INCIPIT

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Entrons dans les textes. L'incipit cependant, ce ne sont pas seulement les premiers mots d'un poème : c'en est un moment si décisif qu'il peut éventuellement se substituer au titre pour rappeler l'ensemble. N'avons-nous pas vu, par exemple, se nouer des rapports privilégiés entre les deux dans trois au moins des Aquarelles ? Et le titre de la Lettre de Cyrano venir informer le premier vers de l'Ariette IX ? La valeur en est ainsi à la fois "interne" et "externe", il tient encore à l'avant-texte. Il y a dans cette connivence une présomption de parenté. Ici, nous nous contenterons de supposer que, comme les titres, les incipit forment un paradigme et ont le pouvoir de faire interagir les poèmes, par conséquent de construire le recueil — bien plus fortement que de simples récurrences épinglées sans considération aucune de la position.

Un regroupement s'esquisse dans les premières Ariettes, à partir des formes impersonnelles, ou plutôt "d'impersonnalisation" :

C'EST l'extase langoureuse (Ariette I)
IL PLEURE dans mon coeur (Ariette III)
IL FAUT, voyez-vous, nous pardonner les choses (Ariette IV)

Dans les deux derniers cas, seuls les premiers mots (et "les choses") sont strictement impersonnels mais, de même que "C'est l'extase" efface un je ou un nous, "Il pleure dans mon coeur" récrit un "je pleure", comme le manifeste le possessif maintenu, tandis qu' "Il faut... pardonner les choses" tient subordonnés à la fois un vous et un nous qui inciteraient à lire "Vous devez nous pardonner". Il s'agit davantage d'une confrontation (gommée) ou d'un conflit tournant au désavantage des formes personnelles que d'une hégémonie pure et simple de l'impersonnel. Aussi l'incipit de l'Ariette II, "JE devine, à travers un murmure", n'est-il pas là pour former contraste. Le poème, notamment par les incipit de strophe, sera tout entier tendu vers l'impersonnalisation : "JE devine...", "Et MON âme et MON coeur...", "O mourir..." En même temps, ce je minoritaire fait transition entre "C'est l'extase", dépourvu de toute marque explicite de personne, et "Il pleure dans mon coeur", qui en admet une. Cette organisation suggère une interaction entre le paradigmatique des incipit et la syntagmatique du poème. De surcroît, elle confirme, en le compliquant, l'effet des épigraphes impersonnelles.

A l'autre bout des Romances sans paroles, les trois dernières Aquarelles commencent par des pronoms personnels :

VOUS n'avez rien compris à ma simplicité (Child wife)
J'ai peur d'un baiser (A poor young shepherd)
ELLE voulut aller sur les flots de la mer (Beams)

A quoi l'on pourrait ajouter, peu auparavant, la première personne du pluriel : "Dansons la gigue !" de Streets I. Le recueil paraît ainsi se composer comme le récit d'une victoire remportée sur l'impersonnalisation.

Bien qu'associé au passé simple ("voulut"), le ELLE final n'a en effet rien à voir avec la "non-personne" de Benveniste (1) car il n'y a pas anaphore ici, le pronom étant uniquement défini par son rapport à nous. C'est un elle spécifique à la poésie amoureuse, qui a presque toutes les caractéristiques d'un pronom personnel (au sens de Benveniste), ou d'un nom propre. On peut toutefois penser qu'il surgit ici, in fine, contre le vous et le je identiquement disqualifiés des poèmes précédents. Nous assisterions donc moins à un retour triomphal des formes personnelles qu'à leur subjugation par le Elle fabuleux que leur faiblesse suscite. Le nous dominé de Beams étant le témoin de cet échec relatif, dans le cadre de l'interaction paradigmatique/ syntagmatique ou incipit / poèmes. Le dernier poème en viendrait ainsi à inverser le rapport entre nous et elle tel qu'il se dessinait dans Streets I : "Dansons la gigue ! (...) Elle avait des façons vraiment..." Même troisième personne sans référence, mais la confiance se substitue à la rupture. Ce qui pose la question de la place à faire, dans ce sous-système pronominal des dernières Aquarelles et entre deux nous pareillement indéterminés, au vous de Child wife et au je de A poor young shepherd : l'interprétation biographique (Mathilde/ Verlaine) ne perd-elle pas de son évidence, malgré le rapport avec le elle de Ariette V ?

"C'est le chien de Jean de Nivelle" (Ariette VI), rappelant "C'est l'extase...", se rattache à la même série impersonnelle. Si l'on songe à la suite de la chanson d'origine ("Qui fuit quand on l'appelle"), ne pourrait-on d'ailleurs rapprocher ce "chien" de l'extase, qui est aussi fuite ? Plus loin, nous trouverons : "La fuite est verdâtre et rose" (Simples fresques I)...

Quant à l'incipit de Birds, "Vous n'avez pas eu toute patience", il se trouve fort logiquement en rapport avec celui de Child wife, au plus proche de la biographie.

"Tournez, tournez, bons chevaux de bois" (Chevaux de bois) est à rapprocher, grammaticalement et sémantiquement, de "Dansons la gigue !" (Streets I) : ces deux impératifs préparent l'arrivée des pronoms sujets initiaux tandis que tournoiement et danse, soit conjurent un instant la fuite évoquée dans les poèmes précédents (Simples fresques, Spleen), soit la transposent en un mouvement "sur place".

La confrontation fait donc apparaître, ici et là, des couplages, voire l'esquisse de séries, mais, à ce stade du moins, il est probablement vain d'espérer découvrir une organisation qui relierait tous les poèmes de proche en proche. Quelques hypothèses tout de même :

· A la fin des Ariettes, la préposition "dans", marquée d'anticipation, enchaîne "DANS l'interminable// Ennui de la plaine" (Ariette VIII) et "L'ombre des arbres DANS/ la rivière embrumée" (Ariette IX). Cette insistance sur l'inclusion répond peut-être au premier incipit : "C'est l'extase..." ? Au paysage de l'effusion s'opposerait le paysage-déjà-là, qui emprisonne. DANS réapparaît avec Charleroi, "DANS l'herbe noire", mais surtout avec Streets II, "O la rivière DANS la rue !", qui inverse l'incipit de l'Ariette IX : la rivière emprisonnée contre la rivière captatrice.

Peut-on aller jusqu'à risquer l'hypothèse d'un écho entre les incipit des deux Streets, "DANSons la gigue !" et "O la rivière DANS la rue !" ? Après tout, danse et rivière, en même lieu, participent d'une même volonté d'oubli.

· Les deux Simples fresques, quant à elles, débutent par des phrases parallèles : "La fuite est verdâtre et rose", "L'allée est sans fin", et ce parallélisme, ajouté au couplage par le titre, tend à rapprocher les significations de "fuite" et d'"allée", à rappeler les verbes quasi synonymes sous les substantifs éloignés. Mais, dans ces Paysages belges, le fait le plus saillant est que la première strophe de Malines, le poème final,

VERS les PRES, le vent cherche noise
Aux girouettes, détail fin
Du château de quelque échevin,
Rouge de BRIQUE ET bleu d'ardoise,
VERS les PRES CLAIRS, les prés SANS FIN...

récrit la plupart des incipit de la section : "BRIQUES ET tuiles" (Walcourt), "DANS L'HERBE NOIRE" (Charleroi, contredit terme à terme par "Vers les prés clairs"), "L'allée est SANS FIN" (Simples fresques II). "Rouge de brique et bleu d'ardoise" pourrait même répondre à "La fuite est verdâtre et rose" (Simples fresques I). L'opposition est particulièrement nette en ce qui concerne Charleroi (VERS, dans ce terme à terme, s'inscrirait contre la série des DANS) et l'on pourrait être tenté de l'étendre à "Le vent profond/ Pleure..." / "le vent cherche noise". Le poème final retravaille ainsi l'ensemble des Paysages belges : nous verrons plus loin en quel sens.

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NOTES

(1) E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, I, page 256 : "La "troisième personne"est bien une "non-personne""(voir aussi page 228 et II, page 99), mais le ELLE de Beams n'est pas un pronom représentant et "ne peut être pensé hors d'une situation posée à partir de JE"..