GLISSEMENT et OPPOSITIONS

à partir de BIRDS IN THE NIGHT

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On peut avoir le sentiment que, dans cette fin de recueil, les oppositions logiques se substituent aux formes de distanciation. C'est ainsi que l'adjectif démonstratif est totalement absent des Aquarelles alors que MAIS apparaît seulement au vers 10 de Birds, poème d'ailleurs presque totalement tenu par les adversatifs. S'agissant des pronoms, le schéma dominant paraît être celui qui unit ou oppose le JE au VOUS ou le NOUS au ELLE, sans plus aucune dépersonnalisation bien nette. Pour les temps enfin, ils semblent se cliver entre un AVANT (avant la rupture, mais aussi, dans A poor young shepherd, avant le mariage ou, dans Spleen, avant la fuite redoutée) et un APRÈS (Birds, Child Wife mais aussi Streets I). Les structures logiques obéiraient ainsi à la thématique du divorce, jusque dans le paysage que nous trouvons isolé au milieu des Aquarelles : la rivière de Streets II est coupée de la rue par le mur qui la dissimulait au passant et par sa propre incapacité à rien refléter. L'ironie ne peut rien changer à cette rhétorique dominante : même la chanson du berger timide, qui devrait se situer en deçà de toute rupture, fait leur place aux contrastes. C'est une variation de type oxymorique sur amour et crainte : "J'ai PEUR d'un BAISER Comme d'une ABEILLE", "La TERRIBLE chose Que SAINT-VALENTIN". De surcroît, ce poème statique ne peut guère se lire isolément de Child Wife, dénonciation symétrique de la même peur.

Nous trouvons pourtant, ici ou là, en sus de la régression, quelques-unes des manifestations de ce que nous avons appelé le glissement : ne sont-elles que sporadiques ? Prenons Birds pour commencer, dans la mesure où c'est le poème qui, pour une large part, donne naissance à la thématique amoureuse de cette fin de recueil, notamment à celle de Child Wife, ou qui, dans son dernier douzain, introduit, en même temps que le motif de la tempête, Notre Dame et "Jésus témoin", préfigurations du ELLE de Beams. Mais, précisément, les trois identifications finales (au Pauvre Navire, au Pécheur, puis au Martyr) semblent complètement étrangères au reste du poème malgré la figure du soldat exilé et mourant. Cette discontinuité, qui est aussi une discontinuité interne, trois fois soulignée ("Par instants..."/ "Par instants..."/ "O mais ! par instants..."), ne fait cependant que déplacer en l'exacerbant celle des six douzains précédents, à la composition somme toute incertaine, hétérogène. Discours et récit y alternent, mais c'est surtout une perpétuelle hésitation psychologique qui frappe, à travers la multiplication des termes d'opposition :

Cela se comprend par malheur, de reste (vers 2)

Aussi, me voici plein de pardons chastes,
Non, certes
! joyeux, mais très calme en somme
Bien que je déplore.... (vers 9-11)

Oui, je souffrirai...
Mais
je souffrirai comme un bon soldat (vers 29-30)

Nous sommes promenés d'un bord sur l'autre par d'incessantes corrections : "Hélas !... Mais...", vers 21-23 ; "Encor que...", vers 34 ; "le puis-je d'abord ?", "Pourtant... peut-être", vers 37-40 ; la triple concessive des vers 42-44 :

Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure
Encore et qu'il doive, à ce que je pense,
Souffrir longtemps...

les "certes" pré-adversatifs (vers 10 et 55) et surtout les "mais" (vers 10, 23, 30, 51, 56, 63, 81) qui font la prosodie du /m/ autant qu'AMER, AIMER, MAL ou MÉMOIRE. Le premier douzain accuse pour pardonner et, bien que hautement proclamée, la tranquillité d'esprit n'y empêche pas la déploration. Le deuxième oppose désir de s'abuser et plaisir d'avoir raison. Le troisième fait de Mathilde-la France à la fois le bourreau et l'unique fidélité. Le quatrième balance entre refus de regarder et proclamation d'une lucidité nouvelle, entre regard brouillé par les larmes et "yeux dessillés"... On ne cesse d'être renvoyé du passé au présent, et même au futur. Toutes ces oscillations ne sauraient pourtant dissimuler qu'une problématique unique de la temporalité informe le poème.

En premier lieu, toutes les concessions, oppositions et prétermissions dérivent d'une coupure primordiale entre passé et présent. Le douzain A oppose le passé composé des reproches ("Vous n'avez pas eu...") au présent d'une compréhension condescendante ("me voici plein de pardons chastes..."). Le douzain B plonge dans ce passé ("j'avais raison", répété en début et fin de douzain), mais pour donner une leçon, introduite par "Et vous voyez bien". Il y a là, également, un passé simple, qui correspond à la brisure :

Mais ce fut un jour plein d'amer plaisir
Quand je m'aperçus que j'avais raison,

En C, le "je" prétend refermer la porte pour ne plus penser qu'au futur ("Je souffrirai"), mais surtout pour instaurer une continuité totale : "N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie ?". Ce que confirme le douzain suivant qui, à travers toutes ses hésitations, tous ses méandres et retours, ne cesse d'insister sur la mémoire : "Mon amour qui n'est plus que souvenance/ (...) Peut-être a raison (...) d'entendre dire (...) A votre mémoire". Et c'est alors l'un des tournants décisifs du poème : le double "Je vous vois encor(e)", qui ouvre les douzains E et F — et renverse le "Et vous voyez bien" de B. Certes, le récit au passé se poursuit. Mais, avec "je garde... En mon souvenir", la continuité triomphe, le présent s'identifiant à la mémoire, et, malgré les restrictions, "ces instants", au vers 55, marque le changement de perspective :

Certes, CES instants seront, entre tous,
Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs.

Il suffit de comparer avec le vers 11 :

Bien que je déplore en CES mois néfastes
D'être, grâce à vous, le moins heureux homme

L'anaphore n'ancre plus le poème dans le temps du discours, mais dans celui du récit, ce qui est conforme à la rhétorique de l'hypotypose. "CES INSTANTS" prépare les intermittences exaltées du dernier douzain :

Par instants je suis le Pauvre Navire...

Par instants je meurs la mort du Pécheur...

O mais ! par instants, j'ai l'extase rouge...

Comme si l'hallucination finale — la vision béatifique — naissait de la reviviscence ("Je vous vois encore !", l'adverbe apparaissant lui-même comme une mutation / dénonciation du "encore que" concessif). Le deuxième CES aurait alors plus qu'une valeur ponctuelle. Quant au mot INSTANTS, dans ce poème, entre les "instants moroses" de l'Ariette IV et les "chers instants" de Green, il devient un mot poétique, profondément motivé par le thème et par les figures de la discontinuité. Mais ce n'est plus la discontinuité passé/ présent des premiers douzains — de celle-ci, la mémoire a triomphé. C'est une discontinuité plus essentielle, liée à une temporalité moins linéaire que "verticale" : une superposition de temps, un éclatement. La succession des verbes : "je suis", "je meurs", "j'ai (l'extase)", est révélatrice. ETRE ("le Pauvre Navire") reste du côté du "pauvre être" de l'Ariette V. Puis on franchit une nouvelle fois le seuil de la mort, mais pour trouver l'EXTASE, et l'on peut se demander si celle-ci n'est pas en tension contradictoire avec l'INSTANT — la prosodie en /-st'/, le "ô mais" et la ponctuation maintenant heurtée en seraient des indices. On aurait ici, donné dans l'instantané et à défaut de l'éternité, l'extra-temporel... Cet éclatement s'oppose à celui de la fin de l'Ariette V, entre passé et futur proche : le présent ne s'annihile plus en raison d'une disjonction, d'une séparation de ses éléments, mais il explose en quelque sorte, se pluralise. Changé en déréliction et porté à son paroxysme, l'exil de l'amant ou du soldat met au jour, en lui-même, des raisons d'espérer. Faut-il voir dans cette traversée de la souffrance une conversion déjà, ou bien une suite immédiate du Bon Disciple ? Nous laisserons la question pendante, nous contentant d'insister sur ce qui relève de notre propos : l'issue trouvée au tourniquet de la mémoire et de la souffrance, du pardon et de l'accusation, grâce à une perdition assumée jusqu'au bout ; le discontinu comme réponse à une quête infructueuse de continuité ou à une rémanence insatisfaisante. Le prix payé est notamment la disparition du VOUS : mais peut-être tout le poème ne tendait-il qu'à cela ? C'est en tout cas ce que semblent suggérer la plupart des Aquarelles, à travers quelques glissements opérant au sein d'oppositions, tranchées en apparence seulement. Au reste, il serait tentant de motiver la régression qui informe l'ensemble de cette dernière section comme une tentative de reconquérir la vision béatifique par une négation de la relation amoureuse, négation menée comme une entreprise systématique, ne laissant plus place à aucune faille.

Ainsi Spleen se réduit bien, au premier abord, à une opposition — entre la nature et la femme évoquées en alternance, chaque "fil" se caractérisant par son propre temps :

Les roses étaient toutes rouges
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.

Je crains toujours, --ce qu'est d'attendre !--
Quelque fuite atroce de vous.

On pourrait rendre compte de cette dualité en se référant à la "fable" initiale du poème précédent, Green : ce serait encore une "visite amoureuse", d'un amant qui délaisse le paysage. Mais l'élimination de tout élément narratif fait sens, contre ce récit supposé : l'amant ne prend pas progressivement congé de la nature, c'est celle-ci qui change, prenant ses distances par l'imparfait et par les TROP, alors que le fil amoureux se caractérise par un présent de la préoccupation, fortement tourné vers le futur ("renaissent", "je crains", "attendre") — à la limite, ne pourrait-on pas parler comme pour l'Ariette IX (le problème est le même) de temps "psychologiques" ? Les deux fils convergent cependant, en "je suis las" qui unifie les deux perspectives temporelles tout en explicitant enfin l'opposition :

Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie
Et de tout, fors de vous, hélas !

Le privilège accordé à la femme, envers de la nature, apparaît toutefois un peu douteux. C'est que le contraste ne va pas sans quelques glissements. Celui qui porte sur le paysage est très perceptible et facile à admettre. On passe de "tout" à "trop", puis à "je suis las" : l'excessif mène à la saturation, ce que manifeste l'émergence progressive d'un jugement négatif qui est aussi, dans ce fil, l'émergence d'un sujet de l'énonciation — comme si le JE ne pouvait prendre position que contraint par une modification qui lui échappe. Mais le thème amoureux est-il si indépendant de l'autre ? A "toutes rouges"-"tout noirs" répond "tous mes désespoirs" ; à "trop", "(fuite) atroce" —et à "las" un "hélas !" qui semble déplorer l'attachement maintenu à la femme. Surtout, au "tu" du deuxième distique se substitue, dès le quatrième, un "vous" et l'on passe de la familiarité presque crue ("Chère" et, plus net encore, "Pour peu que tu te bouges", avec un pronominal dont Littré comme Larousse signalent l'incorrection) à une politesse de madrigal : "fors de vous". Le mouvement est inverse de celui de Green, qui allait du ton de propitiation au ton cavalier. La distance qui s'accuse par rapport au paysage se creuse donc aussi par rapport à la femme : l'un est refusé mais l'autre, qui se refusait peut-être, n'est pas non plus désirée sans nuance : "hélas !" manifeste, au sein de l'"amour" même, une attitude de plus en plus réservée de la part du "je", un éloignement.

La différence serait alors réduite avec des poèmes comme Streets I ou Child Wife, qui donnent ouvertement congé. Dans le premier par exemple, la femme est déclarée "morte à mon cœur", mais toute l'astuce du poème consiste à partir de "J'aimais" en prenant ce verbe dans un sens affaibli — celui de "ce que j'aimais en elle", et, par SURTOUT, un sens "décalé" dans la mesure où la prédilection ne peut aller sans réticences — pour multiplier les surenchères tout en ensevelissant la maîtresse dans le souvenir, en l'éloignant irrémédiablement, comme faisait déjà A Clymène :

J'AIMAIS SURTOUT ses jolis yeux (...)

Elle avait des façons vraiment
De désoler un pauvre amant,
Que C'EN ETAIT VRAIMENT CHARMANT !

MAIS JE TROUVE ENCORE MEILLEUR
Le baiser de sa bouche en fleur
Depuis qu'elle est morte à mon cœur.

Je me souviens, je me souviens
Des heures et des entretiens,
ET C'EST LE MEILLEUR DE MES BIENS.

Le partage du poème entre passé et présent n'est qu'un aspect du glissement continu qui élimine progressivement ELLE. Le bien suprême, à la fin, n'est que MON souvenir. Vengeance est ainsi tirée de Celle qui désolait.

Child Wife, par ce qu'il contient de ressentiment, fait peut-être plus de place à la femme — Mathilde, dit-on. Si le réquisitoire est, comme il convient, au passé composé ("Vous n'avez rien compris à ma simplicité", "Vos yeux... Ont pris un ton de fiel", "Vous avez eu peur de l'orage et du cœur"), la description-déploration est au présent : "Et c'est avec un front éventé, dépité/ Que vous fuyez devant", "Et vous gesticulez...". L'apostrophe implique d'ailleurs une certaine présence de l'accusée. Mais la strophe IV glisse au passé simple, comme pour évoquer l'événement, la rupture justifiant l'opposition présent-imparfait déjà à l'oeuvre dans le quatrain précédent :

Et vous gesticulez...
En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas !
        Vous qui n'ÉTIEZ que chant !
Car vous AVEZ EU PEUR de l'orage...
Et vous BÊLÂTES vers votre mère...

Congé est à nouveau donné, en raison du même grief exactement que dans Birds, où le plus-que-parfait sonnait comme une sanction, comme un éloignement définitif : "La petite épouse et la fille aînée/ ETAIT REPARUE avec la toilette" (vers 65-66). Or, dans les manuscrits de Child Wife [J. Robichez, page 737], le passé composé — mais peut-être le présent aussi était-il pris dans cette rétroversion — était remplacé par un futur antérieur, imposant un point de vue décalé, quasi transcendant, celui de la mort :

Et vous n'AUREZ pas SU la lumière et l'honneur
        D'un amour brave et fort,
Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur,
        Jeune JUSQU'À LA MORT !

Ce glissement temporel permettait de prendre ses distances, autant d'ailleurs avec le VOUS qu'avec le JE ou le NOUS, évoqué à travers un amour exalté jusqu'à la dépersonnalisation. Le rétablissement du passé composé est une correction qui ressemble fort à une censure, dans la mesure où elle exclut un temps où Mathilde aurait pu ne pas être là. Le futur antérieur était peut-être à la fois trop définitif et trop compromettant. Il n'empêche : le texte demeure ambigu. A cause de l'article indéfini, à cause du verbe SAVOIR. Pour éviter de convoquer Rimbaud, il faudrait lire : "Vous n'avez pas su atteindre à la lumière" — mais "Vous n'avez pas su la lumière et l'honneur D'un amour" suggère plutôt un méjugement — ou, dans le prolongement du vers 1, "Vous n'avez pas compris, ou estimé à sa juste valeur, ou su ce qu'il peut y avoir de lumière et d'honneur dans un amour..." — auquel cas l'amour pourrait être celui du JE ou l'amour absolu. Mais il n'en resterait pas moins à résoudre l'énigme du NOUS de "Qui nous fait mal à voir" (vers 8). Pris entre "ma simplicité" et "d'un amour", entre JE et l'indéfini, ce pronom ne peut guère s'interpréter que de deux manières — avec ou sans Rimbaud. Or c'est probablement la lectio facilior que celle qui discernerait ici l'introduction subreptice d'une troisième personne, de sorte que Child Wife se trouverait inverser le glissement à l'œuvre dans Simples fresques II (celui-là de "on" à "notre amour") et substituer à l'aveu retardé un sous-entendu, l'article indéfini jouant là un peu le même rôle que "les choses" dans l'Ariette IV, mais à la fin. La diatribe masquerait alors une proclamation d'amour homosexuel, ou plutôt le crime de Mathilde serait de s'être effrayée de la tempête, de n'avoir pas admis le seul amour dont il serait en définitive question dans ce poème — celui du NOUS. Pour maintenir la lecture hétérosexuelle, il faudrait, ou bien vider ce NOUS de toute référence "amoureuse" précise, ou bien en faire un avatar du JE (en dépit de "ma simplicité" !). Le texte offre, il est vrai, quelque répondant : NOUS pourrait être un pluriel, sinon de majesté, du moins de dignité (offensée ?), ménageant une transition entre "ma simplicité" et la grandiloquence de la dernière strophe ; ce serait en quelque sorte le symétrique du VOUS de Spleen, substitué à un TU en cours de poème. On pourrait aussi y voir l'effort du JE pour assumer la totalité de la relation après la défection de l'autre, le glissement (JE) ® NOUS ® UN AMOUR traduisant la difficulté du point de vue, dénonçant peut-être un échec. Ces reconstructions ont à l'évidence un caractère forcé qui nous pousse à incliner vers l'interprétation homosexuelle — la Child Wife serait l'antithèse de l'Elle autrement compréhensive de Beams. Cependant, quelle que soit l'hypothèse retenue —qu'UN AMOUR serve à taire ce qui ne peut s'avouer ou qu'il évoque un sentiment privé de "support personnel" —, l'indéfini final se justifierait comme la forme de ce qui ne peut se dire autrement .

Mais, dans les deux cas, le glissement vers le futur antérieur nous semblerait plus satisfaisant que le retour au passé composé. Il serait notamment en harmonie avec la composition de Streets II où, à l'apparition de la rivière vécue sur le mode de la surprise répond un mouvement inverse à la fin du poème :

O la rivière dans la rue !
Fantastiquement apparue
Derrière un mur...

Dévale ample et sans nuls espoirs
De rien refléter que la brume,
MÊME ALORS QUE l'aurore allume
Les cottages jaunes et noirs.

L'énonciation fait retour dans ce "même alors que" qui suppose la présence d'un observateur dont le regard brusquement se laisse séduire. La lumière, celle peut-être qu'on ne faisait que deviner dans l'Ariette II, mais celle aussi qu'a ignorée Mathilde, congédie l'eau qui dévale. Nous découvrirons tout à l'heure la manière dont Beams relie autrement les mêmes éléments : contentons-nous pour l'instant de remarquer qu'entre ce poème et Child Wife qui suit, on reste dans une stratégie de la disqualification, l'"amour brave et fort" prend le relais de l'aurore en détournant l'attention du VOUS (dont les yeux, "qui ne devaient REFLETER que douceur... Ont pris un ton de fiel") comme celle-ci détournait de "l'eau jaune comme une morte". La description en apparence purement topographique sert en fait de support, pour un énonciateur volontairement discret, à une tentative de s'affirmer comme en négatif d'une disparition. La rivière et la femme ont sort lié, face à un sujet qui ne s'efface que pour mieux constater leur défaillance ou le divorce.

Cependant, si Aquarelles s'organise comme une régression érotique, la femme n'est absente d'aucun de ces poèmes (pour peu qu’on considère Streets comme une seule pièce) : il s'agit, non d'éliminer l'autre, mais de prendre des distances avec l'amour. Child Wife le fait en posant que Mathilde est demeurée étrangère à la passion, quelle que soit celle-ci, par pusillanimité. Quant au fiancé de A poor young shepherd, s'il s'affirme craintif, il n'en est pas moins assuré de sa promise : la relation à la femme est simplement bloquée, le JE ne parvenant pas à se fondre dans le personnage de l'amant :

J'ai peur d'un baiser...
Mais quelle entreprise
Que d'être UN AMANT
Près d'une promise !

Par l'article indéfini, les deux positions sont liées de manière à interdire toute substitution et ce poème est le premier où temps et pronoms échappent à tout glissement. Beams sera de même épargné par les bougés de l'énonciation, les suivants fidèles se déclarant "pleinement rassurés" par le regard que leur dédie une figure féminine désincarnée. La peur est enfin vaincue parce qu'on s'est établi dans la distance que notent les temps du récit et le "Elle" sans référent, esquissé dans les pièces précédentes, mais cette distance où s'abolissent les oppositions entre JE et VOUS vaut aussi refus de l'amour. Et c'est peut-être, tout compte fait, ce qui fondait Verlaine à supprimer le futur antérieur dans Child wife : Mathilde déjà ignorait ce qu'est d'aimer.

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