L'OISEAU, L'ARBRE ET L'EAU
Principaux poèmes cités
Notre rapide étude de Promenade sentimentale et du Rossignol a suggéré des rapprochements avec l'Ariette IX, autour de quelques éléments naturels que l'on a retrouvés dans l'Ariette I. Tentons donc de cerner les relations qui se tissent entre ces deux poèmes-cadre, sans nous soucier cette fois de ce qui a pu préparer le motif de l'arbre-l'eau-l'oiseau dans les recueils antérieurs, mais pour le confronter à l'organisation du recueil. Pour ce faire, nous adopterons une perspective inverse de celle de J. Beauverd [pages 61-73], qui a déjà exploré cette constellation thématique mais en y cherchant une cohérence à six termes, une "structure fixe" qu'il finit par obtenir au terme d'un "parcours de concentration" : l'arbre, l'eau, l'oiseau, le chant, l'obscurité et "un sens qui, par l'oiseau ou par lui-même, émane de la scène". Il regroupe ainsi six poèmes : Le Rossignol, En sourdine, La Lune blanche (Bonne Chanson VI) et les Ariettes I, VIII et IX ce qui ne va nullement à l'encontre de notre propre hypothèse. Mais son dernier terme ("un sens...") nous paraît bien vague, même s'il le précise comme "totalisation de l'impression" et lui assigne une place : la fin du poème. Et surtout, parce que notre propos n'est pas de découvrir le noyau inconscient qui serait à l'origine d'un réseau stable, mais bien plutôt de chercher en quoi le motif sert la construction du recueil, nous en étudierons, non la "concentration", mais les modifications, les altérations, instruit en cela par le glissement que nous avons trouvé à l'oeuvre dans la première ariette. Nous voudrions en un mot découvrir comment s'organisent les Ariettes et, plus largement, les Romances, en le déduisant de différences dans le traitement auquel est soumis ce motif privilégié, de son "bougé" entre début et fin de section ou de recueil.
L'Ariette IX met donc en jeu, comme la première, les arbres, les oiseaux et l'eau :
L'ombre des arbres dans la rivière
embrumée Meurt comme de la fumée, Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. Combien, ô voyageur, ce paysage blême |
La présence de quelques termes communs (ramures, plainte/ se plaignent) accroît la validité du rapprochement. De même, le fait que le poème conclue sur le "bas" et, explicitement cette fois, raconte une noyade. Le dédoublement joue par ailleurs un rôle dans les deux pièces, mais avec une différence importante : alors que, dans l'Ariette I, il concerne le couple menacé par la dualité, la IX ne met en scène qu'un personnage, mais un personnage en partie double. Y aurait-il dans le paysage une modification concomitante, ne serait-ce qu'en vertu de la traditionnelle solidarité entre "décor" et "psychologie" ?
L'extase entraînait (était) une dérive de l'amour au sonore, puis à la noyade, dérive jalonnée par les C'est, Cela ressemble, Tu dirais, et dont les frissons des bois, le choeur des petites voix, le roulis sourd des cailloux n'étaient que des moments successifs. Le couple ne se (re)constituait qu'à travers l'affaiblissement de l'identification et du sonore en ressemblance-dire, en "air". Enfin, tout bas résumait une confusion entre le sonore et le mouvement de descente, des ramures à l'eau. A ce glissement, l'Ariette IX oppose le miroir : cette fois, c'est le paysage arbre et eau qui sert de point de départ, introduisant un personnage à sa semblance. Et surtout ce paysage est clivé et figé, à travers de multiples figures d'inclusion et de symétrie, peut-être des "miroirs", précisément.
Le poème commence par opposer deux plans : le haut et le bas. Mais aussi le visuel et le sonore, et, sans doute, l'illusion et le "réel". Cela en recourant au tandis que qui, dans l'Ariette V déjà, servait à couper le piano qui luit de l'air qui rôde. On pourrait alors penser que, comme au début de l'Ariette I, les voix d'oiseaux vont se dégager peu à peu du paysage visible, de l'arbre, pour prendre leur autonomie. Il n'en sera rien. Les contre-rejets internes mettent en valeur par deux fois la préposition de l'inclusion :
L'ombre des arbres dans/
la rivière embrumée Meurt comme de la fumée, Tandis qu'en l'air, parmi/ les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. |
Le vers 1 semble dire/ figurer une sorte d'emprisonnement, à la fois en raison de l'effet d'insistance dû à une accentuation à contre-syntaxe (le contre-rejet détermine une suraccentuation de la préposition) et parce que, tout en étant prise dans l'hémistiche des arbres, la préposition met déjà celui-ci dans le syntagme de la rivière : inclusion par concaténation, anticipation qui font une noyade. Quant au vers 3, qu'on le compare au vers 4 de l'Ariette I :
C'est tous les frissons des bois PARMI l'étreinte des brises |
où nous avons vu une tension entre le fini du corps amoureux et l'illimitation du paysage. Ici, rien de tel : parmi introduit, comme normalement, un pluriel et n'a rien à voir avec une préposition du "vague". Les tourterelles ne seront pas, comme les petites voix, situées vers les ramures grises, c'est-à-dire libérées d'un paysage devenu flou. Les ramures sont déclarées "réelles". Mais, en même temps, ces tourterelles aériennes étant prises dans les branches et l'arbre dans la rivière, n'est-ce pas la chute du poème qui se prépare ?
D'autre part, les vers 3-4 sont organisés par des symétries prosodiques, très nettes en raison des accents sur /le(R)/~/(R)el/ :
Tandis qu'en L'AIR, pARMi/ les RAMures
RéELLes, Se pLAIgnent les tourteRELLES. |
La symétrie de parmi/ les ramures ne profite, elle, que de la position préaccentuelle, de part et d'autre de la césure, mais elle prolonge en outre une chaîne en /m/ :
L'ombre des arbres dans/ la rivière
embRUMEE MEURT comme de la fUMEE |
Embrumée faisait transition entre les /br-/ d'ombre-arbres et les /m/ de meurt-fumée, meurt en naissant comme par un effet de miroir, souligné par les contre-accents rythmique et prosodique enjambants : "... embrumée// Meurt..." (/r-m'/, /m'r/). De la sorte, ramures, écho de meurt, semble confirmer ce que suggérait L'ombre des arbres : ceux-ci sont déjà plus des fantômes que des corps opaques ; nous avons moins affaire à une ombre portée qu'à une ombre-apparence, comme le souligne d'ailleurs a contrario et contre la signifiance, dans les ramures réelles. La prosodie de ces trois premiers vers en vient ainsi à dire, par deux fois, embrumée liant les deux échos , la conjonction du végétal et de la mort : ombre/arbres, puis meurt/ramures.
Malgré l'insistance mise à disjoindre deux plans (tandis que, en l'air, réelles), la fin de la strophe semble bien solidaire du début, par cette prosodie et par le rythme-syntaxe des prépositions. Avant même que ne s'écrive le verbe mira, tout tend à transformer l'opposition proclamée en symétrie, en vertu du reflet : jusqu'aux rimes, pareillement féminines et de sonorités voisines (/e/ et /e/), et jusqu'à la construction de la phrase : {sujet-verbe-complément // complément-verbe-sujet} (L'ombre... // Meurt comme de la fumée// (Tandis qu')en l'air... // Se plaignent les tourterelles.)
La seconde strophe va expliciter le rapport en le nommant : mira. Le paysage reflète le voyageur : les deux substantifs se font écho en /ax/ et, graphiquement, par le "y", tandis qu'à l'adjectif blême répond blême toi-même. Retours de mots et de sonorités (remarquons aussi les /t-m-/) font ce que dit le verbe :
Combien, ô voyageur, /
ce paysage BLEME Te mira BLEME - toi-même |
En même temps, sous le contre-accent, blême, écho proche de (se) plaignent, reprend toutes les sonorités dont nous avons souligné la répétition en S. I : les [b] et les [m] des vers 1-2, les /le/ des vers 3-4. Quant au passage d'ombre à blême, il marque moins une évolution du sombre au clair, un contraste, qu'il ne révèle la présence du fantomatique.
A l'échelle de la strophe entière, au lieu de tandis que, on a maintenant une structure exclamative parallèle : Combien... te mira...// Et que tristes pleuraient.... Ce parallélisme va de pair avec la résignation à l'inévitable noyade : l'emprisonnement par l'eau, évoqué en S. I dans les seuls premiers vers, va être ici redoublé.
Autre facteur d'intégration : l'organisation prosodique des verbes. Le couple mira-pleuraient calque les /m-r/ et les /pl-/ du couple meurt-se plaignent de S. I, mais, de l'autre côté de mira, pleuraient, homologue et presque synonyme de se plaignent, reçoit aussi l'empreinte de meurt : les deux thèmes prosodiques se conjoignent en /pl-/ + /ör/. Le dernier verbe brouille ainsi la distinction entretenue par la prosodie de la première strophe, tout en l'utilisant. La plainte se mêle de mort, vient d'outre-mort. Ce que confirme probablement le jeu des temps : la distance de soi à soi que marquait déjà le tu est redoublée par celle qui procède du passé. Une séparation d'avec soi-même, d'avec un moi d'ailleurs absent. Avatar de l'âme en peine de la première Ariette ?
S'agissant enfin de la construction de la phrase, la symétrie {sujet-verbe-complément / complément-verbe-sujet} est remplacée par une autre : {sujet-verbe-attribut / attribut-verbe-sujet} : ... ce paysage...// Te mira blême...// Et que tristes pleuraient...// Tes espérances... Il se peut d'ailleurs que cette construction, renforcée par des adverbes d'intensité, soit elle-même une figure du miroir, l'attribut reflétant en quelque sorte le sujet.
Pourtant, cette symétrie généralisée n'exclut pas des tensions, encore plus proches de la contradiction pure et simple que celles du dernier sixain de l'Ariette I. Pourquoi, ainsi, faire intervenir un voyageur alors que ce personnage va se refléter dans un paysage par nature immobile ? Pourquoi, surtout, insister sur la position des espérances dans les hautes feuillées, quand le vers suivant va les "noyer" ? Les oppositions de S. I sont ici reprises, mais déplacées : les termes antithétiques, au lieu d'être affrontés d'un "distique" à l'autre ("dans la rivière" versus "en l'air") sont confrontés, quasi juxtaposés, au sein du même vers ("voyageur" et "paysage") ou du même "distique" ("hautes... noyées"). D'où une contradiction dans les termes, qui transforme la division géométrique en confusion des plans.
Cela vaut surtout pour le dernier mot, noyées, qui opère la chute est surprenante un rabattement complet vers l'eau. Le bas a emprisonné le haut, comme l'annonçait mira. Echo du dernier mot de l'Ariette I (ne serait-ce que par sa position), le participe final confirme que les Ariettes oubliées sont informées par une sorte d'attirance pour l'élément liquide. Les poèmes-cadre traversent la mort et se concluent sur la plainte aquatique de l'après-mort.
Mais les deux mouvements de descente n'ont pas la même valeur. Tout bas disait la confusion entre le sonore et le spatial, selon la logique même de l'extase : le paysage labile et bruissant servait d'interprète à la fatigue amoureuse. Sa défaillance même, son manque à être autorisait toutes sortes de glissements, notamment un glissement vers le dire, parce que le sonore, puissance de déplacement et support de l'équivoque, se libérait de toute localisation, se faisait bruit pur, se niait même : de l'air-semblance émergeait alors une parole personnelle, si incertaine d'elle-même fût-elle, et le couple se reformait un moment. La noyade plus que suggérée aux vers 11-12, ne concluait pas et le dernier vers, faisant du paysage la "bouche" de l'âme, réaffirmait l'équivoque entre la nature et le murmure.
Ici, pas de troisième mouvement possible. Le paysage est premier et apparaît dès le début comme une "machine à capter", à refléter, à emprisonner. Aux glissements par impulsions successives se sont substitués des parallélismes de toute espèce : par exemple, à L'ombre... qui ouvre le premier quatrain répond, au début du second, son seul écho en [õ], Combien... Aussi, dans ce paysage-miroir, le personnage (la personne) ne peut-il (-elle) apparaître que sous la forme d'un tu narcissique, coupé du je oublié : un double solitaire au lieu du couple. Et plutôt que de dédoublement, il faut parler d'"étrangement" : étrangement d'un moi qui, lui aussi, s'emprisonne dans une image. De même que l'eau s'empare de l'arbre-ombre, le paysage capte le personnage. Ainsi se justifie que la seconde strophe soit en relation métaphorique et métonymique avec la première : le voyageur et l'arbre, les tourterelles et les espérances ne sont que des calques les uns des autres.
Le dernier mot, dans la tension qu'il entretient avec hautes, marque tout de même un glissement, instantané : les branches sombrent brusquement de l'air à l'eau, le paysage se replie sur lui-même et le miroir devient la seule vérité, abolissant le clivage initial ou le transformant en contradiction.
Le syntagme espérances noyées (1) renvoie d'ailleurs, par sa structure grammaticale, au titre même de la section : Ariettes oubliées, ce qui incite à faire de la rivière un avatar du Léthé une antithèse de "l'eau des Regrets" mentionnée dans Le Rossignol ? Paradoxalement, ce qui aurait dû être la section de l'aérien (air, ariette) se conclut sur une noyade. Et tout aussi paradoxalement, un futur barré, évoqué au passé, se substitue à un "passé présent" (Ariettes oubliées), au terme d'un échange complexe entre temps et éléments.
La comparaison de ces deux poèmes-cadre fait donc ressortir un arrêt de la circulation, du glissement à l'oeuvre dans C'est l'extase..., au profit d'un dualisme toutefois moins statique que déséquilibré en faveur des apparences, celui du miroir. Le nous qui resurgissait à la fin de la première pièce (même s'il était guetté par la dépersonnalisation ou par une division irrémédiable) s'efface également, devant la deuxième personne, et cette modification est solidaire de la précédente. Poème de fermeture, l'Ariette IX l'est donc doublement, parce qu'elle clôt la section et parce qu'elle met fin à l'espoir amoureux en interdisant le dialogue. L'assignation à résidence des tourterelles (les oiseaux sont ici nommés) dans l'arbre et, de là, dans l'eau par la mécanique du miroir, transforme en destin un paysage qui, au début des Ariettes, laissait une marge d'interrogation, grâce à de considérables ressources de déplacement. Cessant d'être épars pour se structurer trop fortement, ce même paysage s'impose comme un passé captateur : il n'est plus "lieu" d'un parcours, mais embûche pour le regard. L'initiative revient au visuel qui piège : seul glissement, mais qui suffit à faire changer le "réel" de côté.
Avant de passer à la suite, disons quelques mots de l'Ariette VIII qui, par sa position, est à même de préparer la "chute". Déjà, le paysage s'y déploie en partie double : d'abord la plaine, puis le ciel ; ensuite, à la jonction et participant des deux, les arbres :
Dans l'interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. Le ciel est de cuivre Comme des nuées |
Comme J. Beauverd y insiste avec raison, l'eau est déjà fortement présente dans ce troisième quatrain : nuées, flottent, buées. L'arbre commence à démarrer pour devenir un élément aquatique et aérien à la fois. Les répétitions de strophes, ensuite, s'organisent selon une structure qui annonce le "miroir" de l'Ariette IX :
strophe I : | la plaine | strophe IV : | le ciel | |
strophe II : | le ciel | strophe V : | oiseau et loups | |
strophe III : | arbres-nuées | strophe VI : | la plaine |
Les strophes III et V, vouées à des thèmes "mixtes", consacrent l'articulation du paysage en deux plans, permettant ainsi de construire le poème de façon globalement symétrique : [plaine-ciel... ciel... plaine], comme le confirme le schéma de rimes. Mais on en reste au délitement, à un monde en forme de couloir. Rien ne se produit, ou si peu : une interrogation...
Mais la construction thématique des Ariettes oubliées a surtout pour avantage d'éclairer certaines particularités du poème final des Romances, Beams, et même d'en faire saisir le dessein général :
Elle voulut aller sur les flots de la
mer, Et comme un vent bénin soufflait une embellie, Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie, Et nous voilà marchant par le chemin amer. (strophe I) |
La confusion qui est entretenue là entre le personnage féminin et le bateau, a surpris. On en a rendu compte par des données externes : la rencontre d'une passagère ; le nom du navire, "Comtesse-de-Flandre" (2)... D. D. R. Owen [pages 156-161], voulant expliquer le titre, a pensé, lui, à l'évangile selon saint Matthieu (Jésus marchant sur les eaux, XIV, 22-23, ou la tempête apaisée, VIII, 23-27) et, surtout, au Psaume CIV :
Bless the Lord, my soul, ................................... Who layeth the beams of his chambers in the waters. |
"ELLE" serait un substitut ("surrogate") du Christ, mais aussi un travestissement de Rimbaud, selon une hypothèse d'ailleurs déjà avancée par V. P. Underwood (1956, page 118). De façon plus imprécise, Jacques Borel (page 184) parle de "surréalité émerveillée", J.-H. Bornecque (1966, page 92) de "passage tout uni du naturel au surnaturel".
Toutes ces interprétations ont un défaut commun : elles négligent le rôle constructif du poème, sa valeur dans le recueil. La marche sur les eaux se justifie primordialement par un rapport d'opposition aux deux Ariettes I et IX : les Romances sans paroles se concluent sur l'antithèse de la noyade. Ce poème n'est donc pas une fin "optimiste" plaquée sur le recueil : il est appelé, motivé par toute une organisation thématique dont l'un des trois derniers quatrains de Birds in the night fournit une étape intermédiaire et cette fois encore, la position reste un critère de pertinence, s'agissant de la fin d'un poème-section :
Par instants je suis le Pauvre Navire Qui court démâté parmi la tempête Et, ne voyant pas Notre-Dame luire, Pour l'engouffrement en priant s'apprête. |
Le naufrage n'est qu'une exacerbation de la noyade évoquée dans les Ariettes, en même temps d'ailleurs qu'une façon de la repousser, l'engouffrement restant une simple menace. Dans cette fable de la tempête marine, le JE devient navire ("démâté" comme l'arbre perd son tronc dès Green). Lorsque, dans Beams, tout péril est enfin conjuré, il n'est pas certain que s'y substitue la femme-navire et la référence à Baudelaire (J. Robichez : "C'est une princesse (...) confondue avec le navire, selon un mouvement tout baudelairien, elle semble marcher sur les flots") manque probablement de fondement : la logique du thème exige plutôt que le navire disparaisse totalement et nous nous trouvons donc, d'une certaine façon, devant une tout autre fable.
Sur ce fil noyade-naufrage-marche sur l'eau, certains détails de Beams ne prennent tout leur sens que rapportés aux Ariettes et au motif de l'arbre-l'oiseau-l'eau. Ainsi celui du vers 11 :
Parfois de grands varechs filaient en longues branches |
Les hautes feuillées noyées de l'Ariette IX resurgissent ici de l'eau, réduites à épouser la vague certes, mais calquant leur mouvement sur celui des voyageurs (Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement, vers suivant).
Juste auparavant, dans la même strophe, sont apparus des oiseaux :
Des oiseaux blancs volaient
alentour mollement Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches. |
L'adjectif de couleur ici importe : encadrant les deux vers, il apparie oiseaux et voiles, rapprochant ciel et mer. Plutôt que d'une figure de "miroir", c'est d'une conjonction de haut et du bas, du proche (alentour) et du lointain (au loin) qu'il faut parler : peut-être même le contraire du miroir. Façon d'illimiter le paysage très éloignée aussi des superpositions de plans de l'Ariette VIII : rien ne vient ici se geler ou se dissoudre entre ciel et plaine. Surtout, aucun des deux plans n'est privilégié, l'équivalence est parfaite. Ce dont les varechs-branches présentent une autre figure : fusion heureuse de l'air, tout au moins du végétal, et de l'eau, fluence. D'où aussi l'organisation des verbes dans cette strophe : volaient, s'inclinaient, filaient, glissaient vers l'horizontalité en mouvement : l'eau n'arrête plus les voyageurs, mais les soumet à son déroulement (vers 8) euphorique.
Cependant, ce paysage ne se réduit nullement à une horizontalité, même joyeuse. Alors que, dans l'Ariette I, tout allait vers le bas ; que, dans l'Ariette IX, les hautes feuillées se noyaient, la mer où l'on peut marcher sauvegarde la possibilité d'une verticalité heureuse. Ce qu'attestent les clausules : au tout bas et au noyées des Ariettes répondent les derniers mots de Beams, et du recueil : "... et portait HAUT la tête" proposition coordonnée avec celle de la marche, de l'horizontal : "Elle reprit sa route". Ce haut contre-accentué reprend celui de la deuxième strophe, mais amalgame dans le récit recommencé ce que la description, s'amorçant aux vers 5-6, distinguait encore :
Le soleil luisait HAUT dans le ciel
calme et lisse, Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or |
La reprise de l'adverbe semble réaliser un être mythique : non pas la femme-navire, mais la femme-soleil, figure elle aussi de la conjonction entre le ciel et la mer. En même temps, l'inquiétude qui marquait les derniers vers de C'est l'extase... (n'est-ce pas ? rimant avec tout bas), est dissipée, au profit d'une confiance totale :
Elle se retourna, doucement inquiète De ne nous croire pas pleinement rassurés ; Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés, Elle reprit sa route et portait haut la tête. |
Au vers 12, glissaient renoue avec le glissement, également heureux, et avec la profession de foi quiétiste du dernier poème des Paysages belges, Malines :
Les wagons filent en silence Parmi ces sites apaisés. Dormez, les vaches ! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense, Sous vos cieux à peine irisés ! Le train glisse sans un murmure, |
Même mouvement horizontal, par les deux verbes qui commencent les strophes. Mais nous avions encore là le bas de l'Ariette I et plaine immense, cieux à peine irisés rappelaient fortement le paysage de l'Ariette VIII. Le "site" était affecté d'un signe positif, mais le mouvement excluait toute verticalité : les deux premières strophes du poème n'étaient-elles pas consacrées à gommer les girouettes et les frênes, vagues frondaisons, au profit des prés sans fin, d'un Sahara de prairies ? Le fait même que les arbres Echelonnent mille horizons (vers 8) au lieu de s'étager en hauteur, semblait significatif de cette propension à la seule horizontalité.
Quant à la coïncidence entre l'emploi que fait Verlaine, dans Malines et dans Beams, du verbe "glisser" et celui que nous en avons fait à propos de l'Ariette I, elle ne nous semble nullement malencontreuse. Il nous paraît que, quand Verlaine utilise le mot, il le fait précisément pour conjurer, en le nommant, le mouvement qui le déporte, quoi qu'il en ait, vers le trop bas, la noyade. Le "glissement" thématisé serait un antidote au "glissement" inconscient qui plaçait l'énonciateur du poème en perpétuel porte-à-faux. En ce sens, il témoignerait de ce que Verlaine perçoit la nécessité où il se trouve d'accepter une fuite sans fin pour prétendre au bonheur. D'où les poèmes-clausules de Paysages belges et d'Aquarelles. Mais nous consacrerons à ce point un plus ample développement au chapitre V. |
Dans cette revue des poèmes initiaux et finals de section, nous laisserons de côté Walcourt, les Paysages belges échappant à une exception près à l'organisation par le thème du "paysage à l'oiseau", pour des raisons qui apparaîtront ultérieurement. En revanche, il nous faut insister sur Green, qui ouvre Aquarelles.
Ce poème commence curieusement : si le deuxième vers n'était clairement une oblation, le premier pourrait faire penser, plutôt qu'à une offrande, à une leçon de choses en forme d'inventaire :
Voici des fruits, des fleurs, des
feuilles et des branches, Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous. |
Mais on s'aperçoit que l'énumération obéit à une logique, régressive : elle remonte des fruits vers les branches (qui les portent, qui les ont produits ?). On échappe à la nature morte, dans la mesure même où un arbre commence à se recomposer, tout vif. Pourtant, on en restera, comme dans Beams, aux branches à l'élément horizontal. Le tronc n'apparaîtra pas, remplacé par mon coeur. Mais celui-ci en devient l'équivalent, par la vertu de la succession sur fond d'attente déçue de la substitution ou, pour user d'un vieux terme de droit, de la "supposition". Le JE s'identifie à l'arbre, comme dans les Ariettes I et IX. Une référence au Rossignol des Paysages tristes confirme la probabilité de l'enchaînement :
Tous mes souvenirs s'abattent sur moi, S'abattent parmi le feuillage jaune De mon coeur mirant son tronc plié d'aune Au tain violet de l'eau des Regrets (vers 2-5) |
Méfions-nous toutefois. Il ne faut pas, aveuglé par l'identité d'une constellation thématique, négliger des différences importantes dans la construction de l'image. Dans Green, nous n'avons plus une métaphore filée, mais bien une opération instantanée, combinant l'ellipse et le changement de thème. Non pas une simple équivalence d'éléments parallèles : on n'aboutirait, à s'en tenir là, qu'à superposer fruits, fleurs, feuilles, branches et coeur, JE et nature, offrande et oblation. Ici, de surcroît, le coeur prend la place d'un élément manquant à la première séquence (le tronc). Il est donc à la fois en relation de contiguïté et de parallélisme avec les termes végétaux et en relation de substitution avec un terme attendu, mais défaillant. D'où deux logiques simultanées celle de l'offrande (un amoureux arrive du dehors pour offrir un présent à une jeune fille) et celle de l'homme-arbre (qui, par parenthèse, justifie que le "bouquet" soit "rather large", comme semble s'en étonner D. Hillery, page 85). La négation de l'arbre voué, selon Le Rossignol et l'Ariette IX, au reflet et à la noyade , n'est peut-être pas sans rapport, dans ces conditions, avec l'oblation même l'horizontalité avec l'ostension. Elle ouvre la possibilité d'un glissement, le personnage est maintenant à même de se laisser porter par les flots, comme le varech de Beams. Ce que pourrait confirmer la suite, qui reprend allusivement la fable de la tempête amoureuse, cette fois sur le mode du bercement et avec des mots déjà rencontrés dans Malines (reposez, dormez, apaisés) :
Sur votre jeune sein laissez rouler
ma tête Toute sonore encor de vos derniers baisers ; Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête, Et que je dorme un peu puisque vous reposez. |
Il serait sans doute abusif de vouloir retrouver, dans cette dernière strophe, les mêmes relations entre la femme et la mer que dans Beams, mais elle s'inscrit dans une continuité, en rupture avec la mauvaise tempête de Birds in the night. Le droit à ce repos érotique se gagne ainsi par une renonciation : l'homme-arbre abdique sa verticalité pour obtenir d'être bercé par les flots d'une mer apaisée.
Cependant, l'offrande propitiatoire de la première strophe n'était qu'une tactique. Peu à peu, le "je" prend des libertés avec sa partenaire. Qu'on suive par exemple les Ne le déchirez pas, Souffrez, laissez rouler, laissez-la s'apaiser, de moins en moins timides, jusqu'au Et que je dorme final, bien cavalier. Et voyez comme il se hausse : après s'être reposé aux pieds de la dame (front contre pieds dans la strophe II), voici qu'il laisse rouler (sa) tête sur son sein à elle. Il est vrai qu'il a pu obtenir tout ce qu'il désirait et que le blanc entre les quatrains II et III fait l'ellipse de l'acte amoureux. Entre ce qu'il faut bien appeler une stratégie érotique et le thème que nous suivons depuis l'Ariette I, la solidarité est grande. D'une part, la disparition du tronc, le renoncement à toute verticalité ont leur rôle dans l'entreprise de séduction : il s'agit de paraître se laisser dominer par la femme pour mieux la dominer. D'autre part, le séducteur pourrait s'avancer dissimulé : le masque végétal et l'effacement du tronc s'expliqueraient alors par une censure analogue à celle qui entraîne l'ellipse entre les strophes suivantes. Mais le coeur ne peut être seulement le substitut d'un substitut phallique ! L'intérêt du poème ne peut être réduit au détour ou à la pudeur...
Plus fondamentalement, le JE ne devait-il pas, pour faire offrande de lui-même, s'identifier aux fruits-fleurs-feuilles, les revendiquer comme une poussée intime ? Ne fallait-il pas que le bouquet retrouve comme une sève pour devenir un "présent" ? En ce sens, plutôt que d'une renonciation au paysage, c'est d'une appropriation qu'il s'agirait, et d'un se-faire-nature, qui ramène à soi. Le mouvement est exactement inverse de celui qui lançait l'Ariette I, de l'extase au paysage :
C'est l'extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C'est tous les frissons des bois Parmi l'étreinte des brises... |
Comme C'EST, VOICI fait coïncider temps de l'énoncé et temps de l'énonciation, selon une logique du "présent", mais, alors que C'EST gommait une première personne, VOICI sert à introduire mon coeur, qui prépare lui-même le je du vers 5. Au lieu d'une dispersion, d'une dérive dans le paysage, nous assistons à une intériorisation, à une consolidation du moi (jusqu'au machiavélisme) à une contre-extase. C'est encore un glissement, un déplacement, mais qui aboutit à la fatigue amoureuse alors que l'autre en partait : la symétrie est quasi totale. Ces deux poèmes initiaux s'opposent donc, comme la noyade et la marche sur l'eau dans les poèmes finals correspondants. Mais ils marquent aussi leur section entière. Les Ariettes oubliées partent de l'amour comme d'un passé (moment de la "fatigue amoureuse", "Elle" disparue de l'Ariette V, exil de l'Ariette VII, "espérances noyées" de la IX) pour aller vers le paysage où le moi se dissout ("chastes charmilles" ou "petit jardin" de l'oubli, paysages que sont de façon presque exclusive les Ariettes VIII et IX, en attendant les Paysages belges presque sans présence féminine...). Au contraire, les Aquarelles se caractérisent par l'importance qu'elles redonnent à la femme : elles vont vers l'amour, apparemment, quitte à le dépasser "régressivement". De ce point de vue, les deux premiers vers de la section, ceux de Green, ont pleine valeur d'incipit.
Le motif du "paysage à l'arbre" nous a permis de reconnaître une vectorisation optimiste du recueil, bien qu'il se démembre au-delà des Ariettes oubliées ou plutôt, peut-être, justement en raison de ses démembrements. Cette vectorisation se fait principalement par les commencements et clausules et par la "géométrie" des poèmes que leur position privilégie : avant tout les Ariettes I et IX, Green et Beams. Du "tout bas" au "haut", de la noyade à la marche sur les eaux. On peut aussi dessiner une trajectoire : l'ex-Romance sans paroles, des arbres à l'eau, raconte une dérive, une contre-identification, une errance descendante qui procède du sonore mais qui n'exclut pas un incertain retour à l'âme, au "nous" : il y a (peut-être) une réversibilité de l'extase. Le dernier mot reste cependant au paysage, au bas. Dans l'Ariette IX, le sonore est encore présent (les espérances-tourterelles se plaignent encore et pleurent), mais il est prisonnier du paysage paralysé de se réfléchir. Les espérances se trouvent écartelées entre les hautes feuillées où elles gémissent et l'eau où elles se noient. C'est cette contradiction que Beams va résoudre.
En effet, le dernier poème du recueil, s'il fait triompher le "haut", est aussi celui qui réussit à le concilier avec l'horizontalité du glissement. Les branches-varechs, les oiseaux-voiles, victorieux de la noyade, participent de la même gloire que la femme unissant soleil et mer. La "surréalité" consiste peut-être en ce que, ni extase ni miroir, cette Aquarelle réussit à confondre l'euphorie du mouvement et un certain bonheur amoureux, "glisser" et "suivre".
Précisément, l'érotisation du paysage semble une autre constante du motif, au moins dans les poèmes initiaux et finals des deux sections extrêmes. Même dans l'Ariette IX, où elle est la plus discrète, comment ne pas voir que l'équation "tourterelles = espérances relie le poème au thème amoureux" (D. Hillery, page 85) ? Mais dire érotisation risque de faire manquer la logique des différents glissements que nous avons vus à l'oeuvre : l'extase, le miroir, le coeur-arbre, la marche sur l'eau sont autant de moments où s'établit une continuité, une réversibilité entre l'amour et le paysage. Ce que les Paysages belges, justement parce qu'ils ne sont que des paysages, ne font pas. Aussi le second Streets, dans Aquarelles, doit-il, au bénéfice de la rivière, reprendre littéralement Malines :
O la rivière dans la rue ! (...) Elle roule sans un murmure Son onde opaque et pourtant pure... |
Et ce qui y est dit de l'eau, qui rappelle et contredit l'Ariette IX (plus de reflet ni d'espérance),
... l'eau jaune comme une morte Dévale ample et sans nuls espoirs De rien refléter que la brume... |
il faudra que le poème suivant le transfère à la femme :
Vos yeux qui ne devaient refléter
que douceur, Pauvre cher bleu miroir, Ont pris un ton de fiel... (Child Wife, vers 5-7) |
Les poèmes-cadre ne font pas de ces partages thématiques ni n'ont besoin de ces concaténations. Même si Beams est préparé par ce parcours de la rivière à la femme, même si l'opacité nouvelle de l'eau semble prémunir contre l'"engouffrement", la fable finale tient de refuser cette transition, de confondre.
D'une certaine façon, comme Green et comme l'Ariette I, ce finale est un poème sans "image". Et, dans cette mesure, il n'y a pas plus érotisation du paysage que "naturalisation" de l'amour, mais une logique chaque fois différente qui règle les relations de l'un à l'autre. Et qui mettra peut-être même en question la présence de l'amour.
Ces rapports entre thèmes nous importent toutefois beaucoup moins ici que l'interaction entre un thème en mouvement et la composition du recueil. Une trajectoire, disions-nous : le motif de l'arbre-l'oiseau-l'eau n'a de consistance, d'unité que de relier-opposer les poèmes-cadre des Ariettes et ceux des Aquarelles. Par-dessus Malines et une des dernières strophes de Birds in the night. Tous les autres poèmes cités (Ariette VIII, Streets, Child Wife) ne se raccordent que partiellement au fil principal. Même Malines n'y tient que récursivement : comme une version "terrestre" de Beams. Il est vrai que la section des Paysages belges, d'où l'eau est bannie, reste à l'écart du motif. L'examen des titres en fera tout à l'heure apparaître une des raisons. Mentionnons cependant une exception : Simples fresques I, pour deux vers surtout :
Des petits arbres sans cimes Où quelque oiseau faible chante |
Etêtés, échappant à la noyade, ces arbres à l'oiseau (les derniers à strictement parler) préfigurent ceux de Malines, échelonnement à l'horizon, mais ils tiennent encore beaucoup des Ariettes I et IX et c'est la présence de ce ressouvenir tardif, hors des positions balisées, que nous allons aussi chercher à expliquer en poursuivant l'enquête : on verra que cette apparente anomalie se justifie, à la lumière d'autres aspects d'une construction, toujours la même.
NOTES
(1) Espérances fait écho aux /br-/ du vers 1 (ombre, arbres, embrumée), à "se plaignent" et "ce paysage" (/sp/), mais surtout à "pleuraient" où se conjoignent "meurt", "se plaignent" et "blême". La signifiance travaille ici contre la signification obvie du mot.
(2) C'est V. P. Underwood (Verlaine et l'Angleterre, Nizet, 1956, page 118) qui suppose une rencontre et parle de "jolie transposition d'un incident banal". J. Robichez (pages 595-6) imagine de même que "Verlaine et Rimbaud, arpentant le pont du bateau, ont croisé une belle voyageuse (...) Et, comme il arrive, ils lui inventent un roman, une légende, dorée par les rayons éclatants ("beams") de cette journée de printemps..." Claude Cuénot (1963, note 54, page 193) songe plutôt, lui, au nom du navire.