INDICATIONS DE LIEU ET DE DATE
Les indications de lieu et de temps données en fin de poème ou de section, bien que lacunaires, sont d'abord à lire ensemble. De mai 1872 au 4 avril 1873, le recueil couvre à peu près une année. Comme La bonne chanson. Mais là, c'étaient des poèmes qui disaient la succession des saisons, en rapport avec des états d'âme, depuis : "Un jour de juin que j'étais soucieux" (B. C. III) jusqu'à : "L'hiver a cessé... J'ai depuis un an le printemps dans l'âme... Que vienne l'été !" (B. C. XXI). Pareillement, dans Sagesse III, après l'hiver de Le son du cor..., le printemps s'installera, de La bise se rue à L'échelonnement des haies, en attendant l'été du poème final, C'est la fête du blé... Ici, bien qu'on aille selon les dates d'un printemps à un autre, les paysages ne se succèdent pas selon le cycle naturel. Il n'y a même pas concordance entre le poème et la saison présumée : l'Ariette VIII, de "mai, juin 1872" selon toute apparence, évoque la neige ; un Paysage belge d'août (Simples fresques I), des "apparences d'automne". Verlaine est ici indifférent à la symbolique traditionnelle, à l'exception de Beams : le poème-clausule entre en effet dans un paradigme des finales exultants, des étés radieux, avec ses homologues de La bonne chanson et de Sagesse. Cela non plus cependant, n'a rien à voir avec la datation.
La première date, "Mai, Juin 1872", figure juste après l'Ariette IX. Position ambiguë : se rapporte-t-elle à toute la section ou au dernier poème seulement ? Selon certains, l'Ariette VIII commémorerait un voyage fait en Belgique en décembre 1871 ; la III, en revanche, aurait été écrite en Angleterre, soit en septembre 1872 au plus tôt ; la VI enfin serait la Nuit falote dont il n'est question dans la correspondance qu'au mois de décembre suivant [Bouillane de Lacoste et Saffrey, page 638, note 1 ; voir aussi Zayed, 1982]. Mais comment expliquer qu'il eût fallu deux mois pour écrire la courte Ariette IX et, surtout, que ne soient pas concernées par la datation les Ariettes I et V, publiées précisément en mai et juin 1872 ? J. Robichez, tout en suggérant que Verlaine ait pu songer à "dater deux états d'âme successifs, puisque cette opposition est précisément le thème de (la dernière) ariette", préfère "(se) rallier à l'opinion générale : Verlaine a voulu dater la série de neuf ariettes" [éd. Garnier, page 588 ; nous donnerons, quant à nous, une autre interprétation de l'opposition des temps dans ce poème]. Quoi qu'il en soit, faute de preuves, rien n'autorise à taxer Verlaine de mensonge. Mais peut-être les lacunes de la datation et l'équivoque à laquelle prête cette première indication ont-elles été conçues pour donner l'illusion que le recueil respecte l'ordre chronologique, cela sans avoir à aller contre la vérité... Le caractère global de la mention est en outre conforme à la solidarité des Ariettes, confondues en un bloc par leur numérotation discrète.
En effet, alors que Birds in the night est de "Septembre-Octobre 1872", les Ariettes sont de "Mai, Juin". Le trait d'union note une continuité de l'écriture, à cheval sur deux mois ; la virgule, non. Si elle ne s'explique pas par une opposition, comme J. Robichez en suggérait la possibilité, elle ne peut guère que refléter le discontinu, A L'INTERIEUR de la section, de poèmes qui seraient de mai ou de juin à chacun s'appliquerait une de ces dates, mais il n'y aurait pas eu élaboration suivie d'un ensemble de poèmes. Cela ne ferait qu'un "paquet". A la limite, la succession dans le recueil pourrait même ne pas être conforme ou être indifférente à l'ordre de composition. La virgule peut enfin suggérer une impression d'incertitude ("Mai, Juin", approximativement), en liaison avec l'oubli évoqué par le titre. Un effet de passé.
Chaque section en vient ainsi à esquisser une relation différente à la temporalité. Référés eux aussi à une durée de deux mois, les Paysages belges sont presque tous datés, se présentant comme autant de stations (Charleroi est le seul à faire exception, mais peut-être pour une raison contingente : l'absence de manuscrit). Cela participe d'une volonté de situer, poème par poème, étape par étape, comme le font déjà les titres et comme y contribuent deux indications de lieu :
Walcourt | juillet 1872 |
Charleroi | Æ |
Bruxelles, Simples fresques (I et) II | Estaminet du Jeune Renard, août 1872 |
Bruxelles, Chevaux de bois | Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872 |
Malines | août 1872 |
Celles-ci précisent quitte à déplacer quelque peu "Bruxelles". Nous avons déjà parlé de la seconde, mais dans la première également, "ESTaminet", qui a été substitué à "auberge", est en rapport avec les épigraphes : il conforte et la prosodie et l'archaïsme ironique de "ConquESTes du Roy (Vieilles ESTampes)".
Toujours sur deux mois, Birds in the night fait une équivalence entre "Bruxelles-Londres" et "Septembre-Octobre", par le tiret. Sur le modèle de l'indication de temps, entre les Paysages belges et les Aquarelles déjà préfigurées par le titre anglais, la succession des capitales organise une transition entre sections. Continuité et dualité inséparablement.
Aquarelles, enfin, est de toutes les sections la moins datée. L'indication "2 avril 1873" a été supprimée après Child wife. Comme les deux Bruxelles, les deux Streets sont précisés (par "Soho" et "Paddington"), ce qui renforce la similitude, mais cette fois la date manque. De Green à A poor young shepherd (celui-ci antérieur à Child wife qui le précède pourtant dans le recueil s'il a effectivement été écrit à l'occasion de la Saint-Valentin), le flottement est d'autant plus grand que la règle des deux mois ne s'applique plus : il s'en écoule cinq ou six entre Birds et Beams. On peut soupçonner désordre et hétérogénéité, mais aussi se demander si, malgré Child wife, le rapport à l'histoire personnelle n'est pas en train de se distendre. Ou bien, au contraire, supposer que la datation ne s'impose plus parce qu'on rejoint le présent de l'écriture (celle du recueil), toutes les indications précédentes n'étant que des marques du passé d'un "passé dans le recueil", par rapport aux Aquarelles finales. La mention du "4 avril 1873", à la fin de Beams, par sa précision et par sa position, noterait le moment où la datation coïncide enfin avec le temps de l'énonciation : le moment de l'achèvement du recueil. Toutes les vectorisations que nous avons commencé de relever se confortant de cet effet de clôture. L'indication ressemble d'ailleurs d'autant plus à un point final, à une signature, que, confirmant ce que suggéraient les titres, elle oppose Beams à Birds in the night : "Douvres-Ostende" inverse le trajet "Bruxelles-Londres" (1), fait retour.
Mais Beams a une autre particularité : celle d'employer exclusivement imparfait et passé simple. En antithèse aux présents qui se détruisent de l'Ariette I, cette conversion au récit autorise une continuité mais, intervenant au moment où l'indécision se fait plus forte que jamais entre date de l'impression ou de l'événement et date de composition, elle produit d'étranges effets. S'agirait-il d'éviter une coalescence des temps de l'énonciation et de l'énoncé ? Pourtant, l'indication finale, la référence à une traversée en bateau ("... à bord de la Comtesse-de-Flandre"), dans la mesure même où elle permet de l'interpréter, dénonce la fiction comme une transposition de la réalité, suggère que ce qui s'énonce au passé est contemporain de l'écriture du poème. Coïncidence, disjonction : la fable est, de façon indécidable, du présent et du révolu, du fictif. Les choses sont même encore compliquées par le dernier vers :
Elle reprit sa route et portait haut la tête. |
qui réussit à éterniser le mouvement grâce à un imparfait d'inachèvement, qui prolonge indéfiniment le "(re-)inchoatif" du passé simple, et à une finale consonantique suspensive. Il demeure de l'inachevé. Mais n'est-ce pas l'ambivalence de Beams, qui raconte un trajet en cours et conclut même, conclut une régression ? Grand écart : tout est fini et ininterrompu à la fois.
Et n'est-ce pas aussi l'ambiguïté de toute la datation ? Elle parvient à fonder sur du lacunaire une apparence de continuité chronologique, mais ne cesse de miner cette linéarité en ménageant pour chaque section un rapport spécifique au temps et à l'énonciation.
NOTES
(1) Mais, de l'un à l'autre, le trait d'union change de valeur : il relie ici deux séjours successifs, là deux points entre lesquels se déroule la fable - un trajet.