LES EPIGRAPHES

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Romances sans paroles est, de tous les recueils de Verlaine, le seul pratiquement à comporter des épigraphes, mais il tend à en réduire le nombre. Dès l'exemplaire d'épreuves, il biffe les citations d'Homère et de Longfellow placées en tête des Ariettes II et III, ainsi que "Au clair de la lune mon ami Pierrot" — qui figurait en tête de la VI — et "Près de la ville de Bruxelle en Brabant (Complainte d'Isaac Laquedem)" — au début de Simples fresques I. Pour l'édition de 1887, il supprime les épigraphes de l'Ariette IV et de Birds in the night, attribuées à un "Inconnu" et tirées en fait de sa propre oeuvre. On devine que ces décisions s'appuient sur quelques solidarités : sont éliminées (des Ariettes surtout) les langues étrangères, le répertoire populaire, puis les auto-citations. Dans le premier cas jouait peut-être le souci de ne pas perturber la logique de la titulation, mais dans les autres ? Contentons-nous d'essayer de justifier les épigraphes maintenues...

Elles ne sont que six : quatre dans les Ariettes oubliées (citations de Favart, Rimbaud, Pétrus Borel et Cyrano de Bergerac) et deux dans les Paysages belges : "Conquestes du Roy (vieilles estampes)" en tête de la section, et un fragment de Hugo au début des Chevaux de bois. Aucune dans les Aquarelles. La raréfaction est aussi progressive dans le recueil même et elle contribue à isoler la dernière section — on peut toutefois supposer que les titres y joueront un rôle analogue.

Le statut de ces épigraphes varie, d'une section à l'autre. Celles des Ariettes sont solidaires d'un paysage, visuel ou sonore. Celles des Paysages belges frappent par une sorte de décalage, par un ton allègre et plaisamment belliqueux qui n'a au premier abord que peu à voir avec la matière des poèmes. Pourtant, l'emprunt fait au Pas d'armes du roi Jean ne peut être séparé du titre Chevaux de bois ni de l'indication de lieu, "Champ de foire de Saint-Gilles...", qui, ensemble, tournent en dérision le tournoi. "Conquestes du Roy" participe du même archaïsme et de la même tonalité héroï-comique — une des composantes de cette section bien au-delà de ces deux points précis.

Bien que l'ariette de Favart, de précéder l'Ariette I, prenne valeur éponyme pour toute la section, les quatre épigraphes des Ariettes oubliées n'ont guère de rapport entre elles et apparaissent plutôt liées aux poèmes qu'elles accompagnent. D. A. De Graaf suggère même, avec quelque apparence de raison, que la lecture de la lettre "Autre, sur l'ombre que faisaient des arbres dans l'eau" (1) est à l'origine de l'Ariette IX. Le titre, en tout cas, a manifestement inspiré les premiers mots du poème. Qu'a pris Verlaine à la Lettre même ? Le seul passage qui renvoyait à sa thématique personnelle, soit le motif de l'eau-l'arbre-l'oiseau :

"Le Rossignol, qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d'un chêne et toutefois il a peur de se noyer..."

En revanche, il a négligé les développements de Cyrano sur les diverses transmutations qu'opère le "miroir fluide", il a refusé la recomposition baroque du monde :

"L'onde n'est pas si ingrate de la visite que ces saules lui rendent ; elle a percé l'Univers à jour, de peur que la vase de son lit ne mouillât leurs rameaux et, non contente d'avoir formé du cristal avec de la bourbe, elle a voûté les cieux et les Arbres par-dessous, afin qu'on ne pût dire que ceux qui l'étaient venus voir eussent perdu le jour qu'ils avaient quitté pour elle..."

tout comme les considérations sur la persistance de l'illusion "retournée" :

"Après avoir découvert que tout ce miracle n'est qu'une imposture des sens, je ne puis encore empescher ma veue de prendre au moins ce Firmament pour un grand lac qui sur la terre flote..."

Rien dans l'ariette ne viendra détromper. Alors que le rossignol de Cyrano se détache vite de son image et que, "son portrait ne lui paraissant plus qu'un rival à combattre, il gazouille, il éclate, il s'égosille...", celui de l'épigraphe restera pour l'éternité figé dans la frayeur.

D'ailleurs, dans le poème même, Verlaine répudie toute psychologie, reprenant de la citation, outre "dans la rivière", deux mots essentiellement : "haut" et "noyer", qu'il va projeter l'un contre l'autre. Indifférent à la critique de l'illusion qui reste inscrite dans "TOUTEFOIS", il élimine même toute allusion au regard pour constituer le paysage en acteur unique — ou, plutôt que le paysage, un dispositif en partie double, qui est déjà celui de la citation (composée de deux phrases qui se répètent largement), mais qui va prendre celle-ci et l'ariette, dans la mesure notamment où toutes deux se terminent presque par le même mot. Il s'agit donc bien plus que du choix judicieux d'une citation, plus même que d'un rapport de source à variation : il y a construction-ensemble, construction d'un ensemble, en grande partie informé par la figure du reflet.

Même à l'échelle du détail, Verlaine exploite la reduplication en fonction de préoccupations spatiales, conformément au motif du miroir qui noie : le contre-rejet interne des prépositions "dans" et "parmi" paraît interpréter l'effet produit par l'adverbe "dedans", qui anticipe le syntagme nominal "dans la rivière" et qui est également marqué, d'ailleurs — par un contre-accent prosodique, un rebond de consonnes, au milieu d'une série allitérative en /d/ : "Le rossignol qui, du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière".

Les trois autres épigraphes peuvent être soumises avec quelque succès à des hypothèses similaires. "Son joyeux, importun d'un clavecin sonore" (Ariette V), surtout, semble bien jouer le rôle d'un générateur prosodique. On retrouve le contre-accent prosodique sur les /s/ dans "Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain...?" et la série des nasales (réduites à /ê/) dans "fin refrain incertain". Ici non plus, la référence n'a pu être trouvée après coup, d'autant que Pétrus Borel (2) poursuivait : "Parle, que me veux-tu ?" alors que Verlaine demande : "Que voudrais-tu... ?", "Qu'as-tu voulu... ?" La citation fait comme un prologue au glissement, écrit une "préhistoire" à l'ariette. Celle-ci prend par ailleurs le contre-pied de Doléance : le son, qui imposait là sa présence pléthorique jusqu'à la redondance ("son... d'un clavecin sonore"), y était étroitement lié à l'instrument, notamment par le contre-accent prosodique. Le poème défait cette solidarité par le "tandis que" et, dans la phrase qui se faufile péniblement d'initiale de vers en initiale de vers ("Le piano...// Luit...// Tandis qu'...// Un air...// Rôde..."), l'air essaie vainement de s'imposer mais meurt avant d'avoir délivré son message — car il en est la dissipation. Le rapport entre les deux textes approche ainsi de la contradiction : ne dirait-on point que "bien vieux, bien faible et bien charmant" nie "joyeux, importun" ? Quelque chose avait été posé, qui s'efface en même temps que l'air.

"Le vent sur la plaine// Suspend son haleine" est à la fois en tête de la section (le nom de Favart précise le titre Ariettes oubliées et le texte même de la citation insiste sur le thème de l'air) et en tête de la première Ariette. Pour celle-ci, le lien se fait surtout avec la dernière strophe : "haleine" prépare "s'exhale" et nous retrouvons par deux fois, sous les accents, de /ã/ à /en/ ("Le vent... plaine"//"Suspend... haleine"), une dénasalisation à l'oeuvre dans la dernière strophe : "... se lamente// En cette plainte dormante"/ "La mienne, dis, et la tienne". L'épigraphe inspire encore une fois la prosodie. Est-ce un hasard qu'elle le fasse au moment où le "bas" l'emporte, après la noyade ? Rappelons que ces deux vers de Ninette à la Cour étaient pris dans une opposition entre le haut et le bas — mis pour la cour et le village —, la suite étant :

Mais il s'excite
Sur les coteaux ;
Sans cesse il agite
Les orgueilleux ormeaux (3).

La sélection fait encore sens.

Prétendre qu'"Il pleut doucement sur la ville" a déterminé la prosodie et fourni le vocabulaire de l'Ariette III ressemble à une plaisanterie, tant la phrase est anodine. Mais peut-être est-ce son "prosaïsme" même, et le fait qu'elle se résume à une information météorologique, qui sont pertinents. L'épigraphe se borne à installer, cette fois encore, la dominance de l'impersonnel. Cependant, l'attribution à Rimbaud refait une histoire personnelle (de pair avec la dédicace à laquelle il fallut renoncer). Elle crée une tension et, avant tout, un dialogue : "Il pleut doucement sur la ville. — Il pleure dans mon coeur// Comme il pleut sur la ville". Doucement. Ce qui se continuait et s'inversait dans "De la douceur, de la douceur, de la douceur (Inconnu)", épigraphe de l'ariette suivante dans l'édition originale : du constat météorologique à l'exigence affective (les pleurs sont retournés de même dans "Du moins nous serons, n'est-ce pas ? deux pleureuses", vers 4), et de l'apocryphe à l'anonyme. Il y avait comme un aveu dans ce couplage avec un poème trop clairement homosexuel. La deuxième épigraphe supprimée, il subsiste seulement un fonds de vocabulaire commun : "pleure"/"pleureuses", "doux"/"douceur", "ne savoir"/"sans même savoir".

Les épigraphes, au moins dans la première section, ne signalent donc pas de simples rencontres ou références, choisies au hasard des lectures. Les poèmes ont été écrits "elles étant là" — comme Rimbaud. Et elles en sont parties intégrantes, comme l'étaient celles qui introduisaient Birds in the night — en particulier l'extrait de La Bonne Chanson, III, qui composait avec le poème une palinodie. Dans toutes ces occurrences, nous avons affaire à plus que des citations : à un travail, à une élaboration à partir d'un autre texte. Ce travail, se faisant poème par poème, prend des formes variées et exclut apparemment (sauf pour les Ariettes III et IV) toute interaction entre épigraphes comme il y en avait entre titres. Cependant, comme le phénomène est propre aux Romances sans paroles et, en particulier, aux Ariettes oubliées, on est en droit de se demander s'il ne révèle pas quelque chose d'important quant au fonctionnement de ces poèmes. Les quatre premières épigraphes ne fournissent aux Ariettes I, III, V et IX que la donnée externe : vent, pluie, bruit, reflet qui abuse. Le poème se construit comme une réaction du "je" à cet élément impersonnel ou, plutôt, constitue cet élément en pôle impersonnel à l'intérieur de figures doubles : extase en I, comparaison en III, interrogation en V, miroir en IX. D'où sans doute la disparition des épigraphes qui provenaient des précédents recueils — et, auparavant déjà, l'absolue nécessité de signer "Inconnu", de répudier toute continuité avec la vie ou l'oeuvre antérieure. D'où aussi l'inéluctabilité de la palinodie, dans le cas de Birds in the night : la conception même de l'épigraphe portait à ce reniement. D'où enfin les épigraphes héroï-comiques de Paysages belges, qui proposent un pôle impersonnel d'un autre type : au lieu du paysage, un masque, un rôle. Cette distanciation induit peut-être une dégradation de l'épigraphe, ce qui expliquerait sa disparition par la suite. Mais nous serions plutôt tenté de penser que les titres anglais prennent le relais, tout au moins en ce qui concerne le rapport à la prosodie. L'emprunt à une langue étrangère fournissant l'élément externe dont le poème a besoin pour son départ. A suivre cette hypothèse, on pourrait être amené à reconsidérer l'ensemble des indications liminaires, y compris le titre du recueil. Romances sans paroles n'est pas un leitmotiv, mais un pré-texte posant ce contre quoi les poèmes vont se construire : un élément à la fois négatif et consubstantiel, le dehors indispensable à la réversibilité.

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NOTES

(1) CYRANO de BERGERAC, Lettres, edizione critica a cura di Luciano Erba, Milano, 1965 : Lettre VII, pages 37-39.

(2 Les deux premiers quatrains de Doléance (Rhapsodies, 1832) sont donnés par G. Zayed, page 297, ainsi que par D. Hillery, page 79.

(3) Pour le texte intégral de l'ariette, voir Pléiade, page 1001.