L'ABSENCE DE VERBE
1. Walcourt
2. Charleroi
3. Simples fresques II
4. Malines
5. Simples fresques I
6. Aquarelles
7. Ariettes
1. Walcourt
Seul poème à ne compter aucun verbe, Walcourt doit absolument être analysé pour lui-même, mais ne peut guère témoigner pour une tendance dominante. Par ailleurs, la pièce suivante, Charleroi, étant celle qui comporte ensuite la plus forte proportion de phrases sans verbe, on peut se demander si ce n'est pas là une particularité des Paysages belges, si cela ne définit pas, simplement, un moment du recueil le moment initial d'une section, même.
Ô briques et tuiles, Ô les charmants Petits asiles Pour les amants ! Houblons et vignes, 5 Feuilles et fleurs, Tentes insignes Des francs buveurs ! |
Guinguettes claires, Bières, clameurs, 10 Servantes chères A tous fumeurs ! Gares prochaines, Gais chemins grands... Quelles aubaines, 15 Bons juifs-errants ! |
Walcourt ouvre un espace nouveau. Les premiers mots, "Briques et tuiles", esquissent un paysage "solide" sans équivalent dans les Ariettes oubliées ni dans les Aquarelles (1): celui de la maison ou du château-asile, qu'on retrouvera dans Simples fresques II et dans Malines ("Rouge de brique et bleu d'ardoise") et qui s'oppose aussi bien aux paysages noyés qu'à l'exil caractéristiques de la section précédente. Mais il n'est pas besoin d'étudier longuement le poème pour constater que cette solidité va vite faire défaut. Les derniers mots, "Bons juifs-errants", interdisent tout espoir de refuge en condamnant à une éternelle errance.
Ainsi construit par la tension entre le premier et le dernier vers, Walcourt se prête mal à l'analyse traditionnelle par l'impressionnisme. Comment une simple juxtaposition de "touches claires" pourrait-elle produire ce résultat ?
De quoi s'autorise alors le glissement ? Nous ne reviendrons pas ici sur la forte structuration prosodique à commencer par les rimes dont les voyelles /ã/, /i/, // et /e/ esquissent à la fois une concaténation et un cadre tandis que les consonnes dessinent un schéma croisé tant il est vrai qu'on pourrait à ce stade y voir une volonté de pallier par l'organisation "musicale" les défaillances de la syntaxe. Mais la situation ne se modifie pas en raison de la seule absence du verbe, comme si celle-ci suffisait pour que le sens initial petit à petit se délite. Au contraire, il faut insister sur la grammaire positive de ce poème, grammaire inséparable d'une sémantique.
Sous l'exclamatif uniforme, sous l'apparent parallélisme des quatre strophes, se fait jour une évolution. Les personnages masculins, superposables à la fin de chaque quatrain (AMANTS, BUVEURS, FUMEURS et JUIFS-ERRANTS), vont vers le voyage : il n'est qu'à s'interroger sur la place donnée à FUMEURS. Même gradation de l'établissement stable à l'errance, en passant par la simple halte, avec les mots ASILES (Q. I), TENTES (Q. II), GUINGUETTES (Q. III) et GARES, CHEMINS (Q. IV). Or cette vectorisation sémantique n'est pas tenue par une simple énumération : elle est organisée par les relations syntaxiques et "rhétoriques".
Le premier quatrain reprend la construction exclamative, au plus loin du personnel, de l'Ariette III : "Pour un coeur qui s'ennuie/ Ô le chant de la pluie !", "Briques et tuiles" formant un couple appositif en relation synecdochique avec le reste de la strophe avec "asiles" précisément. Intégration parfaite sur le modèle de : "Du château de quelque échevin/ Rouge de brique et bleu d'ardoise" (Malines). C'est cette structure que la suite du poème va travailler, transformer. Tout d'abord, Q. II atténue la relation synecdochique : à première lecture, "Houblons et vignes", "Feuilles et fleurs" évoquent des bribes de paysage indépendantes des "Tentes insignes" ; la suggestion semble procéder de la pure métonymie, de l'association d'idées comme si "Houblons et vignes" donnait naissance à deux rameaux thématiques distincts, l'un végétal, l'autre "alcoolique" ("francs buveurs"). Les TENTES, cependant, désignent sans doute les cabinets, tonnelles ou gloriettes (2) des GUINGUETTES dont il sera question à la strophe suivante et l'on peut donc considérer que Q. II conserve globalement la même structure que Q. I. Il y a tout de même quelques différences dans le détail : le végétal remplace le "minéral" (la solidité/ stabilité s'affaiblit) ; la structure exclamative "Ô les..." s'efface et l'énumération apparaît, par dédoublement du couple appositif initial ("Houblons et vignes, Feuilles et fleurs" au lieu de "Briques et tuiles"). Le ton mignard de Q. I ("charmants Petits asiles") le cède à l'héroï-comique, par ce qu'"insignes" et "francs" peuvent avoir de glorieux, rappelant, en rapport avec un "tentes" à connotation militaire, les "Conquestes du Roy" de l'épigraphe. Enfin, la préposition "pour", qui suggérait une sorte de "prédestination" ("asiles faits pour les amants" ?) est remplacée par "de", plus neutre. N'insistons pas sur le terme final, "buveurs" : la dégradation thématique est assez claire.
C'est cependant à partir de Q. III que l'intégration reposant sur le mécanisme de l'apposition synecdochique se défait véritablement. Certes, "guinguettes" donne la raison de ce qui précède mais, dans la strophe même, le mouvement repart en sens inverse, du tout vers ses parties, donnant naissance à une énumération métonymique : "Bières, clameurs,/ Servantes...". Entre ces nouveaux éléments n'existe plus la forte relation qui permettait de réunir les substantifs BRIQUES & TUILES, HOUBLONS & FLEURS par un ET : à cet égard, le dédoublement des vers 5-6 aura été décisif. La virgule qu'il a fait apparaître passe maintenant à l'intérieur du vers : "Bières, clameurs". Il n'y a plus couple. Ce que dit autrement "Servantes chères" : l'amour ce que suggérait "amants" se dégrade, s'éparpille. Remarquons aussi que le POUR du vers 4 est remplacé cette fois par un CHÈRES À qui inverse la relation. De même, CLAIRES et CLAMEURS impliquent une certaine acceptation du grand air, ou plutôt de l'air, de la dissipation (la notation auditive, comme toujours, marque le moment d'un basculement (3)), qui contraste fortement avec le désir de se cacher, de s'abriter, formulé au début du poème. Le paysage se défait, se vaporise dans le bruit, la fumée et les amours de hasard, ou simplement des yeux. A la limite, tout ce qui fondait la thématique initiale est déjà mort. Le dernier quatrain ne fait qu'en tirer les leçons.
Il commence par poser une nouvelle paire : GARES, CHEMINS. Mais le ET n'est plus là pour les réunir, ni même le cadre d'un vers unique. Ce sont deux éléments disjoints. Certes, nous retrouvons ensuite une forme d'apposition intégrante : "Quelles aubaines !". Mais les points de suspension qui la précèdent signalent peut-être une nouvelle rupture : AUBAINES n'est pas une raison commune analogue à ASILES, à TENTES ou à GUINGUETTES. La motivation matérielle de la synecdoque a disparu, remplacée par une appréciation purement ironique : l'aubaine n'est-elle pas ce que l'étranger laissait quand il mourait sur le chemin ? Ici, elle est le chemin même, pour l'étranger. La mièvrerie de Q. I, le ton glorieux de Q. II n'étaient sans doute pas à prendre entièrement au sérieux, mais c'est à une véritable antiphrase que nous avons maintenant affaire.
Le dernier vers mène l'évolution à son terme. Car "Bons juifs-errants" n'est plus lié au paysage par une préposition ("pour", "de", "(chères) à"). C'est une apostrophe, qui fait apparaître un changement dans l'énonciation même. Par le vocatif, plus que par l'allusion à la fable (4), les personnages se détachent comme prenant conscience d'eux-mêmes, comme rejetés de ce décor aussi : devenus étrangers mais accédant presque à la personne. Sémantiquement et grammaticalement, il ne pouvait en être autrement. L'apostrophe est l'aboutissement logique d'une disparition de la synecdoque intégrante et de la coordination, voire de l'apposition, toutes cédant peu à peu devant l'énumération, la métonymie, la virgule, les points de suspension et l'ironie.
On le voit, l'absence de verbe n'entraîne pas l'absence de toute organisation grammaticale. Une explication par le négatif serait pour le moins insuffisante, ne serait-ce que parce qu'elle uniformise là où il y a glissement (5). S'il est vrai que la phrase nominale autorise des rapports "directs" (sémantiques et figuraux) de substantif à substantif, on ne peut pour autant parler de taches vives isolées, non interprétées... Le poème joue simplement sur des fonctions grammaticales souvent négligées, en usant de "marques" (virgules, conjonctions de coordination, prépositions) elles aussi rarement prises en considération (6). Or tout cela fait un rythme que N. Ruwet, par exemple, ne peut que négliger lorsqu'il affirme [1981, page 98] :
"Les parallélismes, le caractère elliptique de la syntaxe, imposent des connexions, entre les termes présents dans le texte, et entre ceux-ci et d'autres, absents."
Cette perspective le conduit à inventer une affectivité compensatrice, qui arase le poème :
"Comme l'a noté Jean-Claude Milner, ce type de constructions non-propositionnelles est interprété en général " comme l'expression d'un affect du sujet de l'énonciation désigné par (la construction) ". Le poème est donc teinté de subjectivité ; il exprime la joie d'un ou de plusieurs sujets indéterminés ("je" ou "nous") devant un ensemble de choses agréables ou favorables." (7)
Quelle que soit ensuite la minutie de l'analyse syntaxique, celle-ci ne peut, en particulier, que réduire la valeur du vocatif, en renvoyant à du biographique. Elle ne peut noter ni la disparition de la préposition qui reliait au paysage, ni l'émergence d'une énonciation qui marque la division d'avec soi sur un mode qui rappelle la deuxième personne de l'Ariette IX, la captation en moins puisqu'elle est aussi division d'avec le monde.
2. Charleroi
Charleroi, qui suit immédiatement Walcourt, comporte encore deux quatrains sans aucun verbe. Négligeons pour l'instant la strophe-cadre et voyons quels rapprochements peut suggérer cette similitude.
Le corps du poème est doublement structuré : par le jeu des sensations et par celui des formes syntaxiques :
Quoi donc se sent ?
L'avoine siffle. Un buisson gifle L'oeil au passant, |
(II) |
On sent donc quoi ?
Des gares tonnent, Les yeux s'étonnent, Où Charleroi ? |
(IV) |
Sites brutaux !
Oh ! votre haleine, Sueur humaine, Cris des métaux ! |
(VI) |
Plutôt des bouges
Que des maisons. Quels horizons De forges rouges ! |
(III) |
Parfums sinistres !
Qu'est-ce que c'est ? Quoi bruissait Comme des sistres ? |
(V) |
Sensations visuelles, olfactives et auditives se partagent ces strophes, mais ce partage n'est pas un découpage : plutôt un glissement au cours duquel le visuel est progressivement éliminé au profit de l'olfactif tandis que le sonore s'associe à l'un, puis à l'autre. On peut, d'autre part, distinguer trois types de phrases : les nominales, qui nous occupent en priorité et qui dressent ici (Q. III et VI) un paysage de géhenne en fort contraste avec celui de Walcourt mais qui n'ont guère entre elles de lien direct ; les interrogatives dont on les a souvent rapprochées en raison de leur tournure familière ; et, enfin, des phrases de type "courant" les moins nombreuses (en Q. II et IV). Comment se relient ces deux organisations ternaires ?
On ne compte pas moins de cinq questions. Deux les premières se ressemblent beaucoup : "Quoi donc se sent ?" (début de Q. II) et "On sent donc quoi ?" (début de Q. IV). Par cette syntaxe, qui rappelle un peu celle des traductions mot à mot, se dit une tentative de déchiffrement entravée par l'opacité de la sensation. Le QUOI y est pour beaucoup : la forme tonique du pronom appelle fortement une réponse qui semble toute proche, sans doute en raison de la particularité qu'elle a de maintenir le parallélisme avec la phrase affirmative correspondante (8), comme si elle comblait une lacune toute provisoire. Cependant, dans "Quoi donc se sent ?", l'interrogatif est en fait QUOI DONC, qui exclut encore plus nettement une question rhétorique : DONC marque une insistance du quelque chose, sa présence ou son caractère agissant confirmant par conséquent la proximité de la sensation et de la chose dans la sensation et, avec QUOI, il compose la formule qu'on emploie pour faire répéter, pour marquer la surprise ou que quelque chose "a failli" parvenir à la conscience, qu'il ne manquait que de nommer. Mais "se sent" en constitue tout de même plus qu'une simple expansion : outre qu'il détermine le mode de manifestation du "quoi" (9), sa forme pronominale a pour effet d'accentuer l'impression d'une autonomie de la sensation. Ce vers 5 implique donc d'abord, par et malgré l'interrogation, qu'il y a "quelque chose" qui cherche à se faire reconnaître, à travers des indices puissants.
Qu'on compare avec le vers 13 : "On sent donc quoi ?". La phrase ressemble encore davantage à une proposition affirmative, détournée in extremis vers l'interrogation. Au surplus, le DONC paraît porter plus sur le verbe, cette fois, que sur le pronom tonique. S'il est vrai qu'il implique la présence-déjà des termes qu'il affecte, qu'il suggère que l'efficace s'en est déjà manifestée, la présupposition est moins "il y a quelque chose" que "on sent" activité d'un sujet (de la sensation) encore indifférencié. La variation va de pair avec le transfert du pronominal aux yeux ("Les yeux s'étonnent") : devenus autonomes à leur tour, et non plus rapportés à un "passant", ceux-ci vont reprendre à leur compte l'interrogation, mais en en faisant un aveu d'impuissance.
Pour le deuxième avatar de la question principale, aux vers 17-18 : "Parfums sinistres ! Qu'est-ce que c'est ?", la partie affirmative déjà acquise dans la mesure où elle était présupposée par le DONC se constitue isolément, sous la forme d'une exclamation, tandis que le QUOI ?, déjà passé en second, se développe en "Qu'est-ce que c'est ?", interrogation plus correcte même si elle est un peu familière, "parlée". Le "c'est" apparemment redondant rappelle que "ça existe" et que "ça" continue de faire énigme bien que l'odeur vienne d'être caractérisée, mais indique aussi que "ça" emplit une conscience... en l'effaçant, alors qu'elle venait seulement de s'esquisser comme telle d'où la disparition du DONC témoin. Ces deux vers font ainsi éclater l'indistinction initiale entre la sensation et l'objet qui en est la source ("Quoi donc se sent ?"), mais ils révoquent en même temps la distinction qui s'était instaurée entre le ON et le QUOI. L'émancipation de la conscience s'est révélée vaine : tout impose de la révoquer.
D'une certaine façon par conséquent, du vers 5 à la strophe VI toute nominale, le jeu n'est pas entre questions et réponse, mais consiste en l'émergence de "bribes affirmatives" à travers une même question qui se répète en se métamorphosant. Le "donc" apparaît à cet égard essentiel, dans la mesure où il réservait cette part d'affirmation dès le début de l'interrogation mais, au terme du parcours, la conscience dont il manifestait la présence sous-jacente se trouve confisquée par son contenu : telle est la logique du C'EST qui, de plus et comme d'habitude, livre au glissement temporel.
Contrairement à ce qu'on a prétendu, ce n'est donc pas à un affaiblissement du verbe que nous assistons, mais à une manipulation de la syntaxe de l'interrogation comme énonciation de tous les rapports possibles entre le sujet, la sensation et l'objet. Le transfert au sonore de la question en "Quoi ?" le confirme, aux vers 19-20. "Quoi bruissait/ Comme des sistres ?" : cette fois encore, le "donc" est impossible, non seulement parce qu'il paraîtrait renvoyer aux précédentes notations auditives, liées au visuel déjà condamné à ce moment, mais surtout parce que le basculement de la sensation dans le passé interdit toute suggestion d'insistance : le décor a disparu dans le glissement qui emporte le ON et c'est alors que la sensation semble enfin pouvoir être élucidée, par la strophe VI, nominale. Cette concomitance est connue de l'allusion au sonore et du déphasage temporel qui autorise la compréhension : elle se produisait déjà dans l'Ariette V. Ici aussi, le retrait de l'objet en une "extase imparfaite" apparaît plus éclairant que la conscience comme retrait par rapport à l'objet.
Le problème se pose en termes tout différents pour la question "visuelle" du quatrain précédent, "Où Charleroi ?". On peut là, et là seulement, parler d'une ellipse du verbe, et supposer avec quelque vraisemblance que ce verbe absent est le verbe ÊTRE. Deux vers plus loin, "Qu'est-ce que c'est ?" suggérera qu'autre chose est, que la ville. Et précisément, ce qui est ici en question, c'est à la fois la "visibilité" et l'existence même de Charleroi le sujet annoncé par le titre.
Ce thème visuel est d'autant plus logiquement traité en relation avec les questions en DONC (10) que l'oeil, par deux fois, se trouve directement affecté par le milieu, BUISSON et GARES. On peut même sans doute y voir une première tentative de répondre à l'interrogation sur le "sentir", celui-ci étant encore assez indifférencié pour recouvrir des sensations de tous ordres. Mais c'est une mauvaise réponse, puisqu'elle se résume à une question vaine, à l'expression d'une déception.
Ce "Où Charleroi ?" semble à mettre sur le même plan, dans sa brièveté, que la troisième strophe, nominale. Les deux viennent en effet au terme de séries quasiment parallèles :
QUESTION en QUOI et DONC | Quoi donc se sent ? (Q.II) | On sent donc quoi ? (Q.IV) |
agression sonore | L'avoine siffle | Des gares tonnent |
retentissant
sur la vision et, de là, sur la ville |
Un buisson
gifle L'oeil au passant. Plutôt des bouges (Q.III) Que des maisons. Quels horizons De forges rouges ! |
Les yeux
s'étonnent,
|
On trouve là, ramassant toute l'action, les seules phrases affirmatives de type courant : dotées d'un verbe cela si, encore une fois, on omet la strophe-cadre. Ces propositions sont en outre elles-mêmes strictement parallèles : les rimes plates (et riches) y lient par deux fois le bruit-mouvement à l'agression contre l'oeil. Au vers 8, "L'oeil...", détaché par le rejet, marqué par le contre-accent prosodique-rythmique ("... gifle/ L'oeil..."), est comme expulsé par le paysage hostile. Du coup, le verbe "gifle" copie l'intransitivité de sa rime "siffle", tandis que "L'oeil au passant", entièrement nominal, paraît appeler la vision de la strophe suivante : toute cette évocation infernale semble sortir du regard d'un oeil blessé, coupé et, en même temps, elle est elle-même comme coupée de l'oeil.
Elle commence dans un style de la notation, unique dans le recueil : "Plutôt des bouges/ Que des maisons." Une approximation corrige la vision mais ces "maisons"/"bouges", par leur pluriel, nient d'ores et déjà le singulier d'un "Charleroi". Elles ne font pas une ville, non plus qu'un asile (11). Les Kobolds, gnomes des mines, avaient la réputation d'élire parfois domicile dans des maisons adoptées [cf. le début du Capitaine Fracasse] : la correction vaudrait alors mouvement de retrait, répulsion envers ce qui ne peut donner refuge. De là, le pluriel se communique aux horizons, vers lesquels l'attention est renvoyée et qui se multiplient comme dans une hallucination. Le regard, qui peine à accommoder, se perd déjà au-delà d'un Charleroi inexistant, et ce mouvement gagne tout : la strophe IV nous jette dans un train fou.
La précipitation se joue dans le rythme accéléré des questions, mais surtout dans la tension entre le mètre et une lecture continue, une reconstitution possible.
Les gares tonnent, Les yeux s'étonnent, |
Ces deux vers mettent décor et yeux sur le même plan, mais en suggérant, par une figure étymologique qui supplée la syntaxe, une relation de cause à effet entre le bruit et la pétrification interrogative du regard. La forme pronominale évoque, d'autre part, une sorte d'autarcie et, de fait, la virgule qui sépare de "Où Charleroi ?" s'oppose à ce que cette question soit tout à fait celle des yeux murés dans la stupeur. Elle tend à couper "s'étonnent" du contenu de l'interrogation, à priver cet étonnement de son sens même. Pourtant, on ne peut s'empêcher d'entendre dans "Où Charleroi ?" la prosopopée des yeux foudroyés : ils ne peuvent voir ce qu'ils voulaient voir.
Enfin, le vers cesse pratiquement d'enjamber : élimination du syntagmatique au profit du parallélisme pur ? Mais l'impuissance des yeux vient non seulement de ce qu'ils sont pris, comme les GARES, dans l'émiettement ou la dislocation pluriel et parataxe , mais peut-être aussi d'un effet de syncope, qui efface les liaisons et où va sombrer le verbe ÊTRE. L'ellipse, aboutissement de l'asyndète, reflète-t-elle ce conflit entre continuité et discontinuité ? Toujours est-il que le visuel disparaît là définitivement : les "sites" ne seront plus constitués que par l'alliance de l'olfactif et du sonore.
Ce dernier adopte une tonalité nouvelle : il cesse d'être agression pour devenir funèbre, avec les "sistres" (12). Et c'est justement dans la mesure où ce thème auditif avoue une disparition ("Quoi bruissait") que l'élucidation devient possible, en liaison avec les parfums, eux aussi suffisamment détachés du paysage pour autoriser cette découverte, par nature tardive, semble-t-il. La question de l'être ne pouvait au reste être posée en rapport avec le visuel, fondamentalement décevant, élusif et surtout exposé à la violence des choses : en revanche, l'air, sous ces deux formes, garde trace de "l'activité émanatoire des choses" étant entendu que "la sensation fanée annonce la disparition de son objet" [J.-P. Richard, pages 165 et 167]. Rien ne peut se révéler dans le présent : il faut le détachement, la distance du révolu.
A la différence de la III, la strophe VI, l'autre strophe nominale, répudie le style de la notation directe, immédiate de l'impression pour suggérer une lente émergence du paysage complexe, du reste bien dans la ligne du questionnement insistant qui a précédé. L'étagement apostrophe ("Sites...")-exclamation ("Oh ! votre haleine")-appositions ("Sueur.../ Cris..."), contrastant avec la syntaxe plus simple de la strophe II, est à cet égard significatif : il faut laisser aux choses le temps de s'exprimer, d'expirer. Coïncidence, dans l'haleine, de l'évanescence et du déploiement. Cette strophe rappelle fortement la grammaire du quatrain final de Walcourt, et même sa prosodie, par la rime en /e n/ :
Sites brutaux, Oh ! votre haleine, Sueur humaine, Cris des métaux ! |
Gares prochaines, Gais chemins grands... Quelles aubaines, Bons juifs-errants ! |
Mais cette fois, l'apostrophe commence le quatrain au lieu de le terminer et les appositions, au lieu de condenser une énumération (AUBAINES reprenant CHEMINS et GARES), apparaissent comme un dédoublement (SUEURS + CRIS) d'HALEINE, dédoublement qui déporte le sens de ce mot pour y faire entrer l'olfactif et l'auditif, l'humain et le minéral (13). Echos de plus en plus lointains, émanations de plus en plus détachées de leur source (l'échelonnement "haleine"-"sueurs"-"cris"), mais le démembrement est aussi, par "cris", une dramatisation.
C'est qu'on ne décline plus comme dans Walcourt ou pas encore, comme dans Malines un monde fait, ironiquement ou non, pour l'homme. La strophe finale n'est plus tendue vers l'apostrophe comme pour restituer la personne : ce vocatif se déplace des personnages au paysage et, si le minéral s'humanise en même temps que l'humain se minéralise (par le rapprochement entre "sueur humaine" et "cris des métaux", mis sur le même plan), la conjonction est plus qu'équivoque : à travers ce rapprochement des ordres et leur expression confuse, les sites se trouvent absorber tous les signes de l'humain, y compris celui, essentiel, qu'est la personne. Les voyageurs sont rejetés au néant, il ne reste plus que la présence-absence des choses haleine, vent, traces, fantômes (14). Le paysage emporte tout. Walcourt donnait (littéralement, par AUBAINES) congé : Charleroi également, mais ce congé, il l'adresse aussi bien aux kobolds qu'aux sites. C'est un déni absolu de résidence.
Où trouve-t-on encore des phrases nominales dans cette section des Paysages belges ? Uniquement dans le troisième sixain de Simples fresques II :
Le château, tout blanc Avec, à son flanc, Le soleil couché, 15 Les champs à l'entour : Oh ! que notre amour N'est-il là niché ! |
Telle est du moins la ponctuation que donne l'édition de la Pléiade. J. Robichez met, lui, un point après "couché" et des points de suspension après "entour". Mais, quelle que soit la version choisie, l'organisation reste identique à celle des deux strophes précédentes : un premier groupe de trois ou quatre vers est consacré à la vision ("travelling", puis plan général sur le château) ; le reste formule un souhait ou un regret. La proposition nominale prend donc la suite logique des vers 7 à 10 du deuxième sixain :
L'allée est sans fin Sous le ciel, divin D'être pâle ainsi : Sais-tu qu'on serait Bien sous le secret 5 De ces arbres-ci ? |
Des messieurs bien mis, Sans nul doute amis Des Royers-Collards, Vont vers le château : 10 J'estimerais beau D'être ces vieillards. |
Or, dès qu'on rétablit l'enchaînement, apparaît un effet de concaténation ("Vont vers le château : (...) Le château, tout blanc...") qui tend à constituer le début de S. III en apposition, en reprise. C'est un tableau qui conclut une marche d'approche ("L'allée..." en I, "Des messieurs... Vont vers le château" en II), et une immobilisation du décor d'où disparaît alors toute suggestion de profondeur. Ici en effet, paradoxalement, l'horizontalité l'emporte alors que S. I, pourtant consacrée à l'ALLÉE, accumulait les prépositions SOUS : "sous le ciel", "sous le secret". Le soleil, comme un chien, est "couché" au "flanc" du château (et non "couchant") et "Les champs à l'entour" élargissent la vision mais en renforçant l'impression de groupement et en ramenant tout au plus bas avec une connotation funèbre due à ce que ce château blanc vers lequel se dirigent des vieillards évoque irrésistiblement un tombeau. Le regard serait alors désir de mort déçu...
Pour autant, les (deux ?) personnages auraient-ils enfin trouvé l'asile qui leur était refusé ? Non, car la description de ce dernier intervient au moment même où le souhait ("Sais-tu qu'on serait Bien sous le secret...?") se transforme en regret ("Oh ! que notre amour N'est-il là niché !"), où le verbe ÊTRE passe à la forme négative et, surtout, où l'anaphorique "là" vient se substituer à un anaphorique de proximité "De ces arbres-ci", relayé dans le deuxième sixain par le neutre "ces vieillards" comme pour creuser la distance entre sujet et objet du regard. Ce glissement, de fin de strophe en fin de strophe cette fois, implique que le château reste vu de loin. L'approche n'était que celle du regard, les personnages demeurent au bout de l'allée. D'où la disjonction entre l'approche, motif initial de chaque sixain, et l'échec que les fins de strophe dévoilent progressivement. D'où aussi la rupture de la relation appositive, qui constitue le tableau en rêve inaccessible. Encore une fois, le paysage refuse asile et c'est la structure nominale qui est chargée de présenter le site interdit : apposition masquée, déniée, coupée du verbe VONT... Du point de vue de la signifiance, rien n'a changé depuis Charleroi, sinon en illusion, un moment. La phrase nominale continue de dire la rupture entre le sujet et la nature, de dire comment le paysage prend ses distances.
4. Malines
La concaténation-apposition brisée de Simples fresques II n'est peut-être pas si éloignée d'un phénomène particulier à Malines, le dernier des Paysages belges (15). Le premier quintil de ce poème multiplie les substantifs en recourant aux appositions et à une reprise :
Vers les prés, le vent cherche
noise Aux girouettes, DETAIL FIN Du château de quelque échevin, ROUGE DE BRIQUE ET BLEU D'ARDOISE, Vers les prés clairs, les prés sans fin... 5 |
Le retour de VERS LES PRÉS dessine une figure de clôture, mais surtout insiste sur le végétal, le clair, l'horizontal infini, contre le minéral, le coloré et le détail vertical liés à la double apposition. La strophe II, qui ne répète plus rien, élimine le minéral et confie une bonne part du végétal à une deuxième série d'appositions, en fort contraste avec la première ("vagues frondaisons" s'oppose à "détail fin", "blancs gazons" à "bleu d'ardoise") :
Comme les arbres des féeries Des frênes, VAGUES FRONDAISONS, Echelonnent mille horizons A ce Sahara de prairies, TREFLE, LUZERNE ET BLANCS GAZONS. 10 |
Après "Sahara de prairies", le vers 10 tire à nouveau une ligne horizontale, comme pour préparer le mouvement de la strophe suivante : "Les wagons filent en silence Parmi ces sites apaisés". Et les appositions disparaissent à leur tour, au profit d'apostrophes :
Dormez, les vaches ! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense Sous vos cieux à peine irisés ! 15 |
L'intrusion du train se solde par l'abandon du végétal, selon une progression calquée sur la distinction de trois ordres : minéral / végétal / animal. Or nulle part ailleurs dans les Romances sans paroles nous ne trouverons une telle accumulation d'appositions (16) : cette particularité ne serait-elle pas à dériver des phrases nominales de Walcourt, toute la section des Paysages belges étant organisée par ce glissement d'une structure à l'autre ?
Nous savons déjà, depuis l'analyse de la composition du recueil, que Malines réécrit Walcourt et Charleroi, sur le mode du dépassement ou de la synthèse : par son mètre (octosyllabe contre tétrasyllabe) ; par son schéma de strophe (au lieu du quatrain abba de Charleroi, le quintil abbab mais avec cinquième vers rappelant le premier en S. I) et par les incipit ("Rouge de brique et bleu d'ardoise" versus "Briques et tuiles", "Vers les prés clairs" versus "Dans l'herbe noire"). Il ne serait pas surprenant dès lors que le thème et la grammaire participent aussi de cette organisation : le paysage illimité, en glissement, dénonce le morcellement, le détail, mais en gardant trace de ce qu'il englobe plus qu'il ne l'efface précisément dans le "détail fin" qu'il contraste avec le paysage "sans fin". Or là sont les appositions dans un premier temps. La section des Paysages belges deviendrait alors une "unité de glissement", et Malines tendrait par le travail initial des appositions à supprimer, à étouffer une structure de phrases nominales à travers laquelle le paysage donnait congé au spectateur. Il s'agit d'introduire le mouvement comme conscience du regard : l'apposition perdait dans le détail, l'apostrophe est déjà détachement (17).
L'hypothèse, si on l'accepte, rendrait compte, outre de la concaténation rompue de Simples fresques II en quoi l'on pourrait voir une transition entre la phrase nominale autonome et la phrase verbale avec apposition , de l'hésitation ressentie par Verlaine lorsqu'il s'est agi de ponctuer Simples fresques I. Le premier manuscrit (septembre 1872) se lisait [Correspondance, page 293] :
L'or sur les humbles abîmes Tout doucement s'ensanglante Des petits arbres sans cimes, Où quelque oiseau faible chante. |
Dans le second (1873), un point apparaît après "s'ensanglante", point qui sera remplacé par une virgule dans l'édition de 1874. D'où une divergence entre l'édition de la Pléiade, qui met le point, et l'édition Garnier, qui choisit la virgule. Jean Sgard [1979], arguant que Verlaine tend à surponctuer en corrigeant, opte pour la première version, ce qui lui permet de construire un paradigme de disjonctions :
La fuite est
verdâtre et rose Des collines et des rampes... |
NOM / COMPLEMENT DE NOM |
L'or sur les
humbles abîmes Tout doucement s'ensanglante Des petits arbres sans cimes |
NOM / COMPLEMENT DE NOM |
La fuite est
verdâtre et rose Des collines et des rampes, Dans un demi-jour de lampes... |
GROUPE VERBAL /
GROUPE CIRCONSTANCIEL |
Toutes mes
langueurs rêvassent, Que berce l'air monotone, |
NOM / RELATIVE |
Mais l'indécision est peut-être structurelle : placé entre les phrases nominales de Walcourt et de Charleroi et la concaténation-apposition à distance de Simples fresques II, ce poème a du mal à choisir et le paysage du mal à se rassembler, à se souder à la sensation. Moins que des disjonctions du "style artiste" ou d'un impressionnisme à la Goncourt, nous tiendrions là la grammaire d'un poème charnière, impossible à ponctuer parce que traversé par la faille qui court tout au long des Paysages belges. Hésitation entre l'or "Des petits arbres" et celui qu'on attribuerait sinon au seul soleil : automne ou couchant, c'est au fond tout le même puisque le reste du poème le proclame , il s'agit à la fois de l'heure et de la saison, nouées. Mais ce qui importe par-dessus tout, c'est la rupture suggérée entre l'impression et son origine : la distance de l'objet, encore.
Dans ce contexte, l'absence de verbe n'a, on le voit, que peu à faire. Ce n'est pas là l'horizon syntaxique de Verlaine, ce vers quoi tendrait sa phrase, mais bien plutôt ce que le poème des Paysages belges tend à éliminer. On a, comme pour le mètre impair, confondu un a priori avec le fonctionnement d'un discours réel ; on a pris un commencement pour une fin. Dans la dialectique de l'amour et de l'exil ("asiles Pour les amants" / "d'où l'on Aime à loisir cette nature"), Paysages belges finit par inventer un refuge qui est un "d'où" : faute d'un asile pour l'amour, un amour pour le paysage, mais qui possède de loin, dans le mouvement. La quiétude grâce à l'apprentissage de la distance, dont participe aussi l'indéfini ON.
Quant au rapport entre les phrases sans verbe et ÊTRE, s'il n'est pas nul, il ne se situe pas là où on l'a imaginé. Globalement d'ailleurs, c'est dans les Paysages belges que la copule est la moins fréquente. Lorsqu'elle apparaît à proximité de strophes nominales, dans Charleroi et Simples fresques II, le divorce est patent. "Qu'est-ce que c'est ?" des sites, peut-être, mais qui ne sont justement plus là. "Oh ! que notre amour N'est-il là niché !" mais ce "là" est précisément hors de portée... Au mieux, les phrases sans verbe ne manifestent que l'échec du désir porté par les phrases en ÊTRE. Une étape dans l'éloignement.
6. Aquarelles
Face à l'unité en mouvement que constituent les Paysages belges, les autres sections n'alignent que peu de phrases sans verbe, et toutes ou presque semblent se réduire à l'exclamation ponctuelle, sans différenciation interne : ce sont des énonciations qui se donnent comme déclenchées par la représentation même de l'objet [Cf. O. Ducrot, Le Dire et le Dit, Ed. de Minuit, 1984, pages 185-187] et cette immédiateté se fond parfaitement dans le style direct, dans le discours à la première personne. Dans A poor young shepherd,
et : | La terrible chose Que Saint-Valentin ! Mais quelle
entreprise |
"reproduisent" les jérémiades du berger timide au même titre que "J'ai peur d'un baiser !" Cet incipit, d'ailleurs, réduit une autre exclamation, celle de Birds :
Mais, ô corps léger que l'amour
emporte, Vous bondîtes nue, éplorée et gaie. O QUELS BAISERS, QUELS ENLACEMENTS FOUS ! J'en riais moi-même.... (vers 51-54) |
qui, avec le présent de l'apostrophe et les "Je vous vois encor(e)" qui l'encadraient, luttait avec le récit au passé. Enfin, pour en terminer avec Aquarelles, "O la rivière dans la rue !" (Streets II) énonce la surprise d'où s'extrait le long énoncé topographique, jusqu'à ce qu'une nouvelle impression, signalée par une modification de l'énonciation ("MEME ALORS que l'aurore...") vienne détourner l'attention et renvoyer la rivière au néant. Le cri initial est en tension avec la description fatale comme "O quels baisers... !" l'était avec le récit dans Birds, mais il est, lui, aussitôt réduit.
7. Ariettes
Même situation à peu près, quoique un peu plus complexe, dans les Ariettes, où le couple :
O le frêle et frais murmure ! (Ar.
I, vers 7) O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits ! Pour un coeur qui s'ennuie O le chant de la pluie ! (Ar. III, strophe II) |
se soude autour du thème sonore, issu des impersonnels "C'est" et "Il pleure... Comme il pleut...". Dans le premier cas, l'exclamation signale le moment où la sensation, devenue auditive, se détache du corps-paysage, "s'autonomise" provisoirement, avant d'être retravaillée par la semblance d'où sortira le "Tu dirais". Dans le second, l'émancipation est encore plus réduite, malgré les apparences : le thème météorologique, extérieur, se fond dans la sensation et s'intériorise (c'est le passage de "O bruit doux" à "O le chant") mais, dans le même temps, la substitution d'"un cur" à "mon cur" traduit une renonciation à la particularisation, à l'actualité. Cette tension renouvelle celle qui caractérisait le premier vers et l'exclamation en "O..." apparaît dans ce contexte comme la forme grammaticale propre à concilier subjectivité et impersonnalisation. Une autre étape sera franchie, dans ce même thème du sonore, quand l'air de l'Ariette V sera institué en interlocuteur à raison même de sa disparition prochaine :
Qu'est-ce que c'est que ce berceau
soudain... ? Que voudrais-tu de moi, DOUX CHANT BADIN ? Qu'as-tu voulu, FIN REFRAIN INCERTAIN... ? |
L'interrogation rejoint ici l'apostrophe. Or, sans même faire référence aux "juifs-errants" ou aux "sites" de la section suivante, on a le sentiment que, dès les Ariettes, ces "vocatifs" la deuxième personne sont voués à dire la déréliction, à énoncer des condamnations :
O mourir de cette mort seulette Que s'en vont, cher amour qui t'épeures, Balançant jeunes et vieilles heures ! (Ariette II) Corneille poussive Et vous, les loups maigres, Par ces bises aigres Quoi donc vous arrive ? (Ariette VIII) Combien, ô voyageur, ce paysage blême Te mira blême toi-même... (Ariette IX) |
Si l'hypothèse est juste, on comprend mieux la distribution des pronoms TU ou VOUS / ELLE dans Aquarelles ainsi que l'échelonnement des vocatifs dans la section médiane de "Bons juifs-errants" à :
Tournez, tournez, bons chevaux de bois (Chevaux de bois) |
et à :
Dormez, les vaches ! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense (Malines) |
Nous aurions là une série d'abandons programmés. Cependant, s'agissant strictement de la phrase nominale, cela n'éclaire que les modifications subies par les derniers vers des quatrains de Walcourt.
Dernière mise au point sur le sujet, mais qui permet précisément de souligner qu'apostrophe et phrase nominale relèvent de logiques distinctes même si elles se rencontrent : l'Ariette IX est, avec Walcourt qui la suit immédiatement, la seule pièce à ne compter aucune occurrence du verbe ÊTRE, cependant que "ô voyageur" semble préfigurer "Bons juifs-errants !"... Mais la différence réside dans la présence, dans l'ariette, de quatre verbes étroitement organisés par la prosodie du miroir : meurt - se plaignent - mira - pleuraient, où s'emprisonne et se fige le TU. L'absence du verbe est préparée par une prosodie du verbe : contraste parfaitement situé. La captation peut alors s'opposer au congédiement qu'est Walcourt avec autant de force que le "paysage blême" au paysage belge, par-dessus la frontière de section.
NOTES
(1) Dans Streets II, le mur et les cottages sont convoqués dans la mesure où ils placent la rivière à l'écart.
(2) Verlaine lui-même a évoqué "l'humble tonnelle De vigne folle" dans Melancholia et l'on mobilise habituellement Gautier ici : "La guinguette, sous sa tonnelle/ De houblon et de chèvrefeuil,/ Fête, en braillant la ritournelle,/ Le gai dimanche et l'argenteuil." (Emaux et Camées, Carnaval de Venise, I). Mais Süe est plus explicite dans Les Mystères de Paris (Sixième partie, XII) : "Devant la maison (...) s'arrondissait une tonnelle de treillage vert, destinée à supporter pendant l'été les tiges grimpantes de la VIGNE vierge et du HOUBLON, berceau de verdure sous lequel on disposait alors les tables des BUVEURS."
(3) Dans ce contexte, "fumeurs" entretient avec "clameurs" à peu près la même affinité que les parfums de l'Ariette V ou de Charleroi avec l'air ou le bruit de sistres.
(4) "Juifs-errants" ne fait que dire le sens de la transformation.
(5) J. MOLINO et J. GARDES-TAMINE, dans leur Introduction à l'analyse de la poésie II (PUF, 1988), où ils étudient longuement Walcourt, relèvent grosso modo les mêmes faits que nous mais, prisonniers quoi qu'ils en aient du mythe structuraliste de l'équivalence-sans-égard-pour-l'ordre-des-mots-dans-le-texte, considèrent que "les groupes nominaux sont (...) en même temps énumération, exclamation et apostrophe : ils sont litanie et invocation." (page 193, c'est nous qui soulignons).
(6) L. TESNIÈRE, dans ses Eléments de syntaxe structurale (Klincksieck, 1982, pages 35-37), constate que "l'existence de faits de syntaxe sans marquants (...) suffit à montrer le point faible de toute syntaxe morphologique."
(7) Ibidem, pages 99-100 : "les Bons juifs-errants sont bien sûr Verlaine et Rimbaud, l'un et l'autre également amants, buveurs, fumeurs, à la fois braves gens et grands poètes (...) Peut-être juifs-errants suggère-t-il "poètes maudits" ?..."
(8) Cf. J.-C. CHEVALIER et al., Grammaire du français contemporain, Larousse, 1964, page 94.
(9) De même que, dans l'Ariette VIII, "QUOI DONC vous arrive ?" semble impliquer que quelque chose est effectivement survenu, à quoi fait peut-être allusion la mention du caractère poussif et de la maigreur des animaux. D'autre part, le verbe sentir joue un rôle par son ambiguïté : il peut aussi bien recouvrir l'ensemble des ordres de sensation que se limiter à l'olfactif, finalement privilégié.
(10) Il y a en outre une certaine convenance entre la question et la suite de la strophe : quand la sensation se confond avec l'objet (Q. II), on enchaîne sur une sorte de rébellion de la nature végétale cependant que "L'oeil au passant" présente l'humain selon un point de vue tout extérieur ; lorsqu'un ON apparaît comme support de la sensation (Q. IV), c'est le regard qui assume à son tour le questionnement, quitte à le mener dans une impasse. Deux relais, l'un partant du QUOI, l'autre du ON, et deux échecs.
(11) Ne peut-on suggérer un jeu de mots avec le verbe bouger, présent dans Birds et dans Spleen, qui nierait ici les asiles de Walcourt en excluant le repos ?
(12) Dans le culte d'Isis, nous apprend P. Larousse, le sistre accompagnait les chants funèbres en l'honneur d'Osiris, mais c'était en outre l'attribut d'Hathor, divinité du canton des mines de cuivre..., ce qui pourrait nous ramener aux kobolds et aux forges. Cependant, la motivation "sinistres"-"sistres" est assez forte pour que nous nous contentions de la première définition.
(13) Cette inversion est aussi celle de tout le poème : Charleroi, au contraire de Walcourt, va du végétal ("Dans l'herbe noire", "l'avoine", "un buisson") au minéral ("cris des métaux") et finit sur des "sites brutaux", alors que le poème précédent commençait par évoquer de "charmants Petits asiles". En découlent l'opposition du moderne au champêtre et, dans les strophes ultimes, compte tenu de la disposition rebroussée, la correspondance entre "aubaines" et "haleine", les legs du paysage.
(14) Si l'on fait abstraction des liens qui se tissent à mesure que le poème est lu, la strophe-cadre apparaît jouer son rôle, d'abord en amorçant l'interrogation, en posant le problème de l'interprétation : par le contre-accent prosodique de "...on veut croire./// Quoi donc se sent ?" ; à la fin, en prolongeant le thème de l'haleine et des cris à travers "le vent profond Pleure" : l'accent ultime se porte sur l'air, expiration et cadavre de bruit, romance sans paroles encore.
(15) La strophe centrale de Chevaux de bois comporte deux vers qui évoquent une apposition, sans qu'on puisse d'ailleurs la raccrocher à un terme précis, si ce n'est "ainsi" et/ou l'ambivalence du premier vers :
C'est ravissant comme ça vous soûle, D'aller ainsi dans ce cirque bête ! Bien dans le ventre et mal dans la tête Du mal en masse et du bien en foule. |
Cela n'a plus rien à voir avec la structure de Simples fresques II mais, en tournant comme toute la strophe autour du "noyau" de la sensation pour en souligner le caractère équivoque, ces deux vers annoncent peut-être la première strophe de Malines, elle aussi circulaire.
(16) Hormis dans Walcourt bien entendu, mais là elles participent de la construction nominale. Tout au plus peut-on en signaler, par la suite, deux, liées au regard : une dans Birds ("foyers...", vers 15) et une dans Child wife ("miroir"). Aucune dans les Ariettes.
(17) En cela, sa valeur se rapproche de celle des deuxièmes personnes : cf. chapitre sur les opérateurs de glissement.