LABILITE DU PAYSAGE

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Filer et glisser réunissent ces deux pièces terminales que sont Malines et Beams sous le signe d'un mouvement horizontal et illimité dans un paysage lui-même illimité — et d'un mouvement heureux : en tout cela le contraire de la chute dans l'eau caractéristique des Ariettes I et IX. Le glissé (nous l'appellerons ainsi pour distinguer) est-il donc ce vers quoi tend le recueil, la "solution" inventée par Verlaine pour échapper à l'escarpolette, à travers deux situations relativement proches : le voyage en train et la marche sur les eaux ? Quelle relation entretient-il alors avec ce que nous avons baptisé glissement, qui réside peut-être avant tout dans un certain rapport à l'énonciation — et qui cesse avant Beams — ? La rencontre des termes est-elle autre chose qu'une fâcheuse coïncidence ? Nous avons déjà répondu par l'affirmative à cette dernière question, mais il faut bien voir ce que cette position implique, à quelle difficulté elle expose. Elle oblige en effet, tout d'abord, à supposer que Verlaine passe de la signifiance au sens, comme s'il comprenait enfin ce qui avait été en jeu, souterrainement, dans la relation du sujet au paysage, et comme s'il en triomphait en le nommant, quitte éventuellement à le déplacer ou à le transposer. La signifiance finirait ainsi par faire sens, par se thématiser, en opposition au début du recueil. Mais, précisément, cette opposition était-elle fatale ? Comment l'entreprise de réécriture qui définit Malines et, surtout, le parti-pris de régression à l'oeuvre dans les Aquarelles, peuvent-ils aboutir à une espèce de prise de conscience ? Comment ce bonheur du glissé peut-il sortir d'une involution ? Serait-ce que la distance ainsi prise permettrait de se conformer à un univers labile et, par là, de le dominer ?

Jean-Marie Gleize, qui admet la "prose" de Birds et de Child Wife comme "contre-chant de la parole parlante", tient en revanche Beams pour un "hors texte"

"dans la mesure où [ce poème] est contradictoire, du fait même de sa prétention harmonique, harmonieuse, à l'impensable lien qui noue la parole parlante au chant minimal sans paroles... Beams qui semble vouloir dépasser "ouvertement" le climat aporétique des Romances, signe en réalité l'échec d'une poésie de l'échec (en tant que telle parfaitement réussie)."[page 66]

Sa lumière serait presque, déjà, celle de la conversion — ce qui est probable, mais Beams récuse-t-il pour autant la logique du recueil ? L'alexandrin est-il "pure négation de l'opacité transparente, tremblante et troublante des Romances" ? Faut-il condamner Verlaine pour capitulation sous prétexte qu'il "marche déjà sur les eaux" [page 64] ?

Outre d'une propension à citer de façon inexacte, bien fâcheuse dans un livre dont le sous-titre est Poésie et littéralité, et qui conduit à un contresens grave sur Spleen, Gleize souffre de transformer Romances sans paroles en un "mouvement calculé pour être indescriptible" [page 55], de rester prisonnier d'une impression d'"absence d'unité". Il réagit en supposant un "geste constructeur (...) beaucoup plus précis qu'on ne le croit d'habitude", mais en en cherchant la trace dans le "calcul des "moindres mouvements"", dans une "science de la maladresse". Il lui manque au moins le dessein métrique de l'ensemble, et tout ce qui, dans la composition, rend nécessaires l'alexandrin, le ELLE et le "déroulement".

En second lieu, bien que conscient d'un lien entre Malines et Beams, Gleize est aveugle au paysage. Or celui-ci, par sa défection dans les Paysages belges et par son évacuation forcée dans les Aquarelles, se prête au retour d'un sujet, même si ce n'est plus le JE. Surtout, comme les deux dernières Ariettes, Malines et Beams sont avant tout des paysages, pour des "voyageurs". C'est donc par cet aspect que nous aborderons le problème.

Nous savons qu'il n'existe pas un paysage des Romances sans paroles, mais plusieurs, qu'on peut identifier (champ de foire de Saint-Gilles dans Chevaux de bois, Maida Vale dans Streets II...) ou tout au moins situer assez précisément (les Ardennes, la plaine belge, un carrefour londonien...). Mais nous avons découvert également que la composition en organisait quelques éléments communs (l'arbre, l'oiseau, l'eau) selon diverses logiques de "stratification", de sorte notamment que la marine finale se souvient du paysage terrestre initial, mais en substituant le haut au bas. Toutefois, l'intrusion du glissement ne peut procéder de cette seule inversion dans la mesure où Malines, entre les deux, insiste encore sur le bas ("Où l'on cause bas" fait écho à "Dont s'exhale l'humble antienne Par ce tiède soir, tout bas"). Tentons donc de découvrir le moteur de la modification en examinant comment ces deux poèmes s'organisent pour eux-mêmes — en les prenant donc pour fins.

On a déjà décrit dans Malines la mise à l'écart du détail vertical : en même temps qu'il s'affirme dépersonnalisation heureuse, le poème vide le paysage. Or le sujet du glissé, le train, est issu de cette simplification par l'horizontalité, et, précisément, par l'écho "vagues frondaisons"-"wagons", de l'échelonnement des arbres, dont il apparaît presque comme une simple variante : le filé se distingue à peine de l'aplatissement du décor, au moment où celui-ci se résume à la ligne de contact entre plaine et ciel (cf. l'écho "sites apaisés"-"cieux à peine irisés", notamment) :

Les wagons filent en silence
Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense,
Sous vos cieux à peine irisés !

Là où l'Ariette VIII séparait les plans :

Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune...

en isolant un no man's land médian, sorte de couloir-prison où les arbres s'embuaient, où la corneille n'avait plus la force de crier pour les "loups maigres", Malines ménage pour des couples mieux appariés et sans doute réminiscents du gros soldat et de "la plus grosse bonne" de Chevaux de bois, un asile fort proche de celui qu'évoquaient les premiers vers de Simples fresques II :

L'allée est sans fin
Sous le ciel, divin
D'être pâle ainsi :
Sais-tu qu'on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ?

Mais cette fois, ce sont les vaches et les taureaux qui sont abandonnés au sommeil sous le ciel et les arbres, qui se confondaient avec l'allée, ont déjà été renvoyés à l'irréalité d'horizons de théâtre comme les chevaux de bois l'étaient à la nuit peinte. Toute la pièce en outre inverse Simples fresques II, d'aller du château à la "plaine immense Sous (les) cieux", manifestant ainsi un renoncement à l'asile stable, bourgeois. Le mouvement, d'ailleurs, ne s'arrête pas là puisque les substitutions continuent : grâce à la défection des châteaux, les "wagONS" deviennent "salONS", d'où surgit "L'ON", et la distance "d'où l'on Aime à loisir cette nature Faite à souhait pour FéneLON", constituée autant de citations que d'indéfinition, est un passage à la littérature. Congédiant le bétail au repos dans son plan unique, Malines raconte un glissement qui est une prise de recul (le contre-rejet en est probablement une figure), une maîtrise de l'espace par le décalage, alors que les amants de Simples fresques étaient, eux, victimes de la distance que creusait leur regard : les démonstratifs qui ne cessaient d'éloigner un but changeant ("ces arbres-ci", "ces vieillards", "là"), ne font ici que renommer le même pour le posséder de loin. De VERS à D'OÙ, le glissé refait les paysages belges et, en substituant à l'expulsion de Walcourt un faire retour, trompe une fatalité qui coupait de la nature.

Chacune des strophes centrales de Beams, c'est une surprise, va encore du haut vers le bas, comme l'Ariette I.

Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,
Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or,
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice !

Des oiseaux blancs volaient alentour mollement
Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches,
Parfois de grands varechs filaient en longues branches,
Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement.

Tous les quatrains, d'ailleurs, se terminent sur une évocation de la marche :

"Et nous voilà marchant par le chemin amer."

"Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement...."

"Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement."

"Elle reprit sa route..."
(Q. I)

(Q. II)


(Q. III)

(Q. IV)

Seul le dernier vers nous ramène au haut, avec "...et portait haut la tête." L'antithèse est ici avec l'Ariette IX qui, elle, s'ordonnait par deux fois du bas vers le haut... pour finir sur NOYÉES : comme si la prégnance était l'apanage de ce qui est convoqué en premier et qui resurgit dans l'élément antagonique, comme s'il n'y avait que des traversées. L'eau de la rivière annulait par avance la verticalité de l'arbre, réduit dès le début à son ombre. La pointe démentait une topographie duelle, "évidente", mais qui ne pouvait qu'égarer.

A cette inversion s'ajoute le fait qu'on ne descend plus sous la surface de l'eau. Sans doute est-ce là un héritage de la rivière de Streets II, "opaque et pourtant pure". L'élément aquatique a perdu toute profondeur et, en même temps, tout pouvoir de captation. La descente s'arrête aux pieds, faute d'abîmes (1).

Mais c'est aussi que, paradoxalement, cette marine, déjà sans bateaux ou presque, est toute tendue vers l'oubli de la mer. Seul le premier vers mentionne explicitement "les flots de la mer" ; au vers 4, il n'est plus question que d'un "chemin amer" et si la strophe II fait encore allusion au "déroulement des vagues", ce n'est que par l'intermédiaire d'un comparatif de supériorité, qui distancie. Le "pur et large mouvement" de Q. III aura acquis par rapport à la mer une totale indépendance et même le vers 11 ("Parfois de grands varechs filaient en longues branches") doit être interprété, non comme une nouvelle noyade de l'arbre, mais comme une "libération" du végétal qui s'arrache à l'élément aquatique pour renouer avec l'horizontalité aérienne des branches.

L'Ariette IX explorait une fatalité, celle du miroir, jusque dans sa prosodie. Beams, au contraire, est informé par des figures de la continuité, de la facilité ou de la félicité, qui convertissent la lumière et l'altitude en mouvement horizontal. Dès la première strophe, un ET en excès réalise comme par magie, en tout cas selon une logique de l'effet immédiat, le vœu émis par ELLE ("Elle VOULUT... ET nous VOILÀ...") :

Elle voulut aller sur les flots amers,
Et comme un vent bénin soufflait une embellie,
Nous nous prêtâmes...
Et nous voilà marchant par le chemin amer.

Dans le quatrain suivant, "...c'étaient des rayons d'or, SI BIEN QUE nous suivions son pas..." donne le sentiment que la femme rayonnante, auréolée, fait intercession entre le soleil et une progression-aimantation — que la tête entraîne les pieds.

En Q. III, la superposition des quatre verbes révèle une métamorphose de l'aérien en glissement, grâce à S'INCLINAIENT, qui rapproche le ciel du "bas" :

VOLaient (VOILes)--------------------------- FILaient
                                         s'inCLInaient----------------------GLIssaient

Autre chiasme assurant la continuité :

Des oiseaux BLANCS volaient ALENTOUR mollement
Et des voiles AU LOIN s'inclinaient toutes BLANCHES.

ALENTOUR et AU LOIN s'équivalent d'autant plus, dans leur rapport au BLANC, que les oiseaux, pour une fois libérés de l'emprise de l'arbre, occupent la première de ces deux positions, ce qui suggère une proximité des voyageurs et du ciel. Mais surtout GLISSAIENT est issu directement du vers :

Le SOLEIL LUISAIT haut dans le CIEL calme et LISSE
/l   s     l
e j     l   iz e                            sjel                   lis /

dont la rime est "ô délice !". Ainsi sont tenues ensemble les deux strophes descriptives. Le ciel s'incline, la lumière penche, et c'est l'horizontalité de la marche. Le paysage se construit de la sorte moins comme conjonction du haut et du bas que comme transmutation du soleil en pur mouvement, où se conjure la chute jusqu'ici habituelle. Le vers final, en ses deux parties, le confirme par l'expérience inverse : la femme qui avance équivaut au soleil, les pieds entraînent la tête ou, en tout cas, la marche la surrection ; les distances ont été abolies, l'altitude et le mouvement se convertissent librement l'un en l'autre.

L'horizon-d'où l'on contemple est devenu asile pour le ON qui est aussi Baudelaire et Fénelon ; la lumière qui verse permet d'oublier le bateau et l'eau (c'est peut-être ce que "Beams" signifiait) et de suivre une femme qui n'a plus d'identité. Le glissé n'a pas rompu avec le glissement. Le poème verlainien demeure modification incessante, ne cesse de biffer les fables auxquelles il a l'air de se résumer, y compris celle de la "marche sur les eaux" — ce que n'a pas vu J.-M. Gleize —, et pourtant il le fait à partir de données quasi immuables. L'entropie de la fatigue amoureuse qui conduisait à la noyade et l'action du haut dans le bas, de la lumière sur les pieds ne sont que les deux pôles d'un même univers poétique, réorienté, retourné. Ce sont les relations qui se transforment, une fois de plus, non les termes ni véritablement les "structures" du monde.

La prosodie paraît donc l'emporter ici sur l'énonciation comme principe d'explication : les /õ/ de "vagues frONdaisONS", "horizONS", "gazONS", "wagON(s)", "salON", "l'ON" et "FénelON" ; les /s,l/ de "soleil" à "glissaient" jouent un rôle déterminant, soutenus par les chaînes "vagues"-"wagons"-"varechs" ou "Elle voulut aller"-"volaient"-"filaient". C'est cette prosodie qui fait la fluidité du paysage, alors qu'ailleurs les mutations de temps et de personnes provoquaient des à-coups, liés au retard qu'on rattrapait. Le glissé est une continuité à contre-référence, par les échos qui insinuent le mouvement dans des éléments normalement sans relation. Le glissement, lui, allait de pair avec la discontinuité, avec les soubresauts d'une âme qui habitait successivement ou contradictoirement l'arbre et l'eau.

Cela étant, nous n'en sommes là qu'au stade de l'hypothèse, et y demeurerons tant que nous n'aurons pas étudié le système de la prosodie. Les chaînes que nous venons de mentionner ne sont pas toutes celles de Malines et de Beams. Le travail a été tout aussi partiel sur les Ariettes. Il se pourrait donc que nous découvrions que la prosodie travaille toujours dans l'ordre du simultané. On peut cependant en douter, dans la mesure où, dans ces deux poèmes finals, elle met L'ON au terme de la chaîne qui part de "frondaisons", et "ELLE voulut"/"Et NOUS voilà" au début de la chaîne qui mène à "volaient"-"filaient". Que les marques de l'énonciation soient ainsi prises dans les échos, voilà qui pourrait indiquer que la prosodie n'est pas étrangère au glissement, ailleurs. Nous verrons de plus près ce que pourrait être cette interaction quand nous analyserons l'Ariette III.

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NOTES

(1) Raison de plus de s'interroger sur la plausibilité d'un écho pour la différence entre les "abîmes" de Simples fresques I et "Beams".

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