allemagne du nord, et les autres Etats allemands – le roi de Prusse se trouvait déjà à Versailles – et peut-être même a-t-on appris que, le 10 décembre, le Reichstag venait de ratifier les traités et d’adopter la dénomination deutsches Reich. Le poème conserve une trace de cette période de transition : « L’Allemagne, il paraît, lance… ». En effet, à moins que ce « il paraît » ne signifie « la presse l’annonce », il est exclu qu’il porte sur le verbe : il contredirait dans ce cas « ce ne sont pas des mythes ». En fait, l’incise se rapporte à « l’Allemagne » (*C’est l’Allemagne, paraît-il, qui lance…) – ce qui était d’ailleurs plus clair dans le sonnet du Rappel, où elle était entre parenthèses. Ironie d’une sorte de reconnaissance diplomatique anticipée…

On pourrait m’opposer le « défilé des souverains » dont Mathilde évoque le souvenir dans ses mémoires [page 107 de l’édition Pakenham]. Chanté chez les Verlaine lors du jour de l’an 1871, il comporte le couplet suivant :

C’est le roi de Prusse

Qui marche le premier.

Son habit bleu de Prusse

Reluit comme un cimier,

Et depuis Charlemagne

N’y a eu que lui qui a eu

L’titre d’empereur d’Allemagne,

C’est ça qui est cossu.

Le texte aurait été composé « par Camille Pelletan et Charles de Sivry en 1867, pour un réveillon chez Mme de Callias », précise Mathilde, mais M. Pakenham corrige : ce « Noël » daterait en fait de 1868. Ce qui resterait très ennuyeux pour ma thèse. Toutefois Guillaume Ier n’était pas empereur en 1868 et je supposerai plutôt que cette revue a fait l’objet d’une adaptation impromptue à l’actualité – ce qui, accessoirement, confirmerait si besoin était que le projet de Reich était connu à Paris avant le 18 janvier.

A ce propos, il faut noter que, si les Parisiens entendent tonner le canon depuis au moins septembre, le bombardement de la capitale au sens strict n’a commencé que le 27 décembre ou le 5 janvier, selon les sources (cf. « Une bombe aux Feuillantines » de Hugo, ou le Journal des Goncourt). En renommant son sonnet, Verlaine choisit peut-être de le dater assez précocement !

 

Sur le fond, nous ne sommes pas si loin des thèses de Paul de Saint-Victor, telles que les rapporte Edmond de Goncourt :

« Lundi 5 décembre.– Saint-Victor, dans son feuilleton d'hier, disait, d'une manière brillante, que la France devait perdre la conception que jusqu'ici elle s'était faite de l'Allemagne, de ce pays qu'elle s'était habituée à considérer, sur la foi des poètes, comme la patrie de la bonhomie et de l'innocence, comme le nid sentimental des amours platoniques. Il rappelait que le monde idéal et fictif des Werther et des Charlotte, des Hermann et des Dorothée, avait produit les soldats les plus durs, les diplomates les plus perfides, les banquiers les plus retors; il aurait pu ajouter les courtisanes les plus dévoratrices. Il faut nous mettre en garde contre cette race, éveillant en nous l'idée de la candeur de nos enfants: leur blondeur à eux, c'est l'hypocrisie et l'implacabilité sournoises des races slaves. »

Certes, Verlaine préfère le sarcasme qui consiste à renvoyer au Reich la pitoyable image des « culs de marmites », et « horribles » s’oppose beaucoup plus à « splendides », par exemple, qu’à « terribles » ou à « terreur ». Mais lui qui, dans son article de 1865 sur Baudelaire, jugeait Goethe païen, affadit comme Saint-Victor ses personnages, au point de les rendre méconnaissables (hormis « loyal » pour Goetz et « paisible » pour Ottilie). On dirait qu’il n’en emprunte que les noms, les noyant pour le reste sous un vocabulaire édifiant, lénifiant (loyal, bon, purs, quasi Des anges, paisibles, vertus). A ce détournement désinvolte, Goetz gagne le surnom de « loyal poignet d’acier ». Qu’elle soit voulue ou non, la traduction-trahison de « main de fer », effaçant la prothèse fameuse, transforme le vieux chevalier en bretteur infatigable. L’insistance sur « (bon) vieux » ou « vieilles » (trois occurrences) nous plonge dans un passé qui n’est pas celui de la Bible (le pluriel n’est pas étymologique), mais celui des vieux livres aux gravures naïves. De même le « de par » archaïsant. Le « bon vieux Dieu // barbu » n’est qu’une icône, une image désuète et Goetz lui-même n’est qu’un être de papier – héros de roman de cape et d’épée un peu sénile. L’alliance du pur et du terrible n’en fait pas le bras du Dieu des Armées, elle a au mieux le suc des lectures et des admirations d’enfance. Et, dans la mesure où elle préfigure les deux strophes suivantes (pureté des « vierges, quasi Des anges », « terreur » exercée par les jeunes gens sur les Philistins), elle les marque d’irréalité.

Quant à Dorothée et Ottilie, le sonnet en fait apparemment des oies blanches, qui n’osent même pas vraiment rêver d’amour. Même les mœurs des étudiants sont édulcorées : les duels et beuveries, topos habituel à leur propos, sont ici hors sujet. N’est retenu (« fières », « contempteurs », « abjects ») que le mépris des bourgeois et des « choses reçues » : dédain admissible, même assorti de « terreur » (après tout, le mot peut être pris au sens « passif » : ce qui inspire la crainte sans forcément le chercher), si l’on adopte le point de vue de la bohème romantique…

C’est en effet aux fraternités étudiantes que renvoie l’expression « Maisons-moussues ». En 1835, la Revue des deux mondes (Revue littéraire de l’Allemagne) mentionnait le terme dans un compte rendu anonyme de Felix Schnabels Universitätsjahre, oder der deutsche Student (Stuttgart, 1835) de A. de S. (A. von Schlumb, pseudonyme d’August Jaeger) :« Je ne vois pas, je le déclare, beaucoup d'utilité à ce qu'un étudiant s'occupe sans relâche à briguer les grades extra-académiques de renard, renard brûlé, renonce, jeune Bursch, vieux Bursch, vieille maison, maison moussue, senior, etc., etc. Tout cela ne se gagne que par une assiduité infatigable au cabaret, à la salle d'armes et dans l'administration des affaires de cette inutile franc-maçonnerie. »Alexandre Dumas, dans Le trou d’enfer (1851), y va également de sa petite liste :« Les étudiants, à quelque grade qu’ils appartinssent, les Maisons-Moussues comme les simples-pinsons, les renards d’or, comme les mulets débordèrent aux fenêtres et au pas des portes ; les uns agitant leurs casquettes en l’air ; les autres présentant les armes avec des queues de billard, tous entonnant, d’une voix formidable, la chanson célèbre : Qui descend là-bas de la colline ? »On pourrait ergoter sur cette traduction de « bemooste », terme qui, semble-t-il, désignait les anciens étudiants en passe de devenir seniors (« alten Herren »), « Maisons » venant peut-être d’une interprétation de « Burschen ». Les germanistes que j’ai consultés ignoraient en tout cas l’expression, qui est peut-être bien une création de leurs prédécesseurs du XIXe. Les Philistins, ce sont évidemment « les profanes, les bourgeois, les perruques » (Saintine, Le chemin des écoliers, 1861, page 271)…

 

y La dépréciation des personnages :

            Reste-t-on pour autant dans « le monde idéal » dont parlait Saint-Victor ? On peut éprouver des doutes quand on considère, par exemple, les variantes du manuscrit. Au vers 5, la modification de l’ordre des mots, outre qu’elle détermine une suite de quatre accents, rapproche dangereusement « vierges » et « quasi » en contre-enjambement, suggérant un moment une pureté douteuse. La suite rétablit la « vérité », faisant honte au lecteur de cette pensée subliminale. Cependant « amis », entre guillemets, est aussi un peu suspect, comme il l’était ou pourrait l’être en italique (elles devinent qu’il s’agit plus que d’amitié ?), mais c’est surtout le singulier de « vertu » qui dénonce le sophisme inconscient et, même, la contradiction pure et simple. Dans la version d’Invectives, où c’est « impossibles » qui est marqué, et malgré le retour de « vertus » au pluriel, on a encore plus le sentiment d’une citation, avec peut-être un glissement de sens : ces jeunes gens idéaux sont insupportables ? Et l’amour est de toute façon interdit, « impossible » moins en raison de la vertu des vierges que de celle de ces hommes…

            En ce qui concerne les jeunes gens, au-delà du pittoresque, l’appellation de « Maisons-moussues » a quelque chose de bizarre, sinon de ridicule, surtout peut-être par le contraste latent avec l’idée même de jeunesse. La rime qui l’associe aux « choses reçues » suggère peut-être une collusion de fait avec le passé, plutôt que le mépris déclaré.

            Le titre « Obus et philosophie mêlés » n’était probablement pas (seulement) un commentaire du poème, qui associerait arbitrairement deux Allemagne bien éloignées l’une de l’autre. Il visait l’Allemagne même, comme réalisant l’alliance de la pureté paisible et de l’horreur, qui culmine dans l’idée de bombardement tranquille.

            « Ce ne sont pas des mythes » : ce dernier mot dénonce l’inconsistance de l’élection de Goetz, des rêves virginaux et des folies étudiantes, ou même la loyauté, la pureté et la fierté. Peut-être aussi est-il à associer au « philosophie » du titre initial, qui ne trouvait guère de répondants dans le sonnet. Mais, même s’il ne s’agit que du « monde idéal et fictif » des héros de Goethe, comme chez Saint-Victor, il faut s’y résigner : la strophe du bombardement opère un renversement. L’Allemagne à qui on en appelait est privée de réalité par l’Allemagne des « culs de marmites » – précisément parce qu’elles se confondent dans le « mélange ».

 

z la rime « Nucingen » :

Sournoisement, Verlaine a donc sapé la référence. Mais il le fait aussi, à mon sens, par la versification. Dans « Hyper-rime et métarime en poésie française au XIXe siècle » (3), Jean-Louis Aroui a attiré notre attention sur certains traitements des rimes des octaves du sonnet. Pour simplifier à l’extrême, la métarime divise les quatre instances de la rime a et/ou celles de la rime b en deux sous-groupes, distingués par la consonne d’appui :

Q I

renaître

évoquais

quinquets

fenêtre

Q II

traître

mauvais

innovais

disparaître

soit une disposition abba a’b’b’a’. L’hyper-rime, ou « rime de rime », consiste à l’inverse à apparier des rimes distinctes par le genre ou le nombre en répétant la voyelle tonique « et, éventuellement, une ou plusieurs consonnes fixes » suivant cette voyelle : pty ::Styx…nix ::fixe.

Voyons maintenant ce qui se passe dans l’octave d’Ecrit pendant le siège :

Q I

choisi

Bibles

terribles

ceux-ci

Q II

quasi

paisibles

impossibles

aussi

La consonne d’appui, se dédoublant en sourde et sonore, tend à faire éclater l’unité de la rime a dans chaque quatrain, mais en constituant, à l’échelle de l’octave, deux sous-groupes « transversaux » : celui des rimes d’appel et celui des rimes-échos : a(bb)a’ a(bb)a’. Autrement dit une sorte de métarime. Mais le phénomène se complique d’un embryon d’hyper-rime, la même corrélation sourde-sonore (s/z) s’étendant, dans le seul deuxième quatrain, à la rime b dont la voyelle est par ailleurs identique à celle de a. On aurait alors un schéma a(bb)a’ abb’a’, la consonne d’appui déterminant, de rime à rime, des couples d’échos de plus en plus riches : quaSI-paiSIbles, impOSSIbles-AUSSI.

La corrélation est sans doute à prendre comme une équivalence mais, se répétant sous la même forme et gagnant au point d’informer tout le deuxième quatrain, elle ne peut passer inaperçue. Si l’on reprend la liste donnée par J.-L. Aroui dans « Métrique des sonnets verlainiens » (4), on constate qu’Obus et philosophie mêlés est le seul des 32 ou 33 sonnets composés jusqu’en 1871 à recourir dans une telle proportion au procédé, dans l’octave. Il y en a cependant un autre qui esquisse une organisation similaire : parmi, carcasse, fugace, demi / ennemi, agace, Fracasse, frémi. C’est Le squelette, de 1869. Poème qui commence par « Deux reîtres saouls… ». De là à penser que ce jeu des [s] et des [z] répand un parfum d’accent allemand… Je serai d’autant plus porté à franchir le pas que, dans notre sonnet, il y a encore la rime splendides fous ::qu’en dites-vous [*candides fous ??] Deux corrélations : c’est trop pour être négligé. Décidément, Verlaine se moque de la « bonne » Allemagne…

 

 

 

[1] Verlaine anticipe-t-il sur les fameuses « marmites » de la Grande Guerre ? Je n’ai pas trouvé de désignations similaires dans d’autres textes de l’époque, et je serai donc enclin à lui attribuer l’invention de l’image. Pierre Larousse (entrée « Obus ») décrit les obus percutants employés par les Prussiens pendant le siège de Paris ; cylindriques et recouverts de lamelles de plomb, ils étaient constitués pour l’essentiel de fonte, dont on retrouvait parfois de gros éclats : Edmond de Goncourt en évoque un de deux livres et Hugo en reçoit en cadeau un autre, marqué d’un « H », dont il projette de faire un encrier…

[2] Zayed croit savoir que Verlaine a lu Goethe dans la traduction de Jacques Porchat et, effectivement, celui-ci ne traduit pas le prénom Ottilie (Odile).

[3] In Le sens et la mesure. Hommages à Benoît de Cornulier, Paris, Champion, 2003 (p. 415-440).

[4] Revue Verlaine, 7-8, 2002, pp. 149-268.