DESINIT
De même que notre souci n'a pas été d'étudier la façon dont chaque incipit peut être une "ouverture", une "phrase-seuil" générant le poème, nous ne nous préoccuperons pas primordialement de montrer comment, symétriquement, le poème peut produire sa clausule. A la suite de Henri Meschonnic ["Un poème est lu : Chant d'automne de Baudelaire", in Pour la Poétique III, Gallimard, 1973, notamment pages 292-96], nous prendrons la série des finales consonantiques, suspensives, et vocaliques, conclusives, dont l'opposition a été mise en lumière par Marcel Cohen pour les chansons populaires, puis par Marguerite Durand pour la poésie et la prose oratoire à partir du XVII° siècle (1). Cette prosodie, nécessairement en relation avec celle des rimes, induit aussi une sémantique spécifique, dont participe le jeu des catégories grammaticales :
"Ces finales ne sont pas à prendre seules, elles sont, pour chaque poème, construites avec ce qui les prépare. Mais elles n'en produisent pas moins une lecture par série inverse de l'ensemble des poèmes (...) En tant que série dans la sémantique prosodique qu'elles produisent, elles dégagent une signifiance (production de sens à partir du signifiant) inséparable de la signification des mots-dans-leur-phrase dont elles sont les finales."[Meschonnic, ibid., page 294].
Ariettes oubliées |
I. Par ce tiède soir, tout bas ?
II. O mourir de cette escarpolette ! III. Mon coeur a tant de peine ! IV. Sans même savoir qu'elles sont pardonnées. V. Ouverte un peu sur le petit jardin ? VI. François-les-bas-bleus s'en égaie. VII. Encore que loin en allés ? VIII. Luit comme du sable. IX. Tes espérances noyées ! |
Paysages belges |
Walcourt : Bons juifs-errants !
Charleroi : Pleure, on veut croire. S. fresques I : Que berce l'air monotone. S. fresques II : N'est-il là niché ! Ch. de bois : Tournez au son joyeux des tambours. Malines : Faite à souhait pour Fénelon. |
Birds in the night |
Un poil de sa chair, un nerf de sa face !
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Aquarelles |
Green : Et que je dorme un peu puisque
vous reposez.
Spleen : Et de tout, fors de vous, hélas ! (2) Streets I : Dansons la gigue ! Streets II : Les cottages jaunes et noirs. Child wife : Jeune jusqu'à la mort ! A poor young shepherd : J'ai peur d'un baiser ! Beams : Elle reprit sa route et portait haut la tête. |
Les 23 desinit des Romances sans paroles se répartissent en sorte que la dominance s'inverse des Ariettes aux Aquarelles : 3 consonantiques contre 6 vocaliques, 2 vocaliques contre 5 consonantiques. Entre les deux, Paysages belges tient la balance égale (3 contre 3), tandis que Birds in the night (C) annonce déjà la prépondérance des consonantiques. Mais, plus que les chiffres, ce sont les groupements qui sont significatifs. Dans la première section, après une couple de finales consonantiques (Ariettes II-III) vient une série de cinq vocaliques en six desinit : VCCVVVVCV. Ce qui s'inverse encore dans les Aquarelles : une vocalique, puis cinq consonantiques sur six finales, VCCCCVC. Paysages belges éparpille au contraire, surtout les vocaliques : VCCVCV.
Cependant, la disposition est peut-être ce qui importe le plus. Les trois sections sont nettement démilitées, d'abord par une vocalique initiale isolée par une série de 2 ou 4 consonantiques. La finale est également isolée, mais non symétriquement : par une sorte de contrepoint : Ariettes oubliées et Paysages belges se terminent pareillement en (V)CV, Aquarelles rompant seule la régularité VCC----VCV par une simple inversion terminale : VCC--CVC. D'où l'effet suspensif déjà évoqué. Quant à l'Ariette VIII et A poor young shepherd, ainsi placés en contrepoint, nous verrons qu'ils se singularisent aussi par le mètre.
Puisque cette composition confirme la division en sections, nous prendrons d'abord celles-ci l'une après l'autre. Ariettes oubliées va de "tout bas" à "noyées" : inutile d'y revenir. D'autre part, les finales vocaliques privilégient les verbes, ou plutôt les participes passés. "Pardonnées", "en allés", "noyées" composent un paradigme de l'absence, du révolu, du retrait, du détachement, de l'exil, en écho à l'"oubliées" du titre.
Ce qui est aussi commun à ces trois fins de poème, c'est l'expression d'une contradiction : le paradoxe qui marque le dernier vers de l'Ariette IV trouve des équivalents dans "... ce piège// D'être présents bien qu'exilés,// Encore que loin en allés" aussi bien que dans la tension entre les "hautes feuillées" et "noyées". Le moi est écartelé entre deux positions contradictoires et simultanées, et le desinit au moins dans les deux derniers cas privilégie celle qui évoque le plus l'absence.
Les Paysages belges vont de "juifs-errants" à "Fénelon". La religion n'a sans doute que peu d'importance dans ces allusions : c'est le rapport au paysage, au voyage l'insertion dans le monde qui est décisif, comme le confirme la troisième finale vocalique, "niché". La négation qui fait ici la prosodie du vers '"N'est-il là niché !", ménage la transition la transition entre l'asile refusé et l'asile enfin trouvé. En même temps, c'est un nouveau participe passé qui, s'opposant à ce qui reste de participe présent dans "juifs-errants", se souvient de ceux de la première section.
D'un côté donc, l'errance conçue comme une damnation, l'exil à perpétuité, la marche sans trêve (et nous verrons comment le poème "expulse" ces marcheurs). De l'autre, le plaisir pris à une nature-jardin, à un paysage plantureux inspiré du Télémaque. Ajoutons tout de même, face à l'inquiétude des sempiternels voyageurs (et souvenir scolaire, sans doute), un soupçon de quiétisme - la rime l'on-Fénelon suggère quelque impersonnalité, une renonciation au moi...
Les finales consonantiques s'entrecroisent avec les vocaliques. Il est difficile de s'en tenir ici aux seuls derniers mots ("croire", "monotone", "tambours"), il faut prendre tout le vers final. Apparaît alors une thématique du sonore, et du sonore qui se prolonge notamment en liaison avec les deux refrains : retour de la première strophe à la fin de Charleroi, reprise de "Tournez au son de..." à la fin de Chevaux de bois. On va ainsi du triste au "joyeux" par le "monotone" :
Pleure, on veut croire. Que berce l'air monotone. (avec une équivoque sur "air") Tournez au son joyeux des tambours. |
Ce glissement accompagne celui de "juifs-errants" à "Fénelon" plus qu'il ne s'y oppose. La finale consonantique marquerait simplement les poèmes du sonore.
Le desinit de Birds in the night, bien qu'isolé par construction (mais il faudrait le replacer parmi les finales des douzains, où il vient après "l'apparence" et "votre oeil"), entretient une relation sémantique nette avec une autre finale consonantique, celle de Beams :
................................ sans
que bouge Un poil de sa chair, un nerf de sa face. Elle reprit sa route et portait haut la tête. |
Pourquoi cette insistance sur le visage, le port ? Quelle relation se tisse entre le martyr impavide et la Dame altière ? Certes, la "tête" n'est pas exactement la même chose que la "face", où s'inscrivent les sentiments, mais dans les deux cas, nous constatons un parti-pris de fierté, d'intrépidité, qui rapproche deux personnages "mystiques" (ils le sont beaucoup plus que les juifs-errants et Fénelon, en tout cas). N'oublions pas en effet que le Chrétien "rit à Jésus témoin", tandis que la mystérieuse héroïne de Beams (assimilée au Christ par D. D. R. Owen) vient de se retourner vers ses fidèles. Les desinit souligneraient la parenté entre ces deux attitudes symétriques.
En revanche, le desinit de Beams ne paraît pas entretenir de liens étroits avec les autres finales consonantiques de sa section, marquées plutôt négativement à moins que ce ne soit par une ambivalence gaieté-désespoir : "hélas !", "la gigue" (3), "jaunes et noirs", "jusqu'à la mort". Cette série de quatre finales consonantiques successives continue par conséquent les précédentes en renouant avec la souffrance de "escarpolette"-"tant de peine" (Ariettes oubliées) et donc en reniant le glissement de "pleure" à "joyeux" (Paysages belges) ce dernier desinit, "Tournez au son joyeux des tambours" annonçant "Dansons la gigue !" exactement comme le faisait l'incipit correspondant (et pour cause !).
Restent deux finales vocaliques : "reposez" (Green) et "baisers" (A poor young shepherd). La solidarité entre elles est évidente, les deux mots rimant dans chaque poème :
Il y a simplement inversion, accompagnée d'un glissement vers la négation : repos impossible, baiser redouté. Cette inversion se retrouve dans le contrepoint Shepherd-Beams : vocalique-consonantique au lieu de consonantique-vocalique. Enfin, A poor young shepherd est le seul poème à refrain qui se termine sur une finale conclusive au lieu d'une finale suspensive. La série consonantique du désespoir, intercalée, peut avoir provoqué cette modification, produit ce refus de l'amour. Mais le contrepoint BAISERS versus HAUT LA TETE souligne surtout l'opposition entre un amour de près déjà récusé et l'amour distant qui finit par l'emporter.
Y a-t-il un lien entre ces deux finales vocaliques et celles des premières sections ? "Reposez" rappelle "niché" (l'asile serait-il enfin trouvé ?) mais, comme on vient de le suggérer, cette paire vocalique s'oppose surtout à "face" et à "tête" : le repos et le baiser contre la tête haute, le relâchement et le contact contre la contention et la distance. Vont dans ce sens les rimes non finales de la dernière strophe de Green : "la bonne tempête" qui contraste avec celle de Birds et "laissez rouler ma tête" qui s'oppose à la tête dressée de Beams. Les poèmes-cadre, encore...
On ne peut éviter, enfin, de dire un mot de l'écho qui relie les deux finales consonantiques extrêmes : "O mourir de cette escarpolette !", "Elle reprit sa route et portait haut la tête." Parenté énigmatique, mais dont on pourrait rendre compte par la médiation de tiers termes peut-être le verbe reposer et peur, qui s'opposent dans A poor young shepherd mais qui construisent ensemble une chaîne en /p-r/ dans Aquarelles (avec l'appoint de désespoir). Or "épeuré" se trouve déjà dans l'Ariette II... L'escarpolette, comme le dernier vers de Beams, serait une antithèse du repos, ainsi que le suggère l'opposition entre "Elle reprit sa route et portait haut la tête" et d'autres clausules, toutes vocaliques :
Les finales consonantiques, suspensives, s'affirmeraient ainsi comme celles du mouvement persistant ("Dansons la gigue !", "Tournez au son joyeux des tambours"), en même temps, souvent, que du désespoir.
Les leçons les plus claires de cette étude sur les desinit sont les suivantes :
1 La structuration des finales corrobore notre hypothèse d'une construction du recueil par les poèmes-cadre : tout bas (Ariette I) renvoie à haut la tête (Beams) et à noyées (Ariette IX) ; juifs-errants (Walcourt) à Fénelon (Malines) ; face (Birds) à tête (Beams)... Les contrepoints valent avant tout d'isoler ces desinit de début et de fin de recueil ou de section.
2 Malgré des contrastes entre desinit successifs (par exemple entre "(De ne savoir pourquoi) Mon coeur a tant de peine" et "Sans même savoir qu'elles sont pardonnées", Ariettes III et IV), vocaliques-conclusives et consonantiques-suspensives s'opposent moins à l'intérieur de chaque section que par l'organisation de l'ensemble (encadrement, changement de dominance). Autrement dit, chaque série forme des sous-ensembles, par section, et toutes n'interagissent que par l'entremise des poèmes-cadre. Ainsi, pour les vocaliques, se succèdent comme des variations les thèmes de l'oubli (Ariettes, par les participes passés), de la réconciliation avec le paysage (Paysages belges) et du repos amoureux (Aquarelles). Les consonantiques semblent quant à elles correspondre d'abord à l'obstination d'une douleur, d'un ennui (Ariettes), puis, pour finir, à l'adoption d'une attitude stoïque :
qui transcende la souffrance ("Jeune jusqu'à la mort !") et répudie l'amour de près. Deux dominantes s'esquissent ainsi, qui coïncident plus ou moins avec les associations partielles qu'on peut faire librement peine, hélas, mort, noirs d'un côté ; pardonnées, égaie, niché; reposez de l'autre, par exemple.
NOTES
(1) Marcel COHEN : "Strophes de chansons françaises", in Europe, janvier 1949, pages 21-38 ("Dans la majorité des chansons ou couplets isolés constituant le répertoire usuel dans l'ensemble de la France, on trouve des combinaisons rythmiques qui consistent en terminaisons consonantiques jouant un rôle suspensif, suivies de terminaisons vocaliques jouant un rôle d'arrêt ou conclusif", page 24) et "Récitation et chant", in Le Français moderne, juillet 1950, pages 189-202. - Marguerite DURAND : "Le bon roi Dagobert", in Le Français moderne, juillet 1950, pages 202-215.
(2) Nous ne pensons pas qu'il faille adopter ici la diction conservatrice de Littré, selon qui la prononciation [elas] "n'est pas à recommander, las n'étant, dans ce mot, que l'adjectif "las" qui ne se prononce jamais [las]". Au dire de Robert, Hatzfeld donne d'ailleurs la prononciation [ela] comme vieillie à la fin du XIXème siècle. Verlaine fait certes rimer "hélas" avec l'adjectif "las" [Sagesse I,3, Les Vaincus, Pensée du soir, Lucien Létinois] mais il l'associe également à "atlas" (Laeti et errabundi]. Verlaine recourt fréquemment à cette licence de faire rimer consonnes purement graphiques et consonnes effectivement prononcées ("vous" et pronom "tous", "fils" et "remis"...), fondée sur la rareté des terminaisons, et nous accepterons donc la prononciation [elas] donnée notamment par le Grand Larousse du XIXème siècle - et confirmée ici, nous semble-t-il, par l'homogénéité des terminaisons consonantiques : cf. note suivante.
(3) La parfaite intégration d'hélas ! dans ce paradigme confirme le caractère consonantique de sa terminaison. Le même paradigme rend compte d'une impression assez générale quant à la tonalité du refrain "Dansons la gigue !". J. Robichez (page 594) parle d'une "résolution d'insouciance, un peu grinçante il est vrai" ; E. Zimmermann (Magies, page 49), d'une "invitation à se griser pour oublier" - du moins pour la dernière occurrence, mais c'est précisément celle qui nous importe ici. De même, pour D. Hillery (page 98), "Dansons la gigue ! has now taken on an air of forced gaiety. The poet puts on a brave face - or pretends to." Et, de fait, la gigue est une danse exclusivement masculine, poursuivie jusqu'à l'épuisement.