LES RECURRENCES DE MOTS
Lisant un recueil de poèmes, parce qu'on ne peut faire autrement que d'enregistrer le retour de certains mots, on est invinciblement porté à s'appuyer sur ces récurrences pour prendre ses repères, pour tisser des rapprochements, et à transformer ainsi ces éléments de "stabilité" en leviers de l'interprétation. Supposé révéler la permanence d'une préoccupation ou d'un état d'âme, le mot devient alors le contexte des poèmes. Rien ne garantit pourtant l'existence d'un espace sémantique homogène, à même d'assurer l'identité des termes en cause. La démarche conduit en outre à accorder un crédit immodéré à la fréquence : or il suffit de constater que les substantifs qui reviennent le plus souvent dans Romances sans paroles (OEIL, COEUR, AME, AMOUR, CIEL) sont aussi ceux que Verlaine employait le plus régulièrement dans son oeuvre antérieure et ceux qui domineront dans Sagesse encore [voir F. Eigeldinger et al., ainsi que P. Guiraud, 1954], pour éprouver de sérieux doutes sur l'intérêt de tels décomptes. De surcroît, les termes les plus fréquents sont pour la plupart des mots inaccentués (déterminants, prépositions, conjonctions), dont le retour n'est généralement sensible et signifiant que rapporté à une syntaxe, à une prosodie. Cela étant, on peut tout de même penser que la répétition de mots accentués, assez aisément perceptible, n'est pas sans rapport avec la continuité d'un travail, voire que les liens ainsi formés construisent pour partie le sens.
Notre souci primordial étant l'organisation du recueil, nous partirons du découpage obvie.
A. Chaque SECTION a ses mots en propre, même parmi ceux qui sont répétés. Les Ariettes ont notamment soir, lune et lueur, incertain, frêle, frais, ramures, bruit, gris, exil(-er), ariette, ennui (-yer), oubli (-er), vie (vivre) : ces récurrences dessinent un paysage, caractérisé par une faible lumière et associé à un état d'âme (ennui, exil), mais esquissent aussi, déjà, une prosodie, par les [i] ou [ÿi] : bruit, gris, ennui, oubli, exil...
Dans les Paysages belges, ce sont plutôt les termes d'architecture qui reviennent : gare (Walcourt, Charleroi), château (Simples fresques II, Malines), brique (Walcourt, Malines), ainsi, évidemment, que les mots du paysage mais d'un paysage bien différent de celui des Ariettes : horizon et site (Charleroi et Malines pour les deux), sans fin (Simples fresques II, Malines) et mille (Chevaux de bois et Malines). Répétitions presque toutes dues à la fonction récapitulatrice de Malines, mais révélatrices d'une thématique nouvelle l'illimitation.
Aquarelles se distingue par deux mots désignant une partie du corps : pieds (Green, Beams) et front (Green, Child wife) nous relèverons tout à l'heure le traitement réservé à tête et à yeux et, du côté du paysage, par deux matin (Green, A poor young shepherd), qui s'opposent aux deux soir des Ariettes, ainsi que par branches (Green, Beams), soleil (Simples fresques II, Beams) et mer (Spleen, Beams). Fort, adjectif et adverbe (dans deux poèmes successifs : Child wife et A poor young shepherd), s'oppose peut-être aux deux faible du premier versant, mais les adjectifs et verbes caractéristiques sont haut, large, joli et pur, refléter et rouler. Notons enfin, dans cette section "érotique", la présence de six BAISER sur sept :
....................................
laissez rouler ma tête Toute sonore encor de vos derniers BAISERS ; (Beams) Mais je trouve encore meilleur Le BAISER de sa bouche en fleur Depuis qu'elle est morte à mon coeur (Streets I) J'ai peur d'un BAISER Comme d'une abeille (A poor young shepherd, où le mot se trouve quatre fois) |
L'autre occurrence se trouve juste auparavant, dans Birds : "O quels baisers, quels enlacements fous !" On va ainsi de la jouissance remémorée à la crainte, déguisement d'un refus de l'amour.
Cette distribution des récurrences n'est pas le simple effet d'une superposition (celle du découpage en sections sur une masse amorphe de répétitions) : elle a sa cohérence thématique, voire prosodique. Il serait cependant vain d'espérer une parfaite concordance, la distribution du vocabulaire (concentrations, exclusions, contrastes) ne pouvant à l'évidence épouser la division en sections, à moins que Verlaine ne se soit imposé un programme d'écriture tout à fait contraignant et systématique. Lorsque 45 adjectifs qualificatifs, par exemple, reviennent de 2 à 9 fois, on peut s'attendre que certains au moins soient présents dans toutes les parties du texte, brouillant la belle ordonnance que nous auraient laissé entrevoir certaines répartitions remarquables.
B. Or il se trouve que la cohérence est encore plus nette si l'on considère, non plus les sections, mais les deux "versants" de l'oeuvre dégagés à partir de l'étude des infractions à l'alternance des rimes, et surtout le second, à partir de Simples fresques II à peu près.
Langoureuse (Ariette I) et langueur (Ariette III) trouvent leur seul écho dans Simples fresques I : "Toutes mes langueurs". De même ("La fuite est verdâtre et rose", "Où quelque oiseau faible chante"), le faible et le rose de l'Ariette V, ainsi que le mot jour dans une acception ("Dans un demi-jour de lampes") qui n'apparaît que dans l'Ariette II ("jour trouble"). On reste dans la tonalité de frêle, gris, ennui, soir mais, apparemment, il y a moins "débordement" des Ariettes sur les trois premiers Paysages belges que rappel de la première section dans le seul Simples fresques I.
Le second versant, beaucoup plus riche, a par exemple en exclusivité les mots désespoir (Birds, Spleen) et espoir, celui-ci fortement marqué par la négation :
(Le premier versant avait un autre mot : espérances (Ariette IX). Elles aussi étaient condamnées, "noyées" l'écho le plus proche en était pleuraient mais on peut supposer une opposition par la négation avec "sans nuls espoirs De rien refléter".)
A partir de Malines apparaissent d'autre part certains verbes de fréquence moyenne, qui insistent sur un motif ambivalent. En effet, à côté d'aimer, qui a presque la même distribution que le substantif baiser, conformément au thème dominant d'Aquarelles (mais amant et surtout amour ont une distribution plus large), ce sont essentiellement des verbes de mouvement et des verbes de l'aspiration au repos :
AIMER | Malines, Birds, Streets I, A poor young shepherd |
DORMIR REPOSER APAISER SOUFFRIR |
Malines,
Birds, Green Malines, Green, A poor young shepherd Malines, Green (et PACIFIES : Streets II) Birds, Green, A poor young shepherd |
BOUGER GLISSER FILER ROULER |
Birds,
Spleen Malines, Beams même distribution Green, Streets II |
On pourrait ajouter oser et comprendre. Et l'on devine déjà une chaîne prosodique : oser, reposer, apaiser, baiser, désespoir... Une autre se dessine avec aimer, par malheur (Birds, A poor young shepherd), par calme et amer qui se font écho dans Birds comme dans Green. Du point de vue du sens, on peut en outre rapprocher de blanc, joli, large et pur :
BEAU JOYEUX MEILLEUR, associé au souvenir éventuellement BON |
Simples fresques II, Green, Beams Chevaux de bois, Birds, Child wife, Beams Birds, Streets I Birds, Chevaux de bois, Green (mais aussi l'Ariette VI et Walcourt) |
N'oublions cependant pas la présence concomitante de noir et de désespoir, d'où un contraste avec les nuances "mélancoliques" de la première partie. Enfin, tête (Chevaux de bois, Green, Beams) vient s'adjoindre à pieds et à front, tandis que toute une série d'adverbes ou de conjonctions n'apparaissent qu'à partir de Chevaux de bois ou de Birds : déjà, toujours, jamais, encore ; mais, car, pourtant l'Ariette VI faisant encore exception, avec un car et un jamais. En revanche, aucun des 28 adjectifs démonstratifs ne se rencontre dans les Aquarelles...
C. Quelques champs sémantiques se caractérisent par un "échelonnement" qui frise la segmentation pure et simple.
L'exemple le plus connu est celui des couleurs. On sait en effet que les Ariettes privilégient, à côté du blême (Ariette IX), le gris (Ariettes I, V et VIII) et le rose (Ariette V et... Simples fresques I), tandis que le deuxième versant se colore en blanc et en bleu : le premier de ces adjectifs apparaît dans Simples fresques II, Malines, Birds, Green et dans Beams, où il a blond pour écho ; l'autre dans Malines, Spleen et Child wife. Cependant, clair (Walcourt, Malines, Streets I), noir (Charleroi, Birds, Spleen, Streets II) et rouge (Charleroi, Malines, Birds, Spleen) viennent perturber ce partage. Les teintes contrastées de Charleroi ne semblent toutefois faire tache que ponctuellement, à côté des "guinguettes claires" de Walcourt, en attendant que Malines, avec ses "prés clairs", efface le "Rouge de brique et bleu d'ardoise" en décolorant l'herbe : "Sahara de prairies", "blancs gazons". Dans les Aquarelles, noir, dont le sort est lié à sa rime désespoir (ou espoir nié) et qui, dans Birds déjà, n'est peut-être qu'une couleur morale ("mes moments noirs", balançant le feu de l'amour), semble soumis à la même opération de réduction : ses emplois marquent les pièces les plus sombres (Spleen, Streets II) mais, dans les premier et dernier poèmes de la section, c'est le blanc qui l'emporte (1). La même démonstration vaudrait sans doute à peu de chose près pour le rouge, dont la répartition est similaire.
Par ailleurs, le "verdissent" de l'Ariette VI et surtout le "verdâtre (et rose)" de Simples fresques I contrastent avec le "trop verte" de Spleen. Il peut donc sembler globalement juste d'opposer un versant pâle, le premier (ou les Ariettes), et un versant plus coloré ou, du moins, un versant où les couleurs et le noir le disputent au clair et au blanc, selon une ambivalence dont nous avons repéré d'autres traces. Cela même s'il reste à expliquer la répartition des mots de la famille de luire (Ariettes II, V, VIII, Birds, Spleen, Beams) et de... pâle (Ariettes II et IV, Simples fresques II, A poor young shepherd) mais la prosodie aura peut-être beaucoup à dire sur le sujet, de plus pertinent que cette rapide étude d'un champ sémantique. On peut néanmoins noter que l'organisation des couleurs recoupe celle de thèmes voisins : soir, jour, matin... Lune, par exemple, n'apparaît que dans les Ariettes VI ("La Lune... Dispense sa lumière obscure") et VIII ("On croirait voir vivre Et mourir la lune"), soleil prenant le relais à partir de Simples fresques II, où il ne s'agit d'ailleurs encore que du couchant ("Avec, à son flanc, Le soleil couché"), en attendant, seule autre occurrence, le soleil "haut" de Beams. Au début du même Paysage belge, le ciel était "divin D'être pâle ainsi", tout comme, un peu plus tard, les cieux de Malines seront "à peine irisés", cieux pour dormir comme le ciel de théâtre de Chevaux de bois : "Le ciel en velours D'astres en or se vêt lentement". Surtout, les deux occurrences extrêmes du mot soulignent l'opposition entre lune et soleil, en révélant probablement une altération de la valeur de luire :
Le CIEL est de cuivre Sans lueur aucune On croirait voir vivre Et mourir la lune. (Ariette VIII) Le soleil luisait haut dans le CIEL calme et lisse (Beams) |
Le glissement du pâle au lumineux se confirme encore entre le premier et le dernier amour :
"Et dans les lueurs musiciennes, AMOUR PALE, une aurore future !" "Que s'en vont, cher AMOUR QUI T'EPEURES" (Ariette II) "Et vous n'aurez pas su la LUMIERE et l'honneur D'un AMOUR BRAVE et fort" (Child wife) |
Mais nous sommes progressivement passés à un système d'oppositions, sur lequel nous reviendrons. Restons-en encore un moment à la segmentation : certains termes à la distribution limitée ne sont apparemment que les avatars d'un unique motif, qui se diversifierait d'une section à l'autre. Ainsi pour le thème de l'arbre. Les Ariettes emploient ramures :
C'est, vers les RAMURES grises, Le choeur des petites voix. (Ariette I) Tandis qu'en l'air, parmi les RAMURES réelles, Se plaignent les tourterelles (Ariette IX) |
Prépositions et adjectifs dissimilent, voire opposent, mais le rapport à l'oiseau ne varie pas. Cependant, en même temps qu'il fournit en partie le titre de la section suivante avec "paysage", le dernier des poèmes cités introduit arbres ("L'ombre des arbres..."), mot qui va dominer tous ces Paysages belges :
L'or....................................... Tout doucement s'ensanglante Des petits ARBRES sans cimes Où quelque oiseau faible chante. (Simples fresques I) Sais-tu qu'on serait Bien sous le secret De ces ARBRES-ci ? (Simples fresques II) Comme les ARBRES des féeries, Des frênes, vagues frondaisons, Echelonnent mille horizons" (Malines) |
S'affirme là, paradoxalement, une volonté de réduire le paysage à l'horizontalité, qui va mener, dans Aquarelles, au dernier terme, branches. Le tronc s'efface ("Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des BRANCHES// Et puis voici mon coeur...", Green) pour permettre au végétal d'épouser l'eau : "Parfois de grands varechs filaient en longues branches" (Beams). Et, les deux fois, la rime avec "blanches" nie le vert, selon la logique des "blancs gazons" de Malines : ainsi se confirme la vectorisation des couleurs.
Pareillement, les "hautes feuillées" de l'Ariette IX ont été supplantées par les feuilles et fleurs sans tiges (Walcourt, Green et Spleen qui s'en tient au "houx à la feuille vernie" et au "luisant buis"). Herbe qui, dans l'Ariette I, rabaissait le murmure de l'arbre vers l'eau, allait déjà de pair, dans Charleroi, avec les Kobolds nains ("Dans l'herbe noire// Les Kobolds vont"), l'avoine et les buissons préfiguration du "Sahara de prairies" de Malines, une fois encore.
D. Les segmentations que nous venons d'illustrer peuvent paraître douteuses en raison de l'unité assez incertaine des champs sémantiques, et de la facilité qu'il y a à monter en épingle la moindre différence. On pourrait toutefois faire valoir que tel est le jeu de la lecture : tout paradigme devient incitation à découvrir des dissimilitudes, en faisant retour au syntagme. Mais il est possible de démontrer l'existence de la différenciation à partir d'exemples a priori défavorables : une série de termes parmi les plus fréquents d'un bout à l'autre du recueil. Soit : trois verbes, trois substantifs, quatre adjectifs et deux pronoms personnels.
Occupant le troisième rang après "être" et "avoir", aller compte douze occurrences :
"O mourir de cette mort seulette Que S'EN VONT...................... Balançant jeunes et vieilles heures" (Ariette II) "Qui S'EN VONT pâlir sous les chastes charmilles" (Ariette IV) "Qui VAS tantôt mourir vers la fenêtre" (Ariette V) "Bien que mon coeur S'EN SOIT ALLE" (Ariette VII, bis) "Encore que loin EN ALLES" (ibid.) "Dans l'herbe noire, Les Kobolds VONT" (Charleroi, bis) "Des messieurs bien mis VONT vers le château" (Simples fresques I) "C'est ravissant comme ça vous soûle D'ALLER ainsi dans ce cirque bête" (Chevaux de bois) "Déjà voici que la nuit qui tombe VA réunir pigeon et colombe" (ibid.) "............................. comme un bon soldat Blessé qui S'EN VA dormir à jamais" (Birds) "Elle voulut ALLER sur les flots de la mer" (Beams) |
Il y a raréfaction : les deux dernières sections n'ont chacune qu'une seule occurrence, contre cinq pour les deux premières. Mais surtout on discerne au moins deux groupes distincts : s'en aller ou la périphrase verbale (s'en) aller + infinitif ou participe présent ; et aller employé absolument. Le premier caractérise les Ariettes et Birds, le second les Paysages belges et Aquarelles, selon une sorte de chiasme. Avec deux exceptions : "va réunir" et un emploi absolu de s'en aller dans l'Ariette VII, mais qui ne remettent pas en cause deux dominantes thématiques : d'un côté, le motif de l'exil, de la mort ; de l'autre, celui de la marche. L'organisation croisée est à la fois confirmation du découpage en sections et composition à ceci près que les occurrences des deux dernières sections sont plutôt les échos des précédentes qu'une nouvelle exposition du thème, surtout dans Beams, récapitulation du thème du voyage.
La série du verbe MOURIR et des mots de la même famille se divise aussi, confortant au moins le particularisme des Ariettes autour du thème de la fusion dans l'air :
"O MOURIR de cette MORT seulette
(...) O MOURIR de cette escarpolette ! (Ariette II) "Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt MOURIR vers la fenêtre" (Ariette V) "On croirait voir vivre Et MOURIR la lune" (Ariette VIII) "L'ombre des arbres dans la rivière embrumée MEURT comme de la fumée" (Ariette IX) |
Les occurrences suivantes ont, elles, surtout à voir avec l'amour :
"Et votre regard qui mentait
lui-même Flambait comme un feu MOURANT qu'on prolonge" "Pourtant,
mon amour que vous croyez MORT" |
AIMER, de même, après un emploi isolé à la fin des Paysages belges ("et d'où l'on Aime à loisir cette nature..."), sert de support, dans Birds, à un drame en trois actes :
Et de votre voix vous disiez :
"Je t'aime !"... (vers 20) Vous ne m'aimiez pas, l'affaire est conclue (vers 26) Oui ! je souffrirai, car je vous aimais ! (vers 29) |
et, dans Aquarelles, s'associe chaque fois à YEUX :
"J'aimais surtout ses jolis yeux
(...) J'aimais ses yeux malicieux" (Streets I) "Pourtant j'aime Kate Et ses yeux jolis" (A poor young shepherd) |
Or MOURIR et ALLER suivent immédiatement ALLER dans l'ordre de fréquence.
Les substantifs les plus fréquents sont coeur, oeil et âme. Les Ariettes recourent treize fois au mot coeur (sur 17 occurrences, mais en quatre poèmes seulement, il est vrai) et sept fois au mot âme (sur neuf occurrences, en quatre poèmes aussi). Les deux mots ont souvent partie liée : dans l'Ariette II, "Et mon âme et mon coeur en délires" dédouble le "je" initial, amorçant l'affaiblissement de la personne. De même dans l'Ariette VII, où les deux démembrent le "je" que l'âme finit par supplanter : "Mon âme dit à mon coeur : Sais-je..." Ce dédoublement s'inscrit d'ailleurs dans un contexte marqué par les reduplications ("O triste, triste", "A cause, à cause", "bien qu'exilés, Encore que loin en allés"), d'où l'accroissement considérable des occurrences : six pour coeur, quatre pour âme.
Ailleurs dans la section, les deux mots apparaissent séparément, mais subissent des traitements similaires. "Cette âme qui se lamente" (Ariette I) se dédouble elle-même en "La mienne, dis, et la tienne", tandis que "mon coeur", dans l'Ariette III, figure inversement ce qui reste du "je" quand celui-ci est confronté à l'impersonnel. Quant à âmes soeurs, dans l'Ariette IV, ce n'est pas un autre mot, mais seulement une autre forme du "duel" amoureux. Seule mais ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'elle se distingue , l'Ariette VI évoque un coeur qui "ne se tient pas de joie".
Le couple coeur-âme ne reparaît plus que dans Chevaux de bois, mais sur le mode d'un parallèle ironique : "Tournez, tournez, chevaux de leur coeur...", "Et dépêchez, chevaux de leur âme..." Dans Birds, toute relation est rompue entre "... que votre coeur doit être indifférent" et "je souffrirai d'une âme résolue", à vingt vers d'intervalle, mais ce divorce même fait sens. En tout cas, Aquarelles, section de l'amour, ne connaît plus que coeur, d'abord dans un contexte que nous avons déjà longuement évoqué et qui donne au mot une résonance que ne pourrait lui assurer un vers cliché :
Voici des fruits, des fleurs, des
feuilles et des branches, Et puis voici mon COEUR qui ne bat que pour vous. (Green) |
Puis, après un emploi tout aussi conventionnel, sinon mirlitonnesque, mais qui ne réutilise les rimes internes de Green que pour mieux en prendre le contre-pied :
Mais je trouve encore meilleur Le baiser de sa bouche en fleur Depuis qu'elle est morte à mon COEUR (Streets I), |
on retrouve le mot sans le possessif, dans Child wife, comme si l'article défini effaçait toute trace du "je" pour mieux préparer l'apothéose grandiloquente de la dernière strophe :
Car vous avez eu peur de l'orage et du
COEUR Qui grondait et sifflait (...) Et vous n'aurez pas su la lumière et l'honneur D'un amour brave et fort... |
Cette identification à l'orage (par le singulier du verbe), en opposition au thème final de Birds ("Je suis le Pauvre Navire Qui court démâté parmi la tempête"), contraste avec le coeur "végétal" de Green et de Streets I, mais surtout contredit les emplois des Ariettes, qui associaient l'impersonnalisation à la faiblesse. Le coeur-ego triomphe ici à proportion de la distance qui se creuse avec vous ou elle. Dans ces conditions, on peut se demander s'il y a continuité réelle entre les Ariettes, marquées par la division du moi, et les Aquarelles, tout occupées de régler un compte amoureux.
Le clivage est encore plus net en ce qui concerne oeil. A partir de Birds, et au pluriel, il devient un attribut constant de la femme :
Que vos YEUX, foyers de mes vieux
espoirs, Ne couvaient plus rien que la trahison. Je ne veux revoir de votre sourire Et de vos bons YEUX en cette occurrence Et de vous enfin qu'il faudrait maudire, Et du piège exquis, rien que l'apparence. (Birds) Et qu'à vos YEUX si beaux l'humble présent soit doux (Green) J'aimais surtout ses jolis YEUX, Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses YEUX malicieux. (Streets I) Vos YEUX qui ne devaient refléter que douceur, Pauvre cher bleu miroir, Ont pris un ton de fiel... (Child wife) Pourtant j'aime Kate Et ses YEUX jolis (A poor young shepherd) |
Partout auparavant y compris, une fois, sous la forme "yeux" , ce sont l'agression, la menace (liées à la vitesse ou à la présence d'un témoin) qui dominent :
C'est le chien de Jean de Nivelle Qui mord sous l'OEIL même du Guet Le chat de la mère Michel (Ariette VI) Un buisson gifle L'OEIL au passant (Charleroi) Des gares tonnent Les YEUX s'étonnent (ibid.) Tandis qu'autour de tous vos tournois Clignote l'OEIL du filou sournois (Chevaux de bois) |
L'opposition entre le singulier et le pluriel prend une valeur d'autant plus forte dans le monstrueux "oeil double" de l'Ariette II que celui-ci s'identifie au "je" dédoublé en âme et coeur :
Et mon âme et mon coeur en délires Ne sont plus qu'une espèce d'OEIL double Où tremblote à travers un jour trouble L'ariette... |
Il restera un peu de la menace dans "L'éclair de côté que coulait votre oeil" (Birds), dernière occurrence du singulier. Pourtant il n'y a pas vraiment deux mots, mais bien plutôt bipartition du recueil, entre Chevaux de bois et Birds : d'un côté, yeux ayant partie liée avec le sens conventionnel de coeur ; de l'autre, oeil, vraisemblablement tributaire du clivage coeur-âme ; mais chaque forme admettant l'autre. Il en allait d'ailleurs déjà un peu ainsi avec aller/ s'en aller.
Parmi les adjectifs qui reviennent souvent, petit s'applique par deux fois, méchamment, à Mathilde : "La petite épouse" (Birds) et "vous gesticulez avec vos petits bras" (Child wife). Les trois occurrences de l'Ariette VI sont également péjoratives :
Petit courtaud, petit abbé, Petit poète... |
Il n'en va pas de même, en revanche, de toutes les autres, cantonnées strictement sur le premier versant du recueil :
C'est, vers les ramures grises, Le choeur des PETITES voix (Ariette I) ......................... fin refrain incertain Qui va tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le PETIT jardin. (Ariette VI) O les charmants PETITS asiles Pour les amants ! (Walcourt) Des PETITS arbres sans cimes Où quelque oiseau faible chante (Simples fresques I) |
Les occurrences de pauvre et de jeune sont soumises à un chassé-croisé qui n'a plus à voir avec le découpage du recueil, mais avec les personnages et qui définit le propos d'un poème. Jusqu'à Streets, le premier adjectif caractérise les figures du "je" :
Qui lentement dorlote mon PAUVRE être
(Ariette V) Par instants je suis le PAUVRE Navire Qui court démâté parmi la tempête (Birds) Elle avait des façons vraiment De désoler un PAUVRE amant (Streets II) ; |
le second, le personnage féminin :
Vous êtes si JEUNE ! (Birds,
vers 3 et 7) N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie, Aussi JEUNE, aussi folle que la France ? (Birds, vers 35-6) Sur votre JEUNE sein laissez rouler ma tête (Green) |
Child wife intervertit, et c'est un aspect de la palinodie dont se compose la régression amoureuse à l'oeuvre dans la section :
Vous n'avez rien compris à ma
simplicité, Rien, ô ma PAUVRE enfant !... Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur, PAUVRE cher bleu miroir... Et vous n'aurez pas su la lumière et l'honneur D'un amour (...) JEUNE jusqu'à la mort ! (2) |
Cette interversion des signes, plus localisée, est cependant assez proche de la péjoration de petit, même si le clivage ne se fait pas au milieu des Paysages belges il singularise Child wife comme rétractation.
Quant aux occurrences de l'adjectif doux (au cinquième rang pour la fréquence absolue), elles déterminent deux séquences qu'il semble aussi difficile de relier que de regarder comme étrangères l'une à l'autre. Celle des Ariettes travaille à réduire un oxymoron du sonore, en passant de "cri" à "chant" :
Cela ressemble au CRI DOUX Que l'herbe agitée expire... (Ar. I) O BRUIT DOUX de la pluie ............................................ O le chant de la pluie ! (Ar. III) Que voudrais-tu de moi, DOUX Chant badin ? (Ar. V) |
Peut-être parce qu'appartenant à deux sections différentes, les autres emplois paraissent n'avoir rien de commun entre eux, hormis, pour les deux Aquarelles, la rime avec vous :
Dormez, les vaches ! Reposez, DOUX taureaux de la plaine immense Sous vos cieux... (Malines) Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous. Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit DOUX (Green) Le ciel était trop bleu, trop tendre, La mer trop verte et l'air trop DOUX. Je crains toujours, ce qu'est d'attendre ! Quelque fuite atroce de vous. (Spleen) |
Pourtant, chaque fois, la continuité de la séquence est confortée par douceur, qui comble les lacunes de distribution en construisant une opposition de l'Ariette IV à Birds. D'autre part, les deux doucement se font écho, de la fin d'un versant à la fin de l'autre, participant d'alliances paradoxales qui nous rappellent "cri doux" mais l'ordre est inversé et il y a peut-être alors affaiblissement du second terme, comme si l'adverbe valait négation :
L'or, sur les humbles abîmes, Tout DOUCEMENT s'ensanglante (Simples fresques I) Elle se retourna, DOUCEMENT inqui-ète De ne nous croire pas pleinement rassurés (Beams) |
Ce parallélisme peut aussi bien valoir correspondance que division irrémédiable. La prosodie nous en apprendra sans doute davantage à son sujet mais, quelque interprétation qu'on lui donne, il confirme la composition.
L'organisation des pronoms personnels rend peut-être compte de quelques-uns de ces phénomènes. Il ne faudrait d'ailleurs pas s'en étonner, compte tenu de la relation étroite aperçue entre je et le couple âme/coeur.
Birds inaugure une opposition entre je et vous qu'on a lue comme un face-à-face entre Verlaine et Mathilde. Admettons, mais ce n'est qu'un point de départ. Si le couple de pronoms caractérise encore Green, Spleen et, en partie, Child wife, Elle prend le relais de la deuxième personne dans Streets et A poor young shepherd, pour dominer dans le poème final un nous déjà apparu dans Child wife ("Qui nous fait mal à voir") et qui ne peut être interprété comme la sommation de je et tu, ou de je et vous. Il y aurait donc, dans cette partie du recueil, un double glissement de je à nous, de vous à elle , qui finirait par imposer une autre paire de pronoms, et une autre relation.
Les deux premières sections, en revanche, n'ont jamais lié le je et le vous : les deux pronoms ne se rencontrent jamais dans un même poème. En outre, le vous n'y désigne jamais l'autre membre du couple ; il sert à prendre à témoin un ou des tiers (le plus souvent des animaux) :
Il faut, voyez-VOUS, nous pardonner
les choses (Ar. IV) Corneille poussive Et VOUS, les loups maigres, Par ces bises aigres, Quoi donc VOUS arrive ? (Ar. VIII) Tournez, tournez, bons chevaux de bois... (Chevaux de bois) Dormez, les vaches ! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense Sous VOS cieux à peine irisés (Malines) |
Quant au je, nous avons déjà dit combien il était miné par l'impersonnel ou démembré entre âme et coeur, jusqu'à Simples fresques I où la construction le gomme :
Triste à
peine.......................... Toutes mes langueurs rêvassent |
L'adjectif possessif correspondant ne s'associe d'ailleurs, sur ce premier versant, qu'à des démembrements du moi : coeur, âme, pauvre être, langueurs.
Or il est frappant que l'apparition de la série des yeux coïncide avec celle du second vous (le premier étant un témoin qu'on peut peut-être rapprocher de ceux qui sont parfois mentionnés dans le contexte d'oeil), et que la paire âme-coeur ne fonctionne qu'en relation avec le premier je. Même si la rupture se fait à deux endroits différents, il apparaît maintenant possible de la référer à l'organisation bipolaire du recueil telle qu'elle se manifeste dans les incipit. Ce qui ne signifie pas pour autant que tout le vocabulaire se plie à la règle.
Une inflation finale des oppositions ?
Ce morcellement thématique s'appuie fortement sur des oppositions qui valent solidarité, à défaut de continuité, en même temps qu'elles impliquent probablement une simplification de l'ambivalence à la contrariété. Ainsi, comme amour et ciel, mais cette fois toutes les occurrences sont concernées : murmure et chant.
Murmure est associé à voix dans les deux premières Ariettes :
"C'est, vers les ramures grises, Le choeur des petites VOIX. O le frêle et frais MURMURE !" (Ar. I) "Je devine, à travers un MURMURE, Le contour subtil des VOIX anciennes" (Ar. II) |
La place dans la "hiérarchie" du sonore est sensiblement la même, le murmure semblant seulement plus indistinct que la voix, malgré l'absence consubstantielle à celle-ci. Mais les deux dernières occurrences du mot sont prises dans un syntagme négatif figé, reproduit à l'identique dans deux poèmes du pur glissement :
Le train glisse sans un murmure (Malines) Elle roule sans un murmure (Streets II) |
On retrouve exactement la même opposition entre les trois premières occurrences de chant(er) (Ariettes III et V, Simples fresques I) et la dernière : "Vous qui n'étiez que chant !" (Child wife). Le négatif qui marque le sonore au début du recueil cède devant le "nié" : élimination pure et simple, et non restauration d'une positivité.
D'autres fois, et plus souvent peut-être, c'est la figure féminine qui porte le poids de ces oppositions : on en a vu quelques exemples avec les qualificatifs. De même, l'exil de l'Ariette VII :
s'inverse en une fuite, imaginée puis donnée comme actuelle, de la partenaire :
Je crains toujours.............. Quelque FUITE atroce de vous (Spleen) Et c'est avec un front éventé, dépité Que vous FUYEZ devant (Child wife) |
... tandis qu'entre l'Ariette V et Green, main suggère deux images contraires de la femme, fragilité et cruauté :
"Le piano que baise une MAIN
frêle..." "Ne le déchirez pas avec vos deux MAINS blanches" |
Ces oppositions sont particulièrement intéressantes lorsqu'un de leurs termes au moins coïncide avec l'une des positions reconnues dans les chapitres précédents. Si l'on revient aux couleurs par exemple, on constate que or est vectorisé de la fin d'un versant à la fin de l'autre : à l'or du couchant qui s'ensanglante dans Simples fresques I répond, par-dessus les "astres en or" de la nuit-rideau de scène de Chevaux de bois, les "rayons d'or", retournés au jour, de Beams (Ces deux poèmes "terminaux" sont par ailleurs les seuls à employer le mot oiseau). Semblablement, le "vent bénin" de Beams semble répondre au vent qui "cherche noise" de Malines.
A "l'extase langoureuse" qui ouvre le recueil s'oppose une seule autre : "l'extase rouge" du martyre, sur quoi se conclut Birds in the night et l'inversion prosodique-graphique ("langoureuse"-"rouge") éclaire un nouveau contraste entre les deux versants. Quant à la "fatigue amoureuse" de la même Ariette I, elle est en quelque sorte symétrique de celle de Green, qui, "reposée Rêve des chers instants qui la délasseront", comme de celle, juste auparavant, de Birds :
Vous étiez au lit comme fatiguée, Mais, ô corps léger que l'amour emporte, Vous bondîtes nue, éplorée et gaie. |
Le terme évoque toujours la proximité de l'amour physique mais comme de l'autre côté, les deux dernières fois. La place faite à ce mot jette une lumière nouvelle sur l'aspiration au repos si présente dans les Aquarelles, ainsi que sur le personnage de François-les-bas-bleus (Ariette VI) qui, lui, n'est "jamais fatigué" !
A l'autre bout du poème liminaire, "tout bas" trouve un écho dans Malines ("Où l'on cause bas..."), mais haut organise une chaîne de l'Ariette IX à Beams, en passant par Streets II (qui s'oppose d'ailleurs de multiples façons aux pièces-cadre de la première section). Aux "gais chemins grands" de Walcourt répond le "chemin amer" de Beams... Nous pourrions multiplier les exemples de ces contraires : "cri doux" (Ar. I), oxymoron prosodique-sémantique, versus "aigres cris poitrinaires" (Child wife), triplement du même ; "En cette plainte dormante" (Ar. I) et "Se plaignent les tourterelles" (Ar. IX) versus "Et, ne voulant pas qu'on ose me plaindre" (Birds)... Le nombre en est tel qu'on pourrait être tenté de regarder au moins une partie d'Aquarelles ou du second versant comme une pure palinodie, avec ce que cela suppose d'appauvrissement du sens.
Fort heureusement, ces oppositions ne sont pas une fin en soi : lisibles dans un paradigme qui est abstraction, elles le sont aussi dans les poèmes et le contexte (le syntagmatique auquel il faut sans cesse revenir) nuance ce que le contraste peut avoir de schématique, l'enrichit en le situant.
Ainsi, le recueil va de roulis (Ar. I) à déroulement (Beams), deux mots liés au thème aquatique :
Tu dirais, sous l'eau qui vire, Le roulis sourd des cailloux. Si bien que nous suivions son pas plus calme encor Que le déroulement des vagues, ô délice ! |
Le roulis, qui a son équivalent aérien dans l'escarpolette du poème suivant, est un balancement ce que confirme l'alternance des /u/ et des /i/ dans laquelle est pris le vers, c'est-à-dire un mouvement qui se perpétue en s'annulant dans le va-et-vient. C'est aussi, et peut-être surtout, un effet (le "berceau") de la noyade. A l'autre extrémité des Romances, déroulement, qui reste à la surface de la mer, contredit le premier terme, d'abord par son préfixe négatif (et la prosodie du vers souligne les trois /de/), mais aussi et surtout par sa longueur, due à un suffixe qui insère le mot dans le paradigme de "mouvement", "mollement" (qui riment), "doucement" et "pleinement" substantifs et adverbes confondus concourent à un alentissement qui est exaltation du glissé, le mouvement est indissociable de son commentaire, voire de la jouissance ("ô délice !").
Entre ces deux substantifs, le verbe qui, par deux fois dans les Aquarelles, prépare déroulement en changeant peut-être de sens. "Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête" (Green) commence à identifier la femme à la mer ou, en tout cas, à celle qui sait conjurer la noyade et l'engouffrement. (Le mot est en rapport avec "la bonne tempête", antithèse de celle de Birds). Dans Streets II, plus aucun souvenir du bercement :
Elle roule sans un murmure Son onde opaque et pourtant pure |
est le moment où l'eau reprend en charge le glissement purement terrestre de Malines :
Le train glisse sans un murmure |
en attendant Beams :
Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement. |
Ce verbe glisser, dont ce sont les deux seules occurrences, met en relation le dernier Paysage belge et la dernière Aquarelle, mais il aura aussi contribué à une transition roulis-déroulement qui est plus qu'une simple antithèse : le résumé d'une transformation, du balancement à la marche indéfinie.
On ne prétendra évidemment pas que segmentation ou oppositions organisent la totalité des récurrences, conformément au découpage en sections ou en "versants". Il serait vraiment trop commode de croire que tous les mots des Aquarelles ou du deuxième versant seraient a priori, soit des contraires de ceux des Ariettes, soit d'autres mots.
D'autre part, il importerait de savoir si les différenciations que nous avons soulignées résultent d'un souci de composition ou seulement du "passage du temps", de la modification du propos inhérente à tout texte un peu étendu ou rédigé sur une période un peu longue.
Deux Ariettes un peu exceptionnelles apportent une réponse au moins partielle à cette question.
Nous nous sommes aperçu que l'Ariette VI faisait à bien des égards tache au sein de la première section, son vocabulaire l'apparentant plutôt au deuxième versant : "bon", "bleu", "blanc", "or", "lumière", "mur", "nuit", "joie", "s'en égaie", "robe", "soldat", "car", "las", "long", "petit" péjoratif... Or cette pièce serait la Nuit falote (XVIII° siècle populaire) dont il est seulement question dans une lettre de décembre 1872 [Correspondance, I, page 84 ; Saffrey et Bouillane de Lacoste, page 649] et qui devait prendre place entre les Paysages belges et Birds in the night. Il est donc possible que ce poème ait été écrit plus tardivement que ne le donnent à croire sa place et les indications de date. Le lexique trahirait l'imposture. Mais il faudrait alors considérer que la volonté de composition l'a emporté sur le scrupule chronologique, sur la fidélité à la genèse des poèmes : contraste avec l'Ariette "O triste, triste..." par l'enchaînement du desinit et de l'incipit, ou regroupement des pièces posant le problème du double/ du duel, par exemple. Et chronologie et composition concordant globalement dans le reste du recueil, se renforçant l'une l'autre, ce serait une invite à négliger de telles entorses et à plutôt privilégier, là aussi, ce qui fait opposition au second versant, comme :
Et voici venir La Ramée Sacrant en bon soldat du Roy. Sous son habit blanc mal famé Son coeur ne se tient pas de joie. |
qui renvoie avant tout à :
Mais je souffrirai comme un bon soldat (Birds, vers 30) |
et "Voici que la nuit vraie arrive" qui fait songer à la nuit artificielle de Chevaux de bois :
Déjà voici que la nuit qui tombe Va réunir pigeon et colombe (...) Tournez, tournez, le ciel en velours D'astres en or se vêt lentement. |
C'est qu'il y a aussi une mémoire du recueil : si l'Ariette IV se relie nettement, par-dessus les frontières de section, à Birds in the night et à Child wife, par la rime interne soeur-douceur, par le verbe pardonner, par enfant et par instants, ce n'est sans doute pas parce que les trois pièces auraient été écrites à peu près en même temps. Ce qui semble surtout jouer ici, c'est une des particularités des deux dernières : ce sont des palinodies qui reprennent des termes de quasiment toutes les Ariettes en les inversant. S'agissant de Birds, nous avons déjà signalé le rapport entre "C'est l'extase langoureuse" (Ariette I) et "j'ai l'extase rouge", ainsi que des "fatigues" symétriques. Aux "voix anciennes" de l'Ariette II répond peut-être "Et de votre voix vous disiez", qui paraît insister sur la vivacité de l'énonciation. Aux deux pièces suivantes, Birds prend des rimes qu'elle dévoie :
Quoi, nulle trahison ?... Ce deuil est sans raison. (Ar. III) Et vous voyez bien que j'avais raison Quand je vous disais....................... Que vos yeux................................... Ne couvaient plus rien que la trahison. O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes A nos voeux confus la douceur puérile... (Ar. IV) Vous n'avez pas eu toute la douceur. Cela par malheur se comprend ; Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur... |
Or une part de ce vocabulaire se trouve "réinvestie" dans Child wife, qui donne parfois un tour supplémentaire à la vis. Ainsi en est-il, pour les adjectifs, de jeune et de pauvre (cf. supra), mais aussi de triste qui, sur le premier versant, glissait de l'intense à l'atténué :
O triste, triste était mon
âme (Ar. VII) Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées Tes espérances noyées (Ar. IX) Triste à peine tant s'effacent Ces apparences d'automne Toutes mes langueurs rêvassent (Simples fresques I) |
Birds, au contraire, affirme une ambivalence :
Certes, ces instants seront, entre
tous, Mes plus tristes mais aussi mes meilleurs |
à mi-chemin des "instants moroses" de l'Ariette IV et "Des heures et des entretiens (...) le meilleur de mes biens" de Streets I. Mais lorsque l'adjectif revient dans Child wife, il se plie à la logique de la péjoration propre à ce poème :
Et vous
bêlâtes......................................... Comme un triste agnelet. |
D'autres poèmes du second versant sont particulièrement riches en semblables renversements : par exemple Streets II, qui réinterprète le thème de l'eau et de la rivière, contre les Ariettes I et IX : "l'eau qui vire" devenant "l'eau jaune comme une morte" qui "Dévale ample". Le substantif peur qui soude Child wife et A poor young shepherd fait écho à "Cher amour qui t'épeures" de l'Ariette II et à "Un air (...) Rôde discret, épeuré quasiment" de l'Ariette V, mais le terme a changé de valeur entre-temlps : il condamne maintenant l'amour même...
Si donc nous devions émettre une hypothèse unique sur la structuration du lexique dans le recueil en passant quelque peu sur la diversité infinie des interactions, ce serait celle-ci : la tendance à la segmentation est contrebattue par une volonté de palinodie, de renversement des valeurs, qui divise et oppose ("noir"/ "blanc", "repos"/ "peur", "désespoir"/ "joyeux"...) là où il n'y avait que nuance ("gris", "langoureuse", "épeuré quasiment"...) Ce n'est pas un hasard si le second versant commence avec le dédoublement de Simples fresques, puis dédouble Streets : ces divorces vont de pair avec celui du couple, alors que les Ariettes installaient la division, ou la négation, au coeur du moi ou du chant. Cette organisation comporte à l'évidence le risque d'une perte de complexité car l'opposition d'un versant à l'autre résout la tension initiale le problème est le même lorsque l'alexandrin répond à l'heptasyllabe et au mètre "non-6 + 6". Et ce péril n'est jamais plus grand que dans Child wife, Streets II ou Birds, si foisonnants en contraires.
Reste que les oppositions qui construisent le recueil ne sont pas réductibles à de simples inversions ou négations ; que les mots à eux seuls ne sont pas les poèmes, et qu'il faudra analyser la prosodie et le rythme qui les tiennent ensemble avant de porter un jugement définitif. Enfin, la distribution des pronoms, des adjectifs démonstratifs ou de MAIS incitent à se préoccuper de l'énonciation...
NOTES
(1) NOIR et BLANC alternent en outre à côté de JAUNE, mais la prosodie semble y avoir sa part : comme dans toutes les autres associations analogues ("soir rose et gris", "verdâtre et rose"), la seconde couleur semble naître par allitération (rebond de consonnes) de la première : "en robe d'été / blanCHE et Jaune" (Birds), "cottaGES JauNES et Noirs" (Streets II). Indices d'une autre logique, qu'il faudra percer à jour.
(2) Les deux adjectifs reviennent au personnage masculin dans le titre anglais de la pièce suivante, A POOR YOUNG Shepherd : démonstration de la solidarité entre les deux épithètes que cette réunion finale, mais surtout annexion définitive des deux caractéristiques par une figure du "je".