LES METRES
1. heptasyllabes et alexandrins
3. tétrasyllabes, pentasyllabes et octosyllabes
Avec Romances sans paroles, le mètre est devenu une variable parmi d'autres. Ce qui le rend disponible pour la signifiance. Mais ce qu'on a confondu avec la "variété", avec l'hétérogénéité absolue. Ainsi Pierre Martino [pages 110-111] :
"Ce sont vingt-trois systèmes de strophes différents, vingt-trois combinaisons de rythmes, dont aucune n'est tout à fait semblable à aucune autre. Des distiques, des tercets, des quatrains, des quintils, des sixains ; des quatrains surtout. Vers de 12 syllabes, de 11 syllabes, de 10, de 9, de 8, de 7, de 6, de 5, de 4. Des pièces courtes, des pièces longues... C'est déjà une singulière variété ; mais elle n'a pas suffi à Verlaine (...) (Il) écrit des séries de strophes à rime uniquement masculine ou bien féminine, des séquences de strophes où la stance masculine alterne avec la féminine. Il abandonne même, au besoin, la rime pour se contenter de l'assonance ; il a des espèces de contre-rimes, des fausses rimes (...) Tout cela témoigne bien de l'intention de faire des Romances sans paroles une sorte d'album de spécimens de tous les meilleurs rythmes poétiques, un cahier d'exercices sur des airs nouveaux."
Comment concevoir une quelconque organisation dans ce catalogue où "l'indice de variété" serait de "cent pour cent", dans "ce pullulement de formes rythmiques" qui aurait pour effet, au moins indirect, d'enlever à l'alexandrin "son prestige de grand beau vers, son droit à être dit le rythme français par excellence" ?
Mais bien au contraire, apparemment insoucieux des fins dernières de la poésie et aveugle à la libération qui se chercherait là, Verlaine redonne tout son lustre à l'alexandrin dans Romances sans paroles, en lui confiant le privilège d'organiser la dernière section. Sans le malmener le moins du monde (1). Partons donc de cette remarque pour examiner comment se distribuent les mètres dans le recueil.
Ariettes oubliées |
I II III IV V VI VII VIII IX |
7-syllabe 9-syllabe 6-syllabe 11-syllabe 10-syllabe 8-syllabe 8-syllabe 5-syllabe alexandrin et 7-syllabe |
3 + 6 5 + 6 4 + 6 6 + 6 |
Paysages belges |
Walcourt Charleroi S. fresques I S. fresques II Ch. de bois Malines |
4-syllabe 4-syllabe 7-syllabe 5-syllabe 9-syllabe 8-syllabe |
4 + 5 |
Birds in the night |
10-syllabe | 5 + 5 | |
Aquarelles |
Green Spleen Streets I Streets II Child wife A poor young shepherd Beams |
alexandrin 8-syllabe 8-syllabe (et 4-syllabe) 8-syllabe alexandrin et 6-syllabe 5-syllabe alexandrin |
6 + 6 6 + 6 6 + 6 |
Ce qui frappe en premier lieu, si l'on se souvient de l'organisation du thème de "l'eau, l'arbre, l'oiseau", c'est que deux mètres seulement investissent les mêmes positions : les poèmes-cadre de la première et de la dernière section, et le poème "central" des Paysages belges (à quoi s'ajoute Child wife, mais nous y reviendrons).
Ce sont l'heptasyllabe et l'alexandrin qui, se complétant et se chevauchant, confirment ensemble cette construction selon un schéma :
(O....Æ ) (..O..) (/.../) |
L'HEPTASYLLABE apparaît seul dans l'Ariette I et dans Simples fresques I, en composition dans l'Ariette IX. Ce sont les trois poèmes qui utilisent le motif de l'oiseau dans l'arbre, dans sa définition la plus stricte. La superposition dégage donc un thème spécifique, présent même dans l'Ariette finale, pourtant hétérométrique :
C'est, vers les ramures grises, Le choeur des petites voix. (Ariette I, vers 5-6) Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. (Ariette IX, vers 3-4) Des petits arbres sans cimes Où quelque oiseau faible chante. (Simples fresques I, vers 7-8 |
Mais si, pour noter ces convergences, nous avons dû citer un des alexandrins de l'Ariette IX, c'est sans doute qu'il s'agit, non d'une constante sémantique (le mètre est a-sémantique), mais d'une relation bi-univoque du mètre et du motif à la construction. Le thème de l'arbre à l'oiseau et l'heptasyllabe s'affirment tous deux, mais en quelque sorte séparément, en exploitant ou plutôt en définissant les mêmes positions fortes.
L'ALEXANDRIN encadre donc la dernière section, Aquarelles. Pour certains, obsédés par la recherche de variété, par les "expérimentations" métriques et par l'impair, ce retour au mètre classique représente sans nul doute un affadissement par rapport aux Ariettes et seuls peut-être les premiers vers de Green les empêchent d'exprimer nettement leur sentiment (2). D'autres associent cet alexandrin au repos, à la monotonie ou à l'euphorie, corollaires obligés de la régularité métrique dans tant de commentaires. Il est vrai que Green et Beams apparaissent comme des poèmes d'amour heureux au moins par contraste avec les autres Aquarelles mais c'est ce qui importe ici. On sent bien cependant qu'il s'agit de deux amours bien différents et, surtout, il est impossible d'assigner la même valeur aux alexandrins qui figurent dans des strophes hétérométriques : ceux de l'Ariette IX et, plus encore, de Child wife, véritable diatribe. Est-ce à dire que l'alexandrin perd en composition des "propriétés sémantiques" qu'il posséderait isolé ? On peut plutôt penser que, même dans Green et dans Beams, l'essentiel de sa valeur tient à son rapport à la structure du recueil, est indissociable de la fonction organisatrice qui lui est dévolue.
L'Ariette IX, qui fait alterner les deux mètres, constitue le pivot de cette organisation et lui sert de révélateur. On pourrait en opposer le schéma 12/7/12/7 au schéma 12/6/12/6 de Child wife. Dans un cas, le mètre court, impair, s'associe à la chute et à l'échec, à la fois parce qu'il coïncide avec la courbe descendante de l'intonation assertive (rythme de hauteur) (3) et parce qu'il souligne des mots comme "meurt", "se plaignent" ou "noyées" ce dernier pris dans une opposition du haut au bas qui sémantise la dernière alternance métrique :
Et que tristes pleuraient dans les hautes
feuillées Tes espérances noyées. |
En revanche, dans Child wife, l'hexasyllabe pourrait être omis au moins sept fois sur dix sans dommage pour la cohérence sémantique et grammaticale du poème :
Vos yeux qui ne devaient refléter que
douceur, (Pauvre cher bleu miroir,) Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur, (Qui nous fait mal à voir.) Et vous gesticulez avec vos petits bras (Comme un héros méchant,) En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas ! (Vous qui n'étiez que chant !) Car vous avez eu peur de l'orage et du coeur (Qui grondait et sifflait,) Et vous bêlâtes vers votre mère -ô douleur !- (Comme un triste agnelet.) |
Les comparaisons ou métaphores qui disparaîtraient ne font guère que développer certains termes des alexandrins ("refléter", "lamentable", "crie", "orage", "bêlâtes"). La plupart du temps, l'hexasyllabe appuie l'invective, enfonce le clou, sans plus :
Vous n'avez rien compris à ma
simplicité (Rien, ô ma pauvre enfant !) |
Seule la dernière strophe exige tous les vers :
Et vous n'avez pas su la lumière et
l'honneur D'un amour brave et fort, Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur, Jeune jusqu'à la mort ! |
mais même dans ce cas, l'hexasyllabe se borne à prolonger l'alexandrin, à parachever un crescendo. Il participe d'une écriture paroxystique (ou simplement outrée) qui a besoin d'agrandir le cadre de l'alexandrin sans le faire éclater. D'où le choix, pour ces débordements, d'un mètre qui s'apparente à un "troisième hémistiche", ainsi que d'un schéma de rimes ABAB qui épouse l'alternance métrique, ce qui permet de repousser la frontière la rime B apparaissant comme un doublet décalé de la rime A. L'invective ne produit que du même, comme en témoigne encore le recours, par trois fois, à des rimes en /öR/ (la proportion de rimes consonantiques masculines en "-r" est de loin la plus forte du recueil) et, par deux fois, à des rimes en /ã/.
Cette opposition secondaire entre heptasyllabe qui défait et hexasyllabe qui insiste (dans le cadre d'un "hyper-alexandrin" ?) nous semble éclairer l'opposition, constructive du recueil, entre heptasyllabes initiaux et alexandrins finals. D'un côté, un mètre "impair" qui informe le thème de départ, celui du glissement vers le bas et de "l'arbre à l'oiseau" ; de l'autre, le mètre par excellence, qui informe les seuls poèmes euphoriques de Romances sans paroles. Lorsque les deux se heurtent dans l'Ariette IX, il est logique que le contraste, tournant provisoirement au profit de l'heptasyllabe, raconte le haut pris dans le bas, le reflet-noyade. A l'inverse, Child wife est condamné à énoncer l'impossibilité du miroir (vers 5-6), en même temps que le triomphe de l'amour (strophe finale).
Il serait difficile de mettre au jour cette articulation de deux mètres que rien dans la tradition ne prédisposait probablement à un tel rapprochement si elle ne concordait avec d'autres phénomènes remarquables de distribution. L'heptasyllabe a peut-être été choisi en raison des oppositions qu'il offre à l'alexandrin (mètre simple vs mètre complexe, une syllabe de plus suffisant par ailleurs à le distinguer de l'hémistiche), mais c'est d'abord la composition qui crée l'interaction.
* *
Notre second constat aura trait aux mètres complexes. Aucun n'est répété, hormis l'alexandrin, et pourtant ils se distribuent selon des règles strictes, en rapport avec le découpage en sections. Les Paysages belges et Birds in the night regroupent à peu de distance les deux mètres x + 5 : l'ennéasyllabe de Chevaux de bois et le décasyllabe de Birds. Ensuite viendront les trois alexandrins d'Aquarelles, seuls mètres complexes de la section, mais, auparavant, les Ariettes comptaient un ennéasyllabe 3 + 6, un hendécasyllabe 5 + 6, un décasyllabe 4 + 6 et un alexandrin (6 + 6). Tous les mètres jusqu'à l'octosyllabe compris étant simples (sans césure) et le mètre de 13 syllabes restant à inventer, la première section se trouve rassembler la totalité des mètres en x + 6 possibles à telle enseigne qu'on est tenté de leur adjoindre l'hexasyllabe de l'Ariette III, interprété comme un 0 + 6. Même exhaustivité d'ailleurs en ce qui concerne les x + 5, en l'absence d'un hendécasyllabe 6 + 5. Ainsi s'explique accessoirement la distribution des deux sortes de décasyllabes et d'ennéasyllabes. D'autre part, chacune des séries x + 6 et x + 5 s'achève sur le mètre binaire, alexandrin ou taratantara, qui semble faire "borne".
On peut mettre en évidence, à partir de là, quelques phénomènes secondaires :
¨ une consolidation de la division en sections, celles-ci coïncidant très exactement avec le champ de validité des règles d'exhaustivité et d'exclusion. Si Birds fait apparemment exception d'être isolé alors qu'il est comme le complément logique des Paysages belges, c'est peut-être qu'il produit du complexe binaire, juste avant l'alexandrin qui ouvre les Aquarelles, et qu'il tient ainsi aux deux sections autant qu'il s'en distingue.
¨ nous assistons d'autre part à une simplification, à partir d'une forme d'exhaustivité première. Les Ariettes se caractérisent par la présence de tous les x+6 possibles, ainsi que de tous les mètres simples de 5 à 8 syllabes : soit quatre mètres simples et quatre mètres complexes. Elles offrent ainsi tous les vers de 5 à 12 syllabes, hormis le 4 + 5 et le 5 + 5 qu'admettra seule la section centrale. En outre, jusqu'à l'Ariette VI comprise, chaque poème est écrit dans un mètre nouveau et, hormis pour l'hepta- et pour l'octosyllabe, l'effet d'originalité incessante ne sera jamais annulé. C'est seulement avec l'Ariette VII qu'il se produit une répétition : celle du mètre de huit, déjà employé dans le poème précédent.
Cette variation, qui va sans doute avec un effet de brouillage, est nettement moins ample dans les Paysages belges : quatre mètres simples, plus un seul mètre complexe. Cette deuxième section commence en outre par deux poèmes de mètre identique. De Walcourt à Malines se succèdent cependant toutes les longueurs de 4 à 9 syllabes, à la seule exclusion logique du 6 ; Birds ne fait que continuer la série, en poussant jusqu'au mètre de 10 syllabes. Les Aquarelles, qui cessent d'ailleurs de décliner tous les mètres possibles à l'intérieur d'une certaine "fourchette", restreignent encore la gamme : elles se limitent pour l'essentiel aux vers de 5, 8 et 12 syllabes (ceux de 4 et de 6 n'intervenant qu'en association avec les deux derniers), ce qui aboutit à une différenciation jusqu'ici inconnue. Cette lisibilité nouvelle contribue peut-être autant que la dominance des mètres "classiques" à la poétique apparemment réductrice de cette section.
¨ on peut supposer une forme d'irréversibilité, chaque série complexe s'effaçant quand elle a épuisé les possibles et produit "son" binaire.
¨ Les cinq premières Ariettes se trouvent apparentées, non parce qu'elles relèveraient des mêmes catégories métriques (la première n'obéit justement pas à la même logique que les suivantes), mais parce qu'elles participent de deux sous-systèmes dont la raison ultime et commune est de se définir CONTRE, et, en même temps, d'aller VERS l'alexandrin. L'heptasyllabe est un "anti-alexandrin" dans la stricte mesure où il est en concurrence avec celui-ci dans la définition d'un cadre métrique ; les mètres "non-6 + 6" le sont aussi parce qu'ils appellent l'alexandrin comme leur limite, qui les justifie au moment même où il se substitue à eux. Ce sont ensemble des mètres qui portent en eux-mêmes la raison de leur effacement. Romances sans paroles élève ainsi un monument au mètre royal, et la marche sur les eaux n'est rendue possible que par les noyades oubliées.
Une catégorie telle que celle de l'impair en perd du même coup tout caractère opératoire, même si le recueil s'ouvre sur un heptasyllabe, suivi d'un ennéasyllabe. Y recourir conduirait à couper ces deux mètres de ce qui les fonde séparément : leur rapport différent à l'alexandrin QUI VA VENIR. Ce serait substantialiser des variables du "non-6" ou du "non-6+6" en négligeant la valeur constructive/ construite du mètre. Nous reviendrons sur ce point in fine.
* *
Il nous reste en effet à examiner trois paradigmes, dont la relation à la structure du recueil sera inévitablement moins forte puisque la plupart des positions marquées sont déjà occupées. Il s'agit notamment des deux mètres les plus brefs, le tétra- et le pentasyllabe. Ce qui pose aussi un problème de catégorisation : Claude Cuénot [1963, pages 402 et suivantes] et Eléonore Zimmermann [1967, page 16 et suivantes], par exemple, ont isolé une classe de "mètres courts" où le premier met l'hexasyllabe, la seconde y comprenant aussi l'heptasyllabe. Cela sans profit pour l'analyse de Romances sans paroles, puisque :
"le mètre court réservé jusqu'ici aux chants de l'âme et, selon la tradition, aux pirouettes, peut servir à presque tout exprimer. (...) Ce qu'il exprime n'est pas fondamentalement différent de ce que nous trouvons dans un poème en vers de neuf syllabes comme Je devine à travers un murmure ou un vers de huit syllabes comme O triste, triste était mon âme, Vers les prés le vent cherche noise ou Streets I". {E. Zimmermann, ibidem, page 36]
Ou que ces mètres "n'ont pas de signification esthétique vraiment nette, sauf peut-être le pentasyllabe" [C. Cuénot, ibid., page 407]. Evitons donc de les agréger a priori et considérons-les l'un après l'autre.
LES TETRASYLLABES apparaissent surtout dans deux poèmes consécutifs, Walcourt et Charleroi. Ce qui incite à la superposition thématique : E. Zimmermann [page 78] parle d'un "rythme de marche", tout comme Cl. Cuénot, qui ajoute [page 406] : "Le martèlement des pas des " Bons juifs-errants " retentit à l'unisson du martèlement des forges". Mais c'est un peu vite coaguler mètre et thème en négligeant un troisième facteur pourtant évident : la distribution en premier lieu, le groupement des occurrences au tout début des Paysages belges.
Le tétrasyllabe est le dernier mètre à apparaître : tous les autres ont déjà été utilisés dans les Ariettes oubliées (si l'on ne tient pas compte des variations quant à la place de la césure). Et le nombre 4, nombre nouveau, demande à être établi : ce à quoi tend sans doute une particularité de Walcourt sa composition en quatre quatrains de tétrasyllabes (4 x 4 x 4). Il n'y a certainement pas là pure "virtuosité métrique", mais bien plutôt nécessité d'affirmer un nombre inouï.
D'autre part, les Paysages belges se construisent du tétrasyllabe (Walcourt, Charleroi) à l'octosyllabe (Malines), par-dessus les trois "impairs" (vers de 7, 5 et 9 syllabes) de Bruxelles. Les nombres sont ceux que laisse disponibles l'organisation par les "+5", "+6" et "7", mais on peut se demander si cette section n'est pas tenue par le "4" et le "8" comme les deux autres et le recueil le sont par le "7" et le "12". Une objection de taille se présente certes immédiatement à l'esprit : l'octosyllabe ne comporte pas de césure, ce qui semble exclure toute corrélation avec le tétrasyllabe du type de celles qu'entretient l'alexandrin avec l'hexasyllabe, vers ou hémistiche à ceci près toutefois que les deux vers s'associent assez couramment dans les strophes hétérométriques (c'est même l'alliance la plus fréquente lorsque l'octosyllabe est le mètre de base). Or, Strets I fait alterner des tercets d'octosyllabes et un refrain constitué d'un unique tétrasyllabe... Ne pourrait-on, malgré d'évidentes différences, rapprocher cette formule hétérométrique de celle de Child wife, où s'allient alexandrins et hexasyllabes ? Le rapport entre les deux mètres est de 1 à 2 dans chaque cas, et cela dans une section où dominent presque exclusivement les mètres pairs.
En outre, nous avons relevé un élément de composition susceptible de réveiller cette hétérométrie à distance : Malines récrit dans sa première strophe les incipit des poèmes précédents, notamment ceux de Walcourt ("Briques et tuiles") et de Charleroi ("Dans l'herbe noire"). Exercice de contradiction qui tend à colorer, à éclaircir, à illimiter :
Rouge de brique ? et bleu
d'ardoise, Vers les prés clairs, ? les prés sans fin. |
mais surtout qui rend plus perceptible le rapport du simple au double avec les tétrasyllabes cités, en même temps que le nombre 4 dans l'octosyllabe. De surcroît, Malines est avec l'Ariette VII le poème en vers de 8 syllabes qui construit le plus fréquemment ses clausules selon un rythme 4/4 : c'est le cas des deux vers que nous venons de citer dans la première strophe, de "Trèfle, luzerne et blancs gazons" dans la suivante, et, dans la dernière, de : "Aime à loisir cette nature// Faite à souhait pour Fénelon." Plus généralement, la quatrième syllabe y reçoit un accent 12 fois sur 20 seule l'Ariette VII fait mieux, avec 11 accents en 16 vers. Il ne s'agit que de convergences rythmiques, certes, mais elles suffisent à suggérer un apparentement des deux mètres, en conformité avec la construction de la section et avec la prosodie en /al/ des titres.
Claude Cuénot [op. cit., page 297] supposait, en désespoir de cause, que "la plupart des mètres courts ont été imposés à l'imagination du poète par des trouvailles de style", et notamment par un premier vers "donné". Ici, nous aurions plutôt un cas où l'interaction des poèmes et des mètres se fait par les incipit : non exploitation d'une trouvaille, mais organisation "raisonnée".
Si on l'admet, cette composition des Paysages belges aboutit, dans un premier temps, à encadrer la section par "du pair" : les mètres de 4 et de 8 syllabes qui s'opposent à ceux de 7 et de 12 encadrant les Ariettes mais préparent le cadre tout en alexandrins des Aquarelles. Le rapport de 1 à 2 ferait transition.
PENTASYLLABES et octosyllabes sont les seuls mètres qui apparaissent dans les trois sections. En outre, ce sont de loin les principaux pourvoyeurs de la variété strophique : jamais les uns ni les autres ne recourent à la même forme strophique. Est-ce à dire qu'ici et ici seulement , nous nous trouvons dans le cas de figure généralisé par P. Martino à tout le recueil : celui de la variété irréductible ? Mais l'heptasyllabe, qui participe indéniablement à la construction du recueil, apparaît tantôt dans des sixains (Ariette I), tantôt dans des quatrains (Ariette IX, Simples fresques I)... La rareté des éléments d'organisation provient plutôt de ce que les principales positions sont déjà saturées.
Nous ne sommes pas pour autant privés de toute prise. Recourant l'une au quatrain et à la seule rime féminine, l'autre au sixain et à la rime exclusivement masculine, l'Ariette VIII et Simples fresques II se ressemblent pourtant par leur incipit : "Dans l'interminable // (Ennui de la plaine)" et "L'allée est sans fin" même si la première privilégie l'adjectif provisoirement substantivé et la seconde une construction nominale. Il se pourrait que nous ayons ici, de nouveau, une interaction avec l'incipit qui servirait à rapprocher les poèmes, peut-être pour mieux les opposer (cf. également le rapport entre "Le ciel est de cuivre" et ".. et le ciel, divin/ D'être pâle ainsi"). Si tel était le cas, sans doute faudrait-il alors confronter ces premiers vers au "Sans me reposer" qui conclut la strophe-cadre de A poor young shepherd. Le paradigme métrique coïnciderait avec un paradigme thématique du "sans fin", du "sans trêve". Les trois poèmes sont en effet les seuls à insister aussi fortement sur ce motif, même s'ils le diversifient.
Les particularités de distribution apparaissent toutefois plus éclairantes : rappelons-nous les contrepoints organisant les ultimes desinit de chaque section. Dans Ariettes oubliées et Aquarelles, sections que la composition a souvent mises en relation, le pentasyllabe apparaît précisément dans l'avant-dernier poème. Le cas le plus frappant est celui de A poor young shepherd, seul poème d'Aquarelles en vers "impairs", et qui semble souligner par contraste le triomphe final de l'alexandrin. Intervenant pour la seconde fois dans le recueil, la carrure (5 x 5 x 5 : cinq quintils de pentasyllabes) conforte un nombre qui aurait pu se trouver écrasé par le 8 et le 12 prédominants. Le pentasyllabe de l'Ariette VIII aussi fait suite à deux poèmes en octosyllabes et précède immédiatement la première apparition de l'alexandrin. Ce mètre n'est pas un "impair qui résisterait", mais bien une marque de construction. La confirmation en est peut-être donnée par le dernier, celui qui, a priori, échappe à l'effet de contrepoint : celui de Simples fresques II. Au sein d'une "unité" Bruxelles qu'isole le cadre [4-4... 8], c'est apparemment un deuxième "centre" dans cette section médiane, au contact de l'heptasyllabe. En contraste avec le rôle de contrepoint qu'il assume dans les deux autres sections, ce mètre conforterait ici la structure concentrique des Paysages belges et, par là, l'organisation métrique de l'ensemble du recueil : cette position est aux contrepoints ce que l'heptasyllabe de Simples fresques I est à la structuration par les vers de sept et de douze syllabes. Il n'y aurait pas motif à ressusciter ici non plus l'impair...
Les OCTOSYLLABES, hormis dans les Paysages belges avec Malines, ne disposent d'aucune position forte. Ils compensent cette faiblesse par le nombre et en se groupant : couple des Ariettes VI et VII unies autant qu'opposées par le contraste entre desinit et incipit (cas peut-être unique) : "... s'en égaie"/// "O triste, triste..." ; séquence de Spleen et des deux Streets dans Aquarelles, où ces trois poèmes contribuent à l'hégémonie des mètres classiques.
Ces concentrations, sans équivalent, se renforcent d'une assez grande unité thématique : les octosyllabes s'associent en effet ici avec une rare constance au pessimisme amoureux, à la déréliction. L'ariette de François-les-bas-bleus est consacrée aux couples boiteux et la courtisane vénale y fait le pendant à l'écrivain public esseulé ; la suivante est une variation sur l'exil amoureux. Dans la section de l'amour que forme Aquarelles, alors que Green vient de mettre en scène une séduction réussie, Spleen introduit l'inquiétude ("Je crains toujours... Quelque fuite atroce de vous") et Streets I consacre la séparation ("Depuis qu'elle est morte à mon coeur"), même si c'est pour l'exalter. Streets II n'est qu'un paysage, qui fait écho à Malines : la rivière roule ou dévale comme le train glissait "sans un murmure" , mais cette eau qui ne reflète plus prépare la rupture publiée dans Child wife : "Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur..."
On pourrait même suggérer une correspondance terme à terme entre deux groupes de trois poèmes disposés linéairement : l'Ariette VI et Spleen exprimant la défiance envers la femme : l'Ariette VII et Streets I voués à la séparation accomplie ; Malines et Streets II transposant ces sentiments dans des paysages, seraient autant de doublets. Mais, de même que la mortelle opacité de la rivière s'oppose au wagon-salon de Malines, "d'où l'on// Aime à loisir cette nature", le motif amoureux subit des altérations, des Ariettes aux Aquarelles : François-les-bas-bleus s'égaie du spectacle, voire d'être tenu à l'écart d'un commerce amoureux de plus en plus dégradé ; en revanche, le "je" de Spleen n'éprouve qu'ennui pour le spectacle de la nature et redoute une "fuite atroce de vous". Au vers 10, "je suis las" répond au vers 30 (antépénultième aussi) de l'Ariette VI : "jamais fatigué". Dans l'Ariette VII, l'exil amoureux était vécu comme déchirement et contradiction ("... ce piège// D'être présents bien qu'exilés") ; dans Streets I, les termes de la contradiction sont en quelque sorte inversés, le souvenir devient "le meilleur de mes biens" et on proclame un peu trop haut peut-être le bonheur de la séparation. Le charme de la désolation (deuxième tercet) répond à "Je ne me suis pas consolé" (deuxième distique de l'ariette). Si donc, à l'exception de Malines, l'octosyllabe apparaît comme le mètre du "désamour" au moins autant que l'alexandrin serait celui de l'amour heureux , on ne saurait cependant généraliser sans courir le risque de sémantiser ce qui est a-sémantique. Le fait même que Malines échappe en grande partie à ce motif alors que le poème occupe une position forte, est révélateur des limites d'une telle interprétation : il faut probablement se résigner à reconnaître l'existence de mètres de "remplissage" ou, pour parler comme les anciens maçons, de "remplage".
* *
Au terme de cette revue des paradigmes métriques, le fait majeur nous semble donc être l'organisation du recueil par les heptasyllabes et les alexandrins, en relation avec une structuration thématique qui prend appui sur les mêmes positions marquées. La thèse selon laquelle le retour de l'alexandrin témoignerait d'un affaiblissement de l'inspiration poétique ne peut qu'être rejetée : ce retour est en quelque sorte programmé dès le départ, et c'est même son caractère inéluctable qui assoit le seul impair qu'on puisse reconnaître (l'heptasyllabe) dans son prestige provisoire, qui rend compte de variations apparemment chaotiques (la répartition des mètres complexes "non 6+6", avec ses règles d'exhaustivité et d'exclusion) et qui déteint peut-être sur l'octosyllabe de Paysages belges.
L'impair, avons-nous dit de l'heptasyllabe : mais notre propos revient à refuser toute pertinence à cette catégorie. Nous aurons en effet distingué au total trois ou quatre ensembles non communicants là où il ne devrait y en avoir qu'un : les heptasyllabes ; les pentasyllabes ; les "non 6+6" qui comprennent les ennéa- et hendécasyllabes, mais des mètres pairs aussi ; enfin, la séquence des 7-5-9 syllabes de Paysages belges. Cette dernière seule ressemble un peu à une coalition de mètres impairs, au sens où ceux-ci pourraient être constitués comme tels a priori. Mais on voit bien que la raison de leur regroupement, ici, tient au fait que la section exclut le 6 (même en composition, d'où l'ennéasyllabe 4+5) et, déclinant tous les mètres de 4 à 9 syllabes, les encadre par le 4 et le 8. L'effet de série n'est pas celui qu'on pense, cet impair-là n'est qu'un reste.
Contrairement à B. de Cornulier ["Eléments de versification française", dans Théorie de la littérature, Picard, 1981, pages 99-100] cependant, nous n'irons pas jusqu'à refuser toute existence à l'impair. Nous nions simplement (et c'est d'ailleurs aussi sa position, en fait) qu'il pré-existe, mais sommes convaincu qu'on peut le faire advenir, sous certaines conditions. Dans une oeuvre. Or le "lipomètre" qui consiste à bannir provisoirement le x + 5, puis le x + 6, les oppositions et contrepoints avec l'alexandrin, tout ce ballet réglé n'est pas propre à en favoriser l'émergence. Le rôle donné à l'heptasyllabe pouvait abuser, et abuser Verlaine lui-même. On ne peut toutefois non plus jurer que les règles que nous avons énoncées laborieusement suffisent à remettre les choses en place, à faire rentrer l'impair dans le royaume des illusions. Etudiant tout à l'heure les infractions à la règle de l'alternance des rimes, nous retrouverons ce fantôme...
NOTES
(1) Il renonce en effet à ses audaces des recueils précédents, comme le fameux : "Et la tigresse épou+vantable d'Hyrcanie", remarqué par Rimbaud dans les Fêtes galantes, ou, pour nous en tenir aux alexandrins, ceux qu'a relevés Benoît de Cornulier [1982, page 158] :
"Diaphanes, et que
/ le clair de lune fait" (Poèmes saturniens) "De par la grâce, le / sourire et la bonté" (Bonne Chanson IV). |
Dans Romances sans paroles, l'"écart" le plus considérable pour ce même mètre consiste à placer une préposition monosyllabique à la césure.
(2) J. Robichez (p. 141) parle en tout cas d'un "assagissement du langage poétique à mesure qu'on avance dans le recueil".
(3) Le fait que la deuxième strophe soit composée de deux propositions exclamative ne modifie pas l'analyse, bien au contraire : le contour mélodique est simplement plus accentué. Cf. H. MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, PUF, 3ème édition, 1981, article "Mélodie", page 647 ; et P. R. LEON, "Systématique des fonctions expressives de l'intonation", in Analyse des faits prosodiques, Studia Phonetica 3, Didier, 1970 (notamment page 67 : "Mais le plus souvent, (...) la marque exclamative tend à fonctionner (...) comme un renforcement expressif de la marque linguistique de l'énoncé.")