L’Ariette IV

et le rôle de l’énonciation

Page d'accueil

L'analyse d'un poème qui multiplie les occurrences d'ETRE va nous permettre de confirmer et de préciser le fonctionnement de la machinerie perverse dans laquelle ce verbe est pris. Nous avons choisi l'Ariette IV, bien sûr parce qu'elle est en grande partie structurée par sept formes, d'ailleurs diverses, d'ÊTRE, mais aussi parce que la forte prédominance de la première personne (NOUS) semble aller à l'encontre de nos conclusions. ÊTRE pourrait-il parfois servir à l'affirmation de soi ?

Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous SERONS bien heureuses,
Et si notre vie a des instants moroses,
Du moins nous SERONS, N'EST-CE PAS ? deux pleureuses.

O que nous mêlions, âmes soeurs que nous SOMMES,           5
A nos voeux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes,
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

SOYONS deux enfants, SOYONS deux jeunes filles
Eprises de rien et de tout étonnées,                                            10
Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu'elles SONT pardonnées.

Comme dans l'Ariette II, la façon dont le verbe initial lance chaque strophe suggère une modification continue de la position d'énonciation. Le poème débute cette fois sur une construction impersonnelle, "Il faut... pardonner". Puis vient, au vers 5, un subjonctif optatif, "O que nous mêlions", et le pronom sujet "nous" est répété. Au vers 9 apparaît l'impératif "soyons", également répété. De Q. I à Q. III, nous passons ainsi d'une obligation impersonnelle à une décision personnelle, par l'intermédiaire d'un subjonctif qui semble avoir assez fortifié le "nous" pour en faire le support d'une volonté. Cependant, loin de représenter l'aboutissement du poème — une sorte de conquête de l'autonomie, d'apothéose de la première personne —, SOYONS marque le début d'un mouvement inverse. L'impératif est en effet une forme verbale qui a la particularité de gommer "matériellement" le pronom sujet et c'est ce que la suite de la strophe exploite, la construction attributive qui se développe avec l'aide de participes et d'une relative installant la troisième personne, la non-personne : "Soyons... deux jeunes filles Qui s'en vont... Sans même savoir qu'elles sont pardonnées." ÊTRE finit par n'être plus que l'auxiliaire du passif.

Et le poème se boucle ainsi : ce "Sans même savoir qu'elles sont pardonnées" exauce le voeu formulé avec "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses" du vers 1. Mais cela moyennant un véritable "paradoxe pragmatique" (1) dans la mesure où l'absolution qu'on souhaitait et qui est maintenant considérée comme accordée, est dédaignée, à tout le moins ignorée, comme frappée de l'OUBLI dont le désir s'est manifesté entre-temps (au vers 8). Les impératifs impliquant encore un "nous", celui-ci se trouve en train d'évoquer ce qu'il est supposé ne pas savoir, après s'être complètement détaché de lui-même. Double ou triple distance est ainsi prise par rapport à un amour déjà tenu éloigné par l'emploi de l'indéfini ("les choses") et, de surcroît, vécu comme mise à l'écart ("ce qui nous exile").

La dernière strophe n'énonce même pas le résultat d'une évolution "logique" : rien ne dit que le VOUS ait pardonné ou soit en position de le faire. On ne peut non plus rationaliser en invoquant, comme dans Green, une sorte de narration sous-jacente et des hiatus temporels. C'est en effet à la faveur d'un retrait du monde, mais surtout d'un triple effacement que l'absolution est acquise : effacement, nous l'avons dit, de la première personne ; mais aussi effacement du VOUS et des CHOSES, le tout s'accompagnant d'une altération de la perspective temporelle.

Le premier vers empruntait l'apparence d'une obligation impersonnelle, mais ce n'était qu'un masque posé sur un rapport de forces. L'incise : "voyez-vous" n'était pas un simple phatique invitant à la réflexion, signifiant à l'interlocuteur : "Considérez cette généralité, je vous prie", comme partout où il sert à appuyer maximes et explications. Un "Il faut que VOUS NOUS pardonniez", ou "VOUS devez NOUS pardonner", s'y déguisait. De la même façon, "les choses" n'était qu'un euphémisme empruntant le vêtement de l'indéfini (2). Celui-ci et l'impersonnel visaient à atténuer une relation de prière, où le "nous" se fût peut-être trouvé trop nettement subordonné au "vous". La construction même du vers révélait ce qu'il en était : entre "Il faut" et "les choses", elle affrontait, de part et d'autre de la césure, les deux pronoms en cause, soulignés par un rapport allitératif à leur verbe respectif :

Il faut, voyez-vous, / nous pardonner les choses
/     fo    v          v          n                   n                o    /

Mais, globalement, c'était tout de même l'impersonnel qui dominait, avec ses /o/, étouffant en quelque sorte l'expression de la relation personnelle. Le VOUS en particulier n'était constitué que comme spectateur d'une démonstration faussement pédagogique. En cela, cet incipit se rapprochait de celui des Ariettes I et III : l'impersonnel s'y définissait comme un personnel gommé.

C'est apparemment à partir de ce déni de la supplication que se développe ensuite le quatrain, avec ses deux "nous serons". Tandis que s'efface toute interlocution, un avenir s'ouvre pour le NOUS, sur le mode du calcul si l'on en juge par les termes qui articulent lourdement la démonstration : après "voyez-vous", les deux-points, "de cette façon" (le démonstratif met à distance, éloigne encore le danger d'une formulation personnelle de la prière tout en tirant parti de l'"acquis"), "Et si... Du moins..." (3). Logique fermée de l'égoïsme.

La dernière strophe, à cause de l'impératif, semble elle aussi tournée vers le futur. En fait, la distribution des temps y est exactement inverse de celle du premier quatrain. A un "Il faut", présent de sens futur, succèdent deux "nous serons" : dans Q. III, à deux "soyons" succèdent "qui s'en vont" et "qu'elles sont pardonnées". L'orientation est cette fois vers le présent, et les impératifs qui lancent la strophe s'apparentent fort à des performatifs : le relais de "soyons" par "elles sont (pardonnées)" fait comme si la décision passait dans les faits. Au voeu de pardon qui ouvrait un avenir — à tout le moins une spéculation — répondent un pardon et un présent qui phagocytent en quelque sorte le futur.

Entre les deux, la strophe médiane, et surtout le vers 5, représentent un moment d'équilibre : "O que nous mêlions, / âmes soeurs que nous sommes" juxtapose deux segments rythmiquement fermés, affrontés autour d'un contre-accent central, ce qui est peut-être la figure d'une tension entre le subjonctif du souhait et le présent du constat. Mais ce n'est pas une opposition : bien plutôt un arc-boutement. L'indicatif de la relative, qu'on pourrait gloser : "Puisque, tellement nous sommes (des) âmes soeurs", garantit et exige la réalisation du souhait, d'autant qu'"âmes soeurs" conforte sémantiquement "mêlions". L'apposition est un gage (4) que confirment la répétition de "nous" et le choix d'une construction qui suscite un second "que" — même s'il est de statut différent : la prosodie l'emporte sur l'analyse grammaticale. C'est cette construction de la similitude-tension qui autorise le glissement d'une orientation vers le futur (Q. I) à une orientation vers le présent (Q. III), une renonciation aux spéculations et supputations en faveur de la réalisation immédiate, quasi magique, du voeu d'absolution.

Le résultat est obtenu au prix d'une véritable régression : la chasteté à laquelle fait allusion le vers 11, est liée à une transformation en "enfants", en "jeunes filles" (5). Dès le quatrain précédent, "AMES SOEURS" amorçait l'abdication : à travers un presque parallélisme — mais la discordance, dans le second, entre le mètre et les groupes syntaxiques, et le déplacement du contre-accent font sens —, les vers 5 et 7 opposaient clairement fusion et distance, mais surtout, à travers cette opposition même, commençaient à confondre l'exil et le refus de la division sexuelle :

O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes
            n        m  l          
am                            òm
De cheminer loin / des femmes et des hommes
             m  n   l                   am                òm

Par contraste avec les "âmes soeurs", FEMMES et HOMMES sont à la fois les avatars du VOUS détenteur du pouvoir d'absoudre (ainsi disparaît de fait la seconde personne) et les figures de la loi hétérosexuelle, les témoins ou gardiens de la différence. D'où la nécessité de s'en éloigner pour oublier "ce qui nous exile". Mais, en raison de cette coupure, le pardon final sera ignoré de ses bénéficiaires mêmes et ne sera le fait de personne — "sont pardonnées" est un passif sans agent.

Le poème semble, d'autre part, évoluer sans rupture nette de la construction attributive :

................................. nous serons bien heureuses
... nous serons, n'est-ce pas ? deux pleureuses
.......................... âmes soeurs que nous sommes
Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles

à la construction passive ("... qu'elles sont pardonnées"). La (non-)personne fait sans doute la différence, mais elle s'introduit à la faveur d'une relative dépendant du dernier attribut. On peut toutefois repérer, recoupant l'opposition des temps et modes, un travail de diversification prosodique : quand le "deux" et le "nous" l'emportent, les SERONS répétés du premier quatrain entrent en rapport avec HEUREUSES-PLEUREUSES, mais surtout avec SOEURS, terme lui-même superposé à DOUCEUR en une sorte de rime masquée. SOMMES participe aussi, nous l'avons vu, de la prosodie et des tensions qui construisent le vers 5. En revanche, SOYONS amorce autre chose : une chaîne S'EN VONT—SANS même SAVOIR—SONT qui conduit de la première à la troisième personne par les termes de l'exil et de la méconnaissance, caractéristiques de plusieurs autres Ariettes sur leur fin. ÊTRE est ainsi progressivement clivé, vers l'impersonnalité ou l'altérité. Mais le passage à la non-personne est également à mettre en rapport avec ce qui advient de l'indéfini.

"... ELLES SONT PARDONNÉES" est en effet probablement préparé par les participes du vers 10, "EpRIses de RIen et de Tout éTonnées", dont les allitérations suggèrent une emprise aussi bien de l'indéfini ("rien" et "tout") sur le NOUS (déjà gommé) que du NOUS sur l'indéfini — un indéfini tellement libéré de l'hypothèque qui pesait sur LES CHOSES qu'il se dédouble, devient ambivalent. Or quand ÊTRE auxiliaire reprend en charge le PARDONNER initial, il le fait à la faveur de la double construction de ce verbe, substituant littéralement ELLES aux CHOSES et résorbant ainsi ce qui devait l'être, "ce qui... exile" (autre indéfini), fût-ce au prix de la dépersonnalisation et de l'enfermement sur "soi".

Le verbe ÊTRE se trouve ainsi au service d'une stratégie d'affirmation et d'oblitération de la personne, indissociablement, car le sujet devient autonome de façon ambiguë : il se retire du monde, voire tend à s'abolir et, en même temps, il se substitue à tout le reste, en se soumettant les autres positions (ici celles du VOUS et de l'indéfini). Ce travail de l'altérité détermine un éclatement du verbe lui-même : la concurrence des modes d'ÊTRE, au sens grammatical et sans doute aussi dans un sens plus large, fait du poème à la fois le compte rendu d'une réussite (conquête du pardon et de l'autonomie) et celui d'un échec — la dépersonnalisation comme oubli du désir principiel. La syntaxe fait alors un tourniquet : on finit sur la non-personne, mais comment oublier que le verbe principal, SOYONS, marque une volonté d'affirmation de soi à son apogée ? Qui pourrait dire ce qui l'emporte sur l'autre, de la linéarité de la phrase ou de la hiérarchie des propositions ? Verlaine joue de cette contradiction sans solution, de ce problème de sens, comme il l'a d'ailleurs déjà fait dans la pièce précédente. Aporie d'un exil qui ne peut être annulé qu'en s'intériorisant : comme si la personne ne pouvait se poser de façon autonome qu'en s'éprouvant écartelée, prise dans "ce piège D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés", comme le dira l'Ariette VII.

Même en réservant la part de ce qui est propre à cette ariette ou à sa section (l'importance du "dédoublement" en premier lieu), il se confirme que ce qui est en cause avec ÊTRE, est beaucoup moins le sens du verbe que le statut de la personne, d'un sujet qui se sent s'aliéner ou se diviser, en attendant de pallier la faille en rejetant la faute sur l'autre. Ce qui renvoie en définitive à l'énonciation, seule "opératrice" — et il faudrait à ce propos corriger ce que nous avons dit, par provision en quelque sorte, des fonctions de l'"énoncé en ÊTRE".

Qu'on ait pu confondre la faiblesse du verbe et celle de la position de personne s'explique au reste facilement. Les deux catégories, dans les Ariettes en tout cas, entretiennent une relation privilégiée : ÊTRE était tout désigné pour évoquer les vacillations du sujet, la hantise de l'impersonnalité — pour suggérer une crise d'identité, si l'on veut, mais non la disparition du moi, nous y reviendrons.

NOTES

(1) Catherine KERBRAT-ORECCHIONI (L'énonciation, De la subjectivité dans le langage, Armand Colin, 1980, page 187) : "Lorsque le contenu intrinsèque de l'énoncé se trouve (...) inadapté à ses conditions situationnelles d'utilisation, ou contredit par ce qu'implique son énonciation (F. Recanati cite "Je ne sais pas écrire" énoncé par écrit...), on parle alors de "contradiction" ou de "paradoxe pragmatique"".

(2) Cela a été souvent signalé : cf par exemple Cl. CUENOT, op. cit., page 138 ; P. SOULIE-LAPEYRE, op. cit., page 128 ; E. ZIMMERMANN, op. cit., page 58...

(3) DU MOINS introduit ici un étrange "lot de consolation", pour parler comme J.-C. ANSCOMBRE et O. DUCROT (L'argumentation dans la langue, P. Mardaga édit., 1988, pages 139 sqq.). Il inscrit du côté du positif "pleureuses" ou, plus exactement, "deux pleureuses" —dont la prosodie fait concomitamment une synthèse d'"heureuses" et de "moroses". Tout aussi paradoxal, SANS MEME fera figure de répondant inverse, de clausule symétrique, dans la dernière strophe.

(4) Le vers 5 représente, en outre, une inversion presque parfaite du précédent : "Du moins nous serons, n'est-ce pas ?,...", où le futur assertif était comme miné par la forme interro-négative et impersonnelle du même verbe ÊTRE. "Que nous sommes" semble, par contraste, rétablir face à l'optatif futur de l'incertitudele personnel, le présent et l'affirmation forte. C'est dans ce rapport aussi qu'il devient gage.

(5) D'ENFANTS à JEUNES FILLES, le mouvement régressif tend cependant à s'inverser très apparemment, même si l'on peut penser qu'on reste dans l'univers de la pureté. Le passage de la décision ("Soyons") à sa réalisation s'amorcerait-il déjà, relançant quelque peu la marche du temps ? L'innocence retrouvée dans le monde neuf qu'évoque le vers suivant laverait-elle de toutes les prudences, autorisant l'esquisse d'un aveu, ou anticiperait-on sur un pardon qui, après tout, ne saurait s'appliquer à des enfants ?

Page d'accueil