UN VAGUE BIEN CIRCONSCRIT

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a) les prépositions
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les déterminants
c)
les pronoms

 

"Un des traits caractéristiques du style verlainien, c'est l'emploi des mots évoquant des idées d'imprécision, de tristesse molle et vague, de fragilité. Verlaine fait un très large emploi du pronom ON, dont l'emploi essentiel consiste à désigner un sujet indéterminé : "Dans une rue, au cœur d'une ville de rêve,/ Ce sera comme quand ON a déjà vécu : / Un instant à la fois très vague et très aigu". (...) Le sentiment du moi est nettement affaibli, d'où l'emploi de l'impersonnel. D'ailleurs Verlaine, tout en restant conscient de lui-même, sent sur le mode du "il y a" (...)

Le goût de l'imprécision se manifeste aussi dans l'emploi des prépositions. La préposition VERS est parfois vidée de son sens propre (direction vers) et ne conserve qu'un sens local imprécis : "VERS les prés le vent cherche noise/ Aux girouettes..." (Malines), "Le son du cor s'afflige VERS les bois" (Sagesse, III-9). VERS peut ici se traduire par "du côté de", sens local imprécis. La préposition PARMI suivie d'un complément au singulier est beaucoup plus caractéristique. Verlaine la recherche, précisément parce qu'elle localise mal. En voici un exemple assez net : "ce doux mystère charmait/ Les vagues objets PARMI l'étagère,/ Quand Marco dormait". PARMI situe beaucoup moins nettement que SUR..."

Tels sont les termes dans lesquels Claude Cuénot présente les "mots vagues évoquant une idée de fragilité" [1963, page 137]. En note, il mentionne également le conditionnel ("Tu dirais" de l'Ariette I, "On croirait voir vivre/ Et mourir la lune" de l'Ariette VIII, "J'estimerais beau/ D'être ces vieillards" de Simples fresques II) et la préposition PAR ("Une aube affaiblie/ Verse PAR les champs/ La mélancolie/ Des soleils couchants") [ibid., notes 139 et 142, page 157]. Reprenant textuellement cette analyse, Paule Soulié-Lapeyre ajoute [page 127], pour faire bonne mesure, le pronom démonstratif "neutre" : "C'est ravissant comme ça vous soûle" (Chevaux de bois), "Cela gazouille et susurre" (Ariette I) — où elle voit le "désir de dire l'indicible" —, ainsi que les "pronoms et articles indéfinis". "Dans Malines, explique-t-elle encore [page 70], Verlaine évoque un paysage vaguement esquissé auquel la préposition VERS et l'indéfini QUELQUE ajoutent (...) leur imprécision."

Ne croyant pas que l'on puisse ainsi partir du vague comme d'un donné grammatical qui se surimposerait au texte, nous allons passer ces catégories en revue pour tenter de cerner leur emploi dans le recueil. Si la solidarité entre ces "mots-outils" et l'imprécision ne sont que l'effet d'une grammaire coupée du discours, l'infirmité éclatera d'elle-même. En revanche, s'il y a vague, nous le croiserons certainement à un moment ou à un autre.

 

a. Les prépositions

Remarquons pour commencer que DANS (25 occurrences), SOUS (dix) et SUR (huit), prépositions supposées "de localisation précise", reviennent beaucoup plus souvent que VERS (six occurrences), PARMI et PAR (cinq chacune), et que l'Ariette IX, par exemple, traite identiquement DANS et PARMI, les soumettant au même contre-rejet interne :

L'ombre des arbres dans // la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée
Tandis qu'en l'air, parmi // les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.

Il est vrai que PARMI est suivi là d'un pluriel, à la différence de ce qui se passe au vers 4 de l'Ariette I :

C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises

pour laquelle nous avons parlé d'une tension entre l'infini du paysage et le fini du corps. Mais ce dernier emploi est tout à fait isolé. Dans les trois occurrences restantes, la préposition est suivie, soit d'un substantif pluriel comme dans l'Ariette IX :

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
PARMI les buées. (Ariette VIII)
 
Les wagons filent en silence
PARMI ces sites apaisés. (Malines)

soit d'un substantif singulier, mais qui, lui aussi, admettrait d'être introduit par "à travers", "dans" ou "au milieu de" :

Par instants je suis le Pauvre Navire
Qui court démâté PARMI la tempête (Birds)

Ce respect du sens "étymologique" contredit la thèse du vague, d'autant que PARMI semble la plupart du temps établir une certaine harmonie ou osmose entre ce qui est englobé et le milieu qui l'englobe. L'arbre, fortement concerné dans la première section, s'enlace au vent (Ariette I), se fait nuage dans la brume (Ariette VIII), puis l'oiseau se fond dans les ramures qui se fondent elles-mêmes dans l'eau (Ariette IX) : ce parcours est celui de l'aérien à la noyade. Comment ne pas être frappé, d'autre part, par l'antithèse entre Malines et Birds ("parmi ces sites apaisés"/ "parmi la tempête") ? Or les deux derniers PAR du recueil, employés également avec leur valeur "étymologique" (celle de per, en réponse à une question qua), semblent la répéter : sites pacifiés versus mer dangereuse :

Elle roule... / Son onde.../ PAR les faubourgs pacifiés (Streets II)
Et nous voilà marchant PAR le chemin amer. (Beams)

Ces quatre poèmes disent ensemble, à deux reprises, le passage de la course terrestre à la course marine, et de la paix à la menace — en rapport une fois encore avec la composition du recueil.

Les PAR restants, cantonnés dans les Ariettes, pourraient cependant mieux correspondre à la définition de Cuénot, mais nous avons déjà exposé pourquoi, dans l'Ariette I, "PAR ce tiède soir" nous semblait compléter (au sens de ce que la grammaire scolaire appelle "complément de moyen") le verbe "s'exhaler" plutôt que l'ensemble de la phrase, — le paysage devenant la bouche de l'âme. La même ambivalence de construction caractérise la fin de l'Ariette VIII :

PAR ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Entendons, non pas seulement : "Qu'est-ce qui vous advient au milieu de ces bises, en ces temps venteux ?", mais aussi et peut-être avant tout : "Que vous apportent ces bises ? Qu'est-ce qui vous parvient par ce canal ?" Le poème suggère que l'air porte rumeur de quelque chose, voire que plus rien ne peut passer, sinon se passer, que par le paysage (1). Les deux questions contenant PAR (car la fin de l'Ariette I est également interrogative : "C'est la nôtre, n'est-ce pas ?/ (...) Dont s'exhale l'humble antienne/ Par ce tiède soir, tout bas ?") auraient ainsi le même sens que toutes les autres, localisées pareillement sur le premier "versant" du recueil :

Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ? (Ariette III)
 
Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain (...) ? (Ariette V)
 
Mon âme dit à mon cœur : Sais-je
Moi-même que nous veut ce piège (...) ? (Ariette VII)
 
Quoi donc se sent ? (...)
On sent donc quoi ? (Charleroi)

Au lieu d'une localisation vague, nous avons affaire à une ambiguïté structurelle : le paysage est un murmure dont le sens ne nous parvient pas clairement ; situation dans ce paysage et "romance sans paroles" sont synonymes : extase-exil et questionnement, inséparablement.

A la fin de la première strophe de l'Ariette V, un air

Rôde discret, épeuré quasiment
PAR le boudoir longtemps parfumé d'Elle.

Cette fois, nous pourrions croire que nous avons rencontré la préposition imprécise, convenant à une présence fantomatique. Mais, de même que "Parmi l'étreinte des brises" tendait à faire passer l'infini de l'espace dans le fini du corps amoureux, ce PAR pris au sens d'"à travers" élargit l'espace par définition confiné du boudoir pour en faire celui d'une circulation indéfinie. Illimitation du clos qui trouve son répondant symétrique, à la fin de la seconde strophe, dans un mouvement d'effusion parcimonieuse, portant restriction de l'ouverture :

Qui vas tantôt mourir VERS la fenêtre
OuVERte un peu sur le petit jardin ?

Le boudoir et le jardin sont des espaces antithétiques, comme le souligne la prosodie (/budwar/ versus /ardê/), mais l'opposition est aussi entre "longtemps" et "tantôt" — dans ce couple également, la syllabe répétée passe de sous l'accent à avant l'accent —, et peut-être avant tout entre PAR et VERS, repris identiquement par des participes passés inconciliables : "PARfumé" et "ouVERte". Le terme de "vague" serait bien insuffisant pour rendre compte d'une organisation aussi complexe et précise à la fois. Comme dans la première strophe de l'Ariette I, il s'agit avant tout de restructurer l'espace contre le sens commun : en mettant le vaste dans le fermé, le petit dans l'ouvert. En créant des tensions dans le texte, non en les important de la grammaire.

Puisque nous en sommes venu à citer la dernière des trois prépositions en cause, notons que VERS conserve ici le sens directionnel que lui déniait Cuénot, grâce à la double valeur, d'auxiliaire de temps et de verbe de mouvement, de "vas" : "Qui vas mourir"/ "Qui vas vers la fenêtre". La différence est alors minime avec "Des messieurs bien mis/ (...)/ Vont vers le château" (Simples fresques II), surtout si ce château est, comme nous l'avons soupçonné, un tombeau.

La même valeur de mouvement n'est probablement pas totalement exclue pour :

C'est, VERS les ramures grises,
Le choeur des petites voix. (Ariette I)

où nous avons reconnu une sorte de "décollement" de la localisation, en rapport avec le passage du cénesthésique à la VOIX : départ donné à la dérive qui va conduire de l'arbre dans le vent à l'herbe, puis à l'eau "qui vire". Ce qu'on a baptisé "vague" n'est ici qu'une amorce de glissement, tout comme le "parmi" du vers précédent n'était que l'indice d'un certain rapport entre corps et paysage. Le cas est encore plus net pour les deux VERS de Malines :

VERS les prés le vent cherche noise
Aux girouettes, détail fin
Du château de quelque échevin,
Rouge de brique et bleu d'ardoise,
VERS les prés clairs, les prés sans fin...

Au "détail FIN" s'opposent les "prés SANS FIN" et cette rime-jeu de mots, cet écho pour la différence souligne un contraste entre le détail et l'interminable, entre le vertical et l'horizontal, propre à cette première strophe. Les suivantes feront en effet triompher l'horizontal et l'illimité : "Sahara de prairies", "plaine immense", jusqu'à la mise en mouvement : "les wagons filent", "le train glisse". La reprise du syntagme initial en fin de quintil laisse pressentir cette évolution, mais on peut se demander si VERS, premier mot du poème, n'annonce pas déjà le démarrage du paysage. Une dé-localisation serait déjà à l'oeuvre et l'opposition que nous avons notée avec l'incipit de Charleroi, "DANS l'herbe noire", ne peut que conforter cette interprétation. Comme dans l'Ariette I, mais cette fois limité à l'espace, le glissement est déjà-commencé et, emblématique autant que "C'est l'extase", VERS préfigure un fonctionnement.

On pourrait cependant être tenté de justifier une sémantique du vague, dans ce poème au moins, en y relevant la présence de "VAGUES frondaisons" au vers 6 et en attribuant une valeur métapoétique à l'adjectif. Mais, quitte à anticiper, nous noterons que la prosodie le relie aux "wagons" de la strophe suivante : "Les WAGons filent en silence", et qu'il participe ainsi de la même chaîne que le substantif "vagues" ("le déroulement des vagues, ô délice !") de Beams, où ce sont les "VAreCHs" qui "filent", "en longues branches". Le jeu de mots, de la fin des Paysages belges à celle des Aquarelles, dénonce encore le passage de l'aérien, ou de l'arbre, à l'aquatique, selon une logique qui se retrouvera exactement inverse dans l'association fameuse "Plus vague et plus soluble dans l'air", de l'Art poétique — mais n'oublions pas qu'ici, justement, nous nous éloignons de l'"impair". Les "vagues frondaisons" de Malines n'ont-elles pas d'ailleurs quelque chose, déjà, du "déroulement des vagues", dans la mesure où elles "échelonnent mille horizons" ? Qu'on se reporte à Sagesse III,13 :

L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair...

poème qui joue ensuite, lui, sur le mot "onde" :

Tout à coup déferlait
L'onde, roulée en volutes,
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.

Pour employer un autre terme verlainien, cela "flue" (2), et c'est sans doute en quoi les Ariettes demeurent solidaires des Aquarelles.

Au total, ces trois prépositions ne sont donc rien moins qu'imprécises. Ce qui a pu prêter à l'impression contraire, c'est leur rôle dans la construction d'un paysage ou d'un espace parcouru de tensions inverses, ou dans l'instauration d'une solidarité problématique entre ce qu'on ne peut plus guère appeler le "personnage" et le "décor". Notant le rapport à une nature où se perd parfois l'âme, d'où elle cherche à d'autres moments à s'arracher mais qu'il arrive aussi au corps d'épouser, ces petits mots deviennent des mots poétiques à part entière : ils acquièrent valeur dans le poème.

 

b. Les déterminants

Les définis (articles définis, adjectifs possessifs et démonstratifs) l'emportent de loin dans le recueil : 334 sur 429 déterminants, soit 78 %. On ne compte que 60 articles indéfinis, dont la moitié d'ailleurs dans les Aquarelles, section des moins vagues. La proportion est la plus forte dans A poor young shepherd : les deux tiers (8 sur 12) : les deux poèmes voisins, Child Wife et Beams, parvenant exactement au tiers (6 sur 18 et 7 sur 21), ce qui les place de peu devant les Ariettes II et V (4 sur 13 et 3 sur 10), mais encore aux deuxième et troisième rangs. Cette (relative) concentration n'entraîne aucun effet de vague. Les UN de Child Wife semblent surtout ouvrir la voie à une valorisation, positive ou négative. Tous péjoratifs, ceux des premiers quatrains :

Et c'est avec UN front éventé, dépité,
Que vous fuyez devant...
(Vos yeux) Ont pris UN ton de fiel...
(Et vous gesticulez) Comme UN héros méchant
En poussant D'aigres cris poitrinaires...
(Et vous bêlâtes) Comme UN triste agnelet...

s'opposent à celui, unique, de la dernière strophe :

Et vous n'aurez pas su la lumière et l'honneur
D'UN amour brave et fort...

On peut soupçonner que ce dernier UN hésite entre la valeur générale ("d'aucun amour") et une valeur particulière ("d'un amour comme le mien", voire "comme le nôtre", ainsi que le suggère le "nous" énigmatique du vers 8). L'emploi de l'article indéfini, encore que la pensée reste d'une très haute généralité, "dénonce l'application d'une leçon générale à quelque exemple aperçu en pensée", notait Gustave Guillaume [in Le problème de l'article et sa solution dans la langue française, Hachette, 1919, page 231]. Le soldat qui répond fièrement : "Un soldat français sait résister à la fatigue",

"a le sentiment, dont il ne s'abstrait pas, d'énoncer un jugement qui concerne sa personne et qui est par là infléchi en direction du singulier, mais ce jugement qui l'intéresse personnellement, il lui donne la plénitude de sa force expressive en le faisant partir de loin, du général saisi à grande distance du singulier dans le mouvement qui y porte." [G. Guillaume, Langage et science du langage, Nizet / Presses de l'Université Laval, 1973, page 153].

En outre, dans cette dernière strophe de Child Wife comme dans les autres, l'indéfini laisse le champ libre à l'appréciation portée par les adjectifs qualificatifs, grâce à son "orientation particularisante" [G. Moignet, Systématique de la langue française, Klincksieck, 1981, page 133. Cette particularisation met d'ailleurs en question la notion même d'indéfini : ibidem, page 147]. Celle-ci prend appui sur le sémantisme de l'épithète, en l'exaltant en quelque sorte. Ou, pour mieux dire, particularisation et appréciation se confortent mutuellement. Le cas est le même avec "UN vent bénin", "DES oiseaux blancs", "DE grands varechs", "d'UN pur et large mouvement", dans Beams. En revanche, dans A poor young shepherd, l'article indéfini a toujours sa valeur la plus générale (et l'épithète est bannie), comme si la timidité, l'angoisse du passage à l'acte tenaient à distance du particulier : "J'ai peur d'UN baiser/ Comme d'UNE abeille... J'ai peur d'UN baiser...", "Mais quelle entreprise/ Que d'être UN amant/ Près d'UNE promise !" Cela dès le titre, avec "a".

"Comme d'UNE abeille", "comme UN héros méchant", "comme UN triste agnelet",... Dans la même section, nous avons : "l'eau jaune comme UNE morte" (Streets II) : comparaisons-repoussoirs, marquées d'un brin d'aigreur et d'ironie. On serait tenté d'attribuer là un rôle à l'article indéfini, parce qu'on le trouve 12 fois, sur 15 au plus, après COMME (nous y comprenons le partitif), mais cette proportion est-elle si surprenante quand la fonction de la comparaison est d'introduire de l'extra-contextuel ? Résignons-nous à y voir autant d'indéfinis "obligés", qui, par exemple, ne contestent pas l'hégémonie de l'article défini dans les Ariettes VIII et IX même s'ils contribuent eux aussi à vaporiser les arbres :

La neige incertaine
Luit comme DU sable.
 
Comme DES nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
 
L'ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme DE LA fumée

D'autres articles pourraient plus vraisemblablement relever du "vague", mais on ne peut en rendre compte en faisant abstraction du reste des déterminants, dans le poème. Ainsi, après l'Ariette I qui s'en tient au défini, la II organise définis et indéfinis selon une distribution qui fait sens. Le premier quatrain part effectivement de l'indistinct ("UN murmure", à opposer à "Ô le frêle et frais murmure !" du poème précédent), mais pour aller au pressenti ("UNE aurore future") en passant par le connu de mémoire et par le présent des synesthésies :

Je devine, à travers UN murmure,
LE contour subtil DES voix anciennes
Et dans LES lueurs musiciennes,
Amour pâle, UNE aurore future !

Le second part du défini ("mon") et paraît y revenir : "L'ariette", mais ce dernier article est uniquement dû à la présence du complément déterminatif "de toutes lyres" (= "de toutes espèces de lyres"), de sorte que ce défini se retrouve soumis au générique du sort commun, à l'opposé de l'"article personnel" initial :

Et MON âme et MON coeur en délires
Ne sont plus qu'UNE ESPECE D'oeil double
Où tremblote à travers UN jour trouble
L'ariette, hélas ! de TOUTES lyres !

La tension, soulignée par "hélas !", se prolongera dans le dernier quatrain, sous la forme qu'on sait. Mais nous sommes également confrontés, ici pour l'unique fois sans doute, à ce que Jean-Pierre Richard appelle le "mariage du vague et de l'aigu" :

"les deux tonalités sensibles se juxtaposent, ou mieux se superposent, l'une dissimulant à demi et recouvrant l'autre : derrière l'opacité molle du fané se devine alors la pointe d'une acuité cachée. C'est le thème profondément verlainien et déjà tout symboliste de la vision ou de la conscience à travers un écran d'apparences, de brumes ou de souvenirs (...) Parfois, derrière l'écran épaissi, l'on ne peut que deviner une forme fuyante : "Je devine à travers un murmure Le contour subtil des voix anciennes..." La ligne mélodique émerge un instant, mais pour se perdre aussitôt dans le "jour trouble" où tremblote une musique informe et délirante, "l'ariette, hélas, de toutes lyres"." [J.-P. Richard, page 168]

Nous avons déjà relevé que le parallélisme entre "A TRAVERS UN murmure" et "A TRAVERS UN jour trouble" ne valait pas synonymie, que les deux prépositions étaient orientées dans des sens contraires : la première a valeur transitive et, loin de former écran, donne un point d'appui à la synesthésie, qui est la seule superposition perceptible là, dans le glissement du murmure à l'aurore ; la seconde brouille une vision tournée vers l'intérieur et reconduite à un sonore non plus confus, inarticulé, mais contradictoire. Si l'on peut discerner dans ce deuxième quatrain une autre superposition qui, elle, prendrait appui sur l'indéfini ("un jour trouble"), la prosodie que nous avons décrite en analysant ce poème tend à la faire éclater, à déchirer l'écran de sorte qu'en définitive, le vague et l'aigu ne se seront jamais rencontrés, le second sortant toujours du premier en vertu des réversibilités.

L'Ariette V est le second poème dans lequel on peut être tenté de faire jouer un rôle métaphorique à l'opposition indéfini/défini, UN ou UNE introduisant avec constance les éléments menacés de disparition ou qui parviennent à peine à existence, et participant ainsi d'une sorte d'effet de ténuité en association avec des épithètes comme "frêle", "léger" ou "faible". Mais, précisément, le risque est grand de confondre la valeur de l'article et la signification de l'adjectif : ce que nous avons dit des déterminants de Child Wife vaut également pour ceux-ci, la fragilité résulte de l'économie du groupe nominal pris dans son entier. Considérés seuls, les indéfinis ne servent probablement qu'à mettre en relief les éléments "dynamiques" du récit ("une main", "un bruit" et "un air"), tels qu'ils se détachent sur un fond inerte, un décor ("le piano", "le soir", "le boudoir") :

LE piano que baise UNE main frêle
Luit dans LE soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'avec UN très léger bruit d'aile
UN air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment
Par LE boudoir longtemps parfumé d'Elle.

La question se pose en des termes encore différents pour les Ariettes III et VII, qui se bornent à moduler les déterminants d'un même substantif. Entre deux occurrences de "mon coeur", la première intercale successivement "Pour UN coeur qui s'ennuie" (Q. II) et "Dans CE coeur qui s'écoeure" (Q. III). Ce sont deux types distincts de mise à distance, dont le premier est fondé sur une sorte de déni de la particularisation antérieure, en relation avec l'évocation de la pluie "impersonnelle" (cf chapitre VI). On retrouve le même couple dans :

O triste, triste était mon âme
A cause, à cause d'UNE femme,

Je ne me suis pas consolé
(.....................................)
 
Bien que mon coeur, bien que mon âme
Eussent fui loin de CETTE femme.

mais, entre le UNE qui introduit et le CETTE anaphorique qui prend ses distances, qui éconduit, on a cette fois l'impression qu'il manque un autre déterminant, ou plutôt que la femme n'aura pas eu le temps de devenir présente, qu'elle n'aura été évoquée que pour être fuie. L'opposition logique entre "à cause de" et "bien que" soutient par ailleurs cette inversion des points de vue.

La catégorie fourre-tout des "adjectifs indéfinis" — spécialement QUELQUE — pourrait-elle illustrer de façon plus convaincante le "vague" verlainien ?

Des petits arbres sans cimes
Où QUELQUE oiseau faible chante. (Simples fresques I)
 
Aux girouettes, détail fin
Du château de QUELQUE échevin (Malines)
 
Mais je souffrirai comme un bon soldat
Blessé qui s'en va dormir à jamais
Plein d'amour pour QUELQUE pays ingrat (Birds)
 
......................................Et c'est pour cela
Que je garde, hélas ! avec QUELQUE orgueil,...
L'éclair de côté que coulait votre oeil. (Birds)
 
Je crains toujours (....)
QUELQUE fuite atroce de vous. (Spleen)

Seul le "QUELQUE (pays ingrat)" de Birds pose un problème redoutable, mais dans la mesure où, avec "Souffrir longtemps jusqu'//? à ce qu'il en meure" (vers 44), ce vers 32 est le seul du poème où défaille une scansion régulièrement 5-5. Il faudrait couper au milieu du déterminant ou admettre que le décasyllabe achoppe, dans un contexte dominé par le verbe "souffrir", sur un refus de particularisation. Le faux pas dénoncerait alors le mensonge de cet indéfini, dont la suite (vers 35-36) révèle qu'il renvoie à la France et, de là, à Mathilde. L'exil y trouverait sa marque. L'étude des discordances entre mètre et rythme nous permettra peut-être d'affiner l'analyse, mais il est d'ores et déjà clair que ce "quelque"-là ne peut avoir valeur de pure indétermination.

Passons sur le "quelque (orgueil)", qui nous paraît s'apparenter au partitif et s'inscrire dans une stratégie de la contrition. Dans ses trois autres occurrences, QUELQUE n'est qu'un moment dans le système des déterminants du poème. Ainsi, "Où QUELQUE oiseau faible chante", dernier vers du quatrain central de Simples fresques I, renvoie d'abord au vers homologue de la première strophe, également constitué par une relative :

Qui vient brouiller TOUTE chose

l'opposition des déterminants signalant, contre le "brouillage", l'émergence d'un objet individualisé ou, plus exactement, d'un être animé, cependant encore indéterminé et "faible". Dans la troisième et dernière strophe, le syntagme correspondant semble être "TOUTES MES langueurs", qui confirme l'individuation et le passage à l'animé (c'est la seule marque de personne dans tout le poème) tout en transposant le "toute" initial dans le mode défini. Pure transition, "quelque oiseau" se constituerait alors en un "symbole" à partir duquel un "je", bien que très timidement et comme maladroitement affirmé, se réintroduirait dans le monde. Son rôle serait analogue à celui de la "voix de l'oiseau" dans Le Rossignol.

Une organisation similaire est sans doute à l'oeuvre dans Spleen : "Quelque (fuite atroce de vous)", seul déterminant indéfini du poème, fait bien trop tache parmi les multiples /TOUT/ (adverbes, pronoms, déterminants) pour qu'on ne soit pas tenté de référer le vers à son homologue du "quatrain" précédent : "Renaissent TOUS MES désespoirs". L'expression un peu contournée pourrait s'expliquer par le refus d'envisager pleinement la menace, par une volonté de conjurer le sort en rendant le départ plus hypothétique et surtout en évitant de l'associer trop étroitement au "vous". Comme dans Birds, il convient d'entendre là une réticence tout en soulignant le déséquilibre persistant depuis les premiers vers entre la cause ("quelque fuite") et l'effet ("tous mes désespoirs"), d'ailleurs présentés régressivement conformément à l'économie générale des Aquarelles.

Dans Malines enfin, alors que les deux strophes centrales sont massivement au pluriel, la première, opposant le détail et l'illimité, se partage entre le singulier et le pluriel, tandis que la dernière voit triompher le singulier, associé à l'expression de la totalité, positive ou négative ("sans un murmure" et "chaque wagon", à opposer à "LES wagons du quintil précédent). A s'en tenir aux adjectifs dits indéfinis, on a, dans l'ordre : "QUELQUE échevin", syntaxiquement et sémantiquement du côté du "détail fin" (strophe I) ; "MILLE horizons" (strophe II), qui exagère la multiplicité mais qui, nuancé par le verbe "échelonnent", prépare le terme suivant ; "CHAQUE wagon" enfin, qui concilie multiple et singulier, en relation avec un ON pour une fois réellement indéfini (cf. infra). L'étude prosodique (le rôle des /ç/ est d'ores et déjà notable) nous permettra peut-être de conforter cette hypothèse, mais on peut remarquer que le poème précédent recourait déjà à des moyens comparables pour réduire la multiplicité entre les strophes I et V, l'écho CENT/ SANS recoupant l'opposition TOUJOURS/ JAMAIS :

Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez CENT tours, tournez MILLE tours,
Tournez SOUVENT et tournez TOUJOURS
...................................................................
 
Tournez, tournez SANS qu'il soit besoin
D'user JAMAIS de NULS éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, SANS espoir de foin. (Chevaux de bois)

Là toutefois, la négation ("sans", "nuls", "jamais") préparait avant tout une déréalisation ("chevaux de leur âme"), qui annonçait à son tour l'effacement des chevaux de bois, désertés par les amants.

On ne peut donc fonder une prétendue poétique du vague sur cette catégorie grammaticale de l'"indéfini", par nature fortement dépendante de l'épithète. Bien souvent en outre, le UN et le QUELQUE se laissent percevoir comme des réticences : dans "A cause, à cause d'UNE femme", dans "Plein d'amour pour QUELQUE pays ingrat", dans "QUELQUE fuite atroce de vous" ou dans "Pour UN coeur qui s'ennuie", il cache/exhibe une identité ou une crainte précises. L'effet d'indétermination est donc tout ponctuel et relatif.

Enfin, plus généralement, à supposer qu'elle ne soit pas le fruit d'une simple confusion métalinguistique, la valeur grammaticale, "catégorielle", le cède à la valeur dans le texte, en relation avec les autres déterminants du nom. A cet égard, l'indéfini ne bénéficie d'aucun privilège : bien au contraire, il est souvent refoulé comme indésirable ou à tout le moins cantonné par les définis dans un rôle secondaire. Il se réduit à un moment de la détermination : le relief dans le récit ou, en rapport avec les jeux de l'énonciation, une présence ténue du locuteur, soit qu'il passe dans le lointain, soit qu'il (ré)apparaisse alors qu'on ne l'attendait plus (3).

 

c. les pronoms

Nous ne reviendrons pas sur le démonstratif neutre, la plupart du temps lié au verbe ÊTRE ("c'est") et qui, en effet, se rapproche fort de l'indéfini lorsqu'il n'a pas valeur d'anaphore. Mais ce n'est pratiquement le cas que dans l'Ariette I, jusqu'à "Cela gazouille et susurre" — à ceci près que l'indétermination tient là à la répétition d'un effort de définition, non d'une indéfinition structurelle... En revanche, l'exemple de Chevaux de bois cité par Paule Soulié-Lapeyre :

C'est ravissant comme ça vous soûle,
D'aller ainsi dans ce cirque bête !

était à plus juste raison rangé par Claude Cuénot [1963, page 132] dans les tournures familières. Utilisés comme support de l'ambivalence, les deux pronoms sont ici des cataphoriques : c'est la suite qui leur donne un contenu — notamment CIRQUE qu'ils préparent prosodiquement avec les autres mots en /s/, et vers lequel tous semblent se précipiter, comme aimantés.

L'indéfini ON pourrait plus substantiellement que CE(LA) nourrir un effet de vague. On en relève quatorze occurrences, mais en six poèmes seulement. Eliminons l'Ariette VI, où il assume probablement sa valeur la plus générale (4) :

Dans sa chaise qu'il faut qu'ON loue,
Fût-ON philosophe ou grigou

Mais Birds, à l'autre extrémité du corpus, sous l'apparence d'emplois quasi proverbiaux, joue un étrange chassé-croisé. Dans un passage relativement bref, consacré à la trahison et au mensonge, le premier ON n'exclut probablement pas le VOUS tandis que le JE s'excuse à travers le deuxième en invoquant une faiblesse commune. Mais tout rapport à la première personne est à l'évidence banni dans le dernier cas, comme si le JE avait coupé les ponts avec l'autre, quel qu'il soit :

Et votre regard qui mentait lui-même
Flambait comme un feu mourant qu'ON prolonge (vers 19)

Hélas ! ON se prend toujours au désir
Qu'ON a d'être heureux malgré la saison... (vers 21-22)

Et, ne voulant pas qu'ON ose me plaindre... (vers 27).

Ces ON inégaux préparent sans doute le thème de l'exil et la "politisation" de l'abandon, de sorte que le refus de la commisération vise indistinctement Mathilde et le "pays ingrat". Toutefois, même si la rime (pour la moitié en /õ/ dans le deuxième douzain, et liant "trahison" et "(avoir) raison") appuie ces indéfinis, l'effet reste secondaire par rapport à l'opposition essentielle, entre JE et VOUS.

Il n'en est pas de même pour les huit autres occurrences, regroupées en quatre poèmes seulement : l'Ariette VIII, Charleroi, Simples fresques II et Malines. Toutes ces fois, le ON ne peut s'expliquer, comme l'article indéfini, qu'en rapport avec l'ensemble du poème, avec les autres marques de l'énonciation. Ainsi dans Simples fresques II, il semble mis pour NOUS, sous l'effet de quelque timidité :

Sais-tu qu'ON serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ? (fin de la première strophe)

Or ce pronom retenu, comme tu, apparaîtra bien, mais seulement dans les derniers vers, au terme d'une sorte de cumulation : TU + JE = NOUS ("notre"), qui évoque une progression irrésistible vers l'aveu amoureux :

Sais-TU qu'ON serait..... [strophe I]
J'estimerais beau D'être ces vieillards [strophe II]
Oh ! que NOTRE amour N'est-il là niché ! [strophe III]

Trop tard, d'une certaine façon : les deux pronoms personnels se rapportent à des verbes de jugement, sortes de précautions oratoires ("Sais-tu", "J'estimerais"), mais quand cet embarras ou cette timidité se dissipent en laissant place au cri, quand le verbe ÊTRE a enfin pour sujet, au lieu de ON ou d'un terme-zéro ("D'être"), le NOUS — ou plutôt une hypostase, "notre amour" —, il est passé à la forme négative. La déclaration advient quand échoue le désir de résidence trop longtemps dévoyé : y a-t-il là plus qu'une coïncidence ? ON, pronom de retardement, aura en tout cas préparé un écartèlement entre deux mouvements de sens contraires, avec le regard pour acteur caché.

Ailleurs, même s'il n'y a aucune première personne explicite, il est clair que l'indéfini suggère la présence en retrait d'un auteur de l'énonciation, — et ce retrait se redouble d'un retrait dans l'affirmation :

ON CROIRAIT voir vivre
Et mourir la lune. (Ariette VIII, strophes II et IV)

Le vent profond
Pleure, ON VEUT CROIRE (première et dernière strophe de Charleroi)

ON sent donc QUOI ? (strophe centrale du même poème)

L'association entre ON et CROIRE, qui met les deux poèmes en relation, opère en effet un rapprochement entre une incertitude dans l'interprétation de la sensation (ou une incertitude quant à l'animation de la nature) et une incertitude de l'être. Dans Charleroi, la prosodie problématise cette question du sens, du déchiffrement, en faisant de CROIRE (subjectif ?) et de QUOI [DONC SE SENT ?] (objectif ?) des échos — les strophes I et II s'enchaînent : "... Pleure, on veut CROIRE./// QUOI donc se sent ?" — tandis que l'autre ON naît de la transformation de "Quoi donc se sent ?" en "On sent donc quoi ?". Ce deuxième pronom indéfini marque la présence strictement nécessaire pour justifier l'interrogation et autoriser, in fine, l'apostrophe aux "sites brutaux" que personnifient "haleine" et "cris". De même, dans la strophe II de l'Ariette VIII, il fait transition entre les termes du premier quatrain, par lesquels le paysage semble s'éprouver de l'intérieur et qui sont analogues dans leur effet à "Le vent profond Pleure" :

Dans l'interminable
Ennui
de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable

et leur quasi-contraire, "prochaines" (Q. III), qui situe par rapport à un spectateur, source de l'énonciation mais encore pur regard ou simple trace de référence :

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
,

et cela juste avant l'adresse aux animaux, seuls "personnages" à proprement parler de ce waste land :

Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Si l'on ne tient pas compte des récurrences de strophes, l'attention, dans cette ariette, va donc du "sans fin" au tout proche et cette focalisation s'accompagne d'une modification continue de l'énonciation, au cours de laquelle le ON annonce la prise de parole. Il ne gomme pas le sujet, il en est l'apparition, sous une forme minimale, encore au plus près du paysage ressenti, tout comme le VOUS qu'il permet en est la manifestation en miroir, mais peut-être aussi ce qui l'efface, de même que dans Charleroi.

Cependant, s'il est un ON qui ne soit pas une simple transition du paysage à la personne, mais un véritable indéfini, et un point d'aboutissement, c'est bien celui de Malines. On l'a pourtant négligé, sans doute à cause de la rime banvillesque.

Chaque wagon est un salon
Où L'ON cause bas et d'où L'ON
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon.

Pris entre WAGON-SALON et FENELON, entre l'impersonnalisation du lieu et celle du quiétisme douillet (à la limite, l'impersonnalisation aussi des citations du Télémaque et de L'invitation au voyage (5)) et venant cette fois après l'apostrophe aux vaches et aux taureaux :

Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense...
,

L'ON n'est pas une première personne masquée, ne serait-ce qu'en raison de sa relation à "chaque wagon" qui lui confère valeur de pluriel. Point d'orgue des Paysages belges tout en demeurant figure de la discrétion ("où l'on cause bas"), il suggère une confusion heureuse du sujet et du mouvement qui l'emporte, une harmonie entre le glissement et la contemplation à distance ("d'où l'on Aime...").

Au total, le pronom indéfini est encore, dans cette section centrale, une figure du "présents bien qu'exilés" beaucoup plus que de l'exil. Ce serait une erreur en effet que de l'assimiler purement et simplement à un impersonnel. Il note un certain état, souvent instable, des relations entre le sujet et le paysage : un stade d'indifférenciation ou, réversiblement, le moment de la différenciation, à partir d'une nature qui tend à une vie propre, autarcique (par le pronominal de "Quoi donc se sent ?" ou par les adjectifs dits "d'abstraction" de "Dans l'interminable...") ; plutôt l'enfouissement OU l'émergence du sujet (analogue en cela à l'évocation-gommage du JE dans la dernière strophe de Simples fresques II), — sujet à peine plus puissant que là où se trahit un point de vue mais qui seul permet une parole à la deuxième personne, ces apostrophes où, supposé autant que rejeté, il se manifeste en creux, en négatif. "Animation", indéfini et vocatif définissent ainsi, ensemble, un système variable qui pourrait bien tendre à inscrire modestement le sujet d'énonciation dans le paysage, de manière à ne jamais compromettre tout à fait ce qui les lie tous deux.

NOTES

(1) On pourrait rapprocher ces constructions de cette autre, citée aussi par P. Soulié-Lapeyre (op. cit., page 128) et qu'on trouve dans les Paysages tristes (L'heure du berger, vers 3-4) : "... et la grenouille crie/ PAR les joncs verts où circule un frisson". La confusion entre le paysage et le sonore y est du même type. Mentionnons encore "Le son du cor s'afflige VERS les bois" ou "Voix de l'Orgueil : un cri/ puissant comme D'un cor" (Sagesse III,9 et I,19), où les prépositions contribuent à faire de "s'afflige" comme de l'adjectif "puissant" des verbes de mouvement, animant le sonore.

(2) Le verbe "fluer" n'apparaît que tardivement dans l'oeuvre "reconnue" de Verlaine : dans Sagesse II,4 (vers 77 : "Et que je sens fluer à moi le firmament") ; mais on le trouve déjà dans Per amica silentia (Les Amies, 1867) : "Les longs rideaux de blanche mousseline/ Que la lueur pâle de la veilleuse/ Fait fluer comme une vague opaline/ Dans l'ombre mollement mystérieuse". En tout état de cause, le motif du ciel liquide semble inspirer bien des vers, depuis "Une aube affaiblie/ Verse par les champs/ La mélancolie/ Des soleils couchants" (Soleils couchants, Poèmes saturniens, cf. I. FONAGY, "A propos de la transparence verlainienne", in Langages 31, septembre 1973, pages 90-102) jusqu'à Bournemouth ou There ("Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum") dans Amour, en passant par Londres (Poèmes contemporains de Sagesse, Pléiade, page 301 : "On est comme en un bain", "versez-leur la lumière") ou le poème final de Sagesse : "Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain/ De lumière si blanc que les ombres sont roses".

(3) Selon G. Guillaume (Langage et science du langage, page 151), dans "Un enfant est toujours l'ouvrage de sa mère" (Napoléon), se trouve évoqué "en lointain l'exemple singulier typique, qui est souvent le locuteur lui-même." [C'est nous qui soulignons].

(4) Certains ont pourtant soupçonné une application particulière, polémique : ainsi, dans son commentaire des Humanités (novembre 1963, pages 13-29), R. GEORGE a vu dans ces vers une allusion à Voltaire... Il semble plus probable que les termes "philosophe" et "grigou" visent ici tous ceux que leur caractère tient au plus loin des courtisanes et de la dépense amoureuse : détachement des biens de ce monde ou insociabilité pour le premier (selon le Dictionnaire de l'Académie de 1718, peut être qualifié de philosophe "tout homme bourru, CROTTÉ, incivil, qui n'a aucun égard aux devoirs et bienséances de la société civile") ; avarice, sinon pis, pour le second.

(5) Pour ne pas mentionner l'expression "salon où l'on cause". Les citations, jusque là placées en épigraphe et ironiques, se retrouvent ainsi "naturalisées". Elles jouent DANS le poème, comme part du "on".

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