LE GLISSEMENT ET L'OUBLI

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Le terme "glissement" s'est imposé empiriquement pour décrire, entre certains éléments du poème, des relations qui ne sont pas de pure succession, mais, à la fois, de substitution et de modification. L'exemple premier a été fourni par les énoncés en "C'est..." de l'Ariette I, énoncés ni cumulables ni superposables qui nous ont obligé à chercher dans l'énonciation le principe de ces métamorphoses incessantes du thème, à supposer qu'elle organisait le sens obvie comme "en dessous", pour reprendre une expression de Mallarmé.

Glissement, parallélismes et énonciation

Dans la mesure où les glissements mettent la plupart du temps en jeu au moins deux syntagmes, on aurait pu juger expédient de s'appuyer sur des études existantes, fondées sur la théorie jakobsonienne de la fonction poétique : "La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison"
[Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, 1963, page 220]. S'agissant des Romances sans paroles, l'intercesseur tout désigné était Nicolas Ruwet, qui a consacré un long article au problème des parallélismes ["Parallélismes et déviations en poésie", in Langue, Discours, Société. Pour Emile Benveniste, Seuil, 1975, pages 307-351 ; abrégé par la suite en Parallélismes] et analysé, dans deux autres ["Blancs, rimes et raisons ; Typographie, rimes et structures linguistiques en poésie", in Rhétorique, Sémiotiques, Revue d'Esthétique 1-2, 10/18-UGE, 1979, pages 397-426 ; abrégé en Blancs ; et "Musique et vision chez Paul Verlaine", in Langue française n° 49, février 1981, pages 92-112 ; abrégé en Musique] quelques poèmes de Verlaine, dont Walcourt et Spleen. Mais il nous a paru impossible de nous inscrire dans cette filiation. La première raison, suffisante à elle seule même si le phénomène est rare, est que, dans certains syntagmes, le glissement, s'étant déjà produit, ne nécessite aucune mise en parallèle. Pis : le prendre en considération dans le cadre d'un parallélisme reviendrait à l'occulter. L'exemple le plus clair est celui du premier vers du recueil : "C'est l'extase langoureuse". L'extase comme recouvrement du personnel par l'impersonnel n'apparaît que si nous développons les implications conjointes du présentatif et du substantif. Il y a bien un parallélisme avec le deuxième vers, "C'est la fatigue amoureuse", mais, suggérant une sorte de dégradation, il amorce en fait un glissement tout autre, même s'il est la suite du premier ; des vers ou des syntagmes exactement superposables en apparence peuvent ainsi entretenir avec l'énonciation des rapports décalés.

Mais, même lorsque le glissement s'appuie sur des parallélismes, la théorie de la fonction poétique, au moins telle que l'a développée N. Ruwet, se heurte à des objections graves. La principale réside dans l'évacuation de la "forme logico-sémantique" [Parallélismes, page 316] : sont notamment exclus de l'analyse proprement poétique tous les déictiques et anaphoriques (les "connecteurs d'énoncés", dans la terminologie empruntée à Irina Bellert), ainsi que les "termes implicatifs", c'est-à-dire, expressément, tout ce qui relève de l'énonciation et de la présupposition, tout ce qui fait la logique du discours "commun" [Parallélismes, page 311-312]. Les analyses de Ruwet se fondent ainsi en dernier ressort sur une conception de la poésie comme écart : il y a coupure avec le langage ordinaire quand on considère que les parallélismes suscitent "des effets "sémantiques" ou "symboliques" (qui) ne sont souvent reliés qu'indirectement à la représentation logico-sémantique des énoncés" [Parallélismes, page 346], voire peuvent se substituer aux "principes "ordinaires", sémantico-pragmatiques d'organisation du discours" [Parallélismes, page 317]. On voit que cette position est incompatible avec la nôtre. Selon nous en effet, les parallélismes de glissement ne signifient que dans la mesure où ils sont en prise sur le discours ordinaire et l'informent autant qu'ils en sont informés. Le glissement suppose avant tout un rapport à l'énonciation, ne serait-ce que sous les espèces d'une simple implication. En outre, il exige, pour être perçu, qu'on considère le poème comme un discours ayant un début et une fin, une temporalité propre : faute de quoi nous n'aurions que des contradictions internes à un énoncé. Or, distinguant entre le texte "perçu comme un tout simultané" et le texte "lu discursivement", N. Ruwet privilégie le premier : les "rapports d'équivalence et de contraste" y sont tout entiers rapportés [Musique, pages 93 et 95].

A partir de ses prémisses, N. Ruwet ne peut plus faire porter l'analyse que sur la "syntaxe superficielle" et, en pratique, sur la morphologie. De surcroît, il se condamne à décrire les effets des parallélismes selon des catégories, équivalences et oppositions, qui l'autorisent tout au plus à superposer au poème des structures dérivées des schémas de rimes (croisées, plates, embrassées). Dans le cas de Spleen, on peut s'en satisfaire : l'objectif est précisément d'articuler typographie et syntaxe. Mais, s'agissant de Walcourt, à propos duquel Ruwet n'hésite pourtant pas à mentionner l'homosexualité de Verlaine ou à rappeler les campagnes de Louis XIV, ce formalisme nous laisse sur notre faim. L'éventail sémantique étant des plus restreints, on assiste à une simplification extrême, au bénéfice généralement de la similitude, sinon de la redondance. Ruwet découvre ainsi dans le poème un "effet massif d'équivalence, d'une strophe à l'autre et même souvent d'un vers à l'autre" [Musique, page 96].

"Ces deux strophes (II et III) peuvent certainement être interprétées comme des suites d'expressions exclamatives, elliptiques, toutes sur le même plan." "La syntaxe elliptique et les parallélismes mettent en un sens "Bons juifs-errants" sur le même plan que tous les autres syntagmes sans déterminant." [Musique, page 97 et note 28, page 99]

Dès que les connexions syntaxiques se font sans marquants, comme dans Walcourt, une telle théorie est incapable d'en rendre compte : pour elle, apostrophes et appositions sont indiscernables, le vocatif reconnu comme tel est aussitôt réduit au sort commun. Le recours à un "rapport implicite de sujet à prédicat" pour rendre compte des "ellipses" [Musique, page 96] ne fait que laminer un peu plus encore les différences, en contradiction d'ailleurs avec les principes affichés.

Contester une des conceptions du parallélisme n'est pas les réfuter toutes, nous objectera-t-on. Certes, et nous ne mettons pas en cause l'intérêt des "parallélismes pour la dissimilitude", sur lesquels se fondent d'ailleurs en partie beaucoup de nos analyses. Nous prétendons seulement qu'ils ne peuvent rendre justice à la poésie de Verlaine à moins qu'ils ne soient chaque fois rapportés aux conditions de l'énonciation, que l'on ne tienne compte de l'ordre relatif des éléments et que l'on ne se réfère à la signification même — non pour lui reconnaître la prééminence en dernier ressort, mais parce que c'est ce que le parallélisme travaille : sans elle, il se réduit à une relation abstraite. Prenons pour exemple les strophes I et III de Spleen,

Les roses étaient toutes rouges,
Et les lierres étaient tout noirs
.......................................................
Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l'air trop doux.

et le relevé de conclusions établi par Ruwet :

"I et III, à la troisième personne et à l'imparfait, présentent un parallélisme syntaxique interne entre les deux vers, strict en I ; les propositions, coordonnées, sont toutes prédicatives, et les mots à la rime sont tous des adjectifs. I et III posent un décor naturel, des végétaux particuliers (objets "discrets") en I, un horizon général (les "éléments") en III. Il y a contraste entre le pluriel (I) et le singulier (III), la présence (I) et l'ellipse (III) de la copule, les déterminants adjectivaux (toutes/ tout en I, trop en III)." [Blancs, page 416]

On ne peut se contenter de ces deux "paquets" séparés d'équivalences et de contrastes. Une telle énumération n'aurait de sens que si l'on pouvait attendre à la fois une dissimilitude absolue et une répétition pure et simple. Comme c'est impossible, il ne peut s'agir ici que de notes préparatoires restées sans utilisation... Dans ce cas précis — le fil "nature" de Spleen, détaché du fil amoureux auquel il s'oppose —, il est clair que la similitude est primordiale. Quitte à adopter l'attitude inverse lorsque les différences l'emportent, nous y verrons pour l'essentiel un support de la différence, un parallélisme POUR la dissimilitude. Les déplacements sont d'autant plus accusés qu'ils se produisent, comme souvent chez Verlaine, dans le cadre de la phrase prédicative, à partir d'un verbe d'état suggérant une certaine permanence. Le fait central, identifié comme tel par la série des contre-accents prosodiques ("... étaient toutes rouges", "... était trop bleu"), est la modification des "déterminants adjectivaux", l'apparition d'un adverbe subjectif. Ce qui nous a conduit à voir dans "je suis las" (vers 10) la suite logique de cette équivalence-glissement. Mais il est probable que d'autres "contrastes" s'ordonnent autour de celui-ci : Ruwet signale ainsi en note [Blancs, note 26, page 424] que le premier vers peut être lu aussi bien : "toutes les roses étaient rouges" que : "les roses étaient complètement rouges". Bien que seule acceptable, la première lecture, soutient-il, n'est retenue par personne :

"C'est là un effet du parallélisme avec le deuxième vers, dont l'interprétation, univoque, réagit rétrospectivement sur celle du premier. Je n'essaierai pas ici de définir les effets sémantiques très subtils qui résultent de ce parallélisme."

Pour notre part au contraire, nous tenons qu'il n'y a pas normalisation rétroactive, mais désambiguïsation, différenciation progressive. Le TOUTES du premier vers, maintenu dans sa double acception, conserverait alors la valeur de pluriel (nombre caractéristique de ce seul distique), tandis que "TOUT (noirs)" ferait transition avec les TROP dans la mesure où il se résume à la notion d'intensité.

Autre différenciation, liée aux précédentes : celle qu'a mise en valeur K. A. Knauth [page 144] entre les "couleurs contrastées et intenses" de la première strophe et les "tons vert et bleu de faible intensité, qui ne repoussent plus par leur effet massif, mais au contraire par leur excès de délicatesse et leur étroite parenté chromatique, celle-ci suscitant une désagréable dissonance" (1). Les deux "glissements" convergent : la lassitude, la saturation résultent d'une élimination de la pluralité, d'une uniformisation qui teinte le monde entier des mêmes couleurs.

Il reste sans doute beaucoup à expliquer de ces quatre vers, mais nous espérons avoir suggéré quelques raisons de penser que l'énonciation fournit un point de vue unique sur les modifications de l'énoncé, que le glissement prend appui sur le parallélisme mais s'en distingue dans la mesure où il organise, hiérarchise et oriente — donne à lire — les différents contrastes. Autrement dit, la projection du principe d'équivalence n'élimine pas pour autant le syntagmatique. Celui-ci fait retour dans le paradigmatique dès le moment même où il semble lui céder. Il faut donc aussi (et le principe vaut notamment pour la prosodie) projeter le principe de succession sur l'axe des équivalences. Paradigmes et syntagmes ne peuvent exister qu'en interaction, déterminant des dissimilations peut-être incessantes.

Dès lors, on ne peut distinguer deux types d'organisation du texte (2) et, parmi les "effets de sens", les "relations d'équivalence présentes aux niveaux superficiels" et les "interactions (de celles-ci) avec les relations syntaxiques, sémantiques et pragmatiques" ; la signifiance n'est pas un effet induit, "d'un type différent des contenus et relations sémantico-pragmatiques" (3) — une substitution à ceux-ci des parallélismes, sinon un supplément. Elle est un travail du signifiant et de la signification, indissociablement.

 

Glissement et réversibilité

L'étude des glissements nous pousse a fortiori à rejeter la prétendue "loi binaire" de l'écriture verlainienne, loi inspirée par un postulat psychologique. C'est en effet en prenant pour hypothèse "l'ambivalence de Verlaine" (c'est la première phrase de son article) que Daniel Bergez dissout dédoublement du moi, vrais parallélismes, paradoxes et contradictions dans un "balancement" généralisé
(4), réduit sinon à la répétition (de termes, de strophes) et aux "redoublements phonétiques", du moins à la "simultanéité sans tension entre deux pôles — l'opposition est aussi une équivalence".

Oublions l'explication biographique (5): il est de fait que les neuf Ariettes, puisque c'est d'elles uniquement que parle Bergez, constituent autant de variations sur le thème du deux, du duel et du double. Mais ce motif — ou plutôt ce fonctionnement— complexe n'a rien à voir avec un binaire qui uniformise (6), réduisant l'escarpolette à une simple oscillation et la psychologie de Verlaine à "un vacillement incessant entre deux versants de lui-même" (p. 412) : comme si le mouvement dans un sens ne préparait pas toujours le mouvement contraire, comme si le "berceau" se résumait à un va-et-vient entre deux pôles... Pour notre part, nous insisterions, plutôt que sur l'indécision, sur la réversibilité.

L'escarpolette suppose la rémanence du moi derrière le voeu de mort : s'esquissant entre le EN et le EX- à la fin de l'Ariette I, elle était déjà l'extase et la négation de l'extase, l'effort de l'âme pour revenir dans le paysage dont elle "s'exhale". Mais l'Ariette III, nous le démontrerons, va bien au-delà de ce battement : la répétition de PEINE met en place un tourniquet qui n'a plus rien de l'ambiguïté induite par les CETTE des pièces précédentes, renvois équivoques. Quelques-unes des pièces suivantes se concluront, elles aussi, sur de véritables contradictions, sur un conflit indépassable : on ne peut être à la fois présent et en allé, les espérances ne peuvent se trouver en même temps "dans les hautes feuillées" et "noyées", je ne puis prétendre ignorer ce que je dis... Or Bergez ne le voit pas, sans doute parce que la logique du binaire ne permet pas de penser ces moments où la dualité, atteignant le sujet, le confronte à sa part d'impersonnalité ou d'absence. Dans ces fins d'ariettes (III, IV, VII, IX), il y a clivage du même, issu du double mais qui n'est plus le double. Une intériorisation de la dualité dans la réversibilité.

Le simple dédoublement, même, est bien souvent une torsion imprimée à la situation de départ, torsion discrète mais d'où naît la possibilité d'un enfermement logique. Ainsi dans les Ariettes II et VII où la division âme-coeur amorce la dépersonnalisation. La transformation de "triste était mon âme A cause..." en "Je ne me suis pas consolé Bien que mon coeur..." préfigure le "présents bien qu'exilés" final : dans cette figure rhétorique (dont j'ai perdu le nom mais qui est une sorte de variation paraphrastique, de l'affirmation à la négation équivalente), il ne s'agit pas tant de répéter que d'introduire un double négatif (7), un "envers", tout en affirmant la continuité de la peine, du passé au présent. L'âme, support de la tristesse, va dialoguer avec le coeur en allé, et ce dialogue va s'achever en constat de la contradiction quand revient un autre "je", une fois toute histoire abolie. Supplantant de même le moi, "Et mon âme et mon coeur" prépare "escarpolette", à travers l'identification à un "oeil double" monstrueux qui illustre la "duplicité du duel" dans les Ariettes : si le un se divise en deux, le deux "se divise en un", d'une certaine façon... Le poème verlainien tend souvent, de la sorte, à ouvrir de faux parallélismes (Parallèlement !) dont les deux branches, au bout du compte, se referment en "piège".

Cependant, quand il rapproche "Sans amour et sans haine" (Ar. III) et "Eprises de rien et de tout étonnées" (Ar. IV encore) de "D'être présents bien qu'exilés", s'il a certainement tort de placer ces trois vers sous le signe de la "confusion des sentiments", Bergez met le doigt sur un élément "double" qui, dans ces dernières strophes, échappe à l'emprise de la contradiction stricto sensu. Ainsi, "Sans amour et sans haine", dédoublant le "sans raison" de la strophe précédente, rappelle "Par terre et sur les toits" (Q. II) qui dédoublait pareillement "sur la ville" (Q. I) — mais en laissant un reste, en réservant la part de l'observateur : du coeur. Ici, les deux négations, vidant le coeur de ce qui n'est pas la peine, excluent toute "escarpolette" sentimentale comme tout amalgame. En revanche, elles laissent le champ libre à la contradiction personnel/ impersonnel et c'est sans doute ce qui justifie ce vers, la vacuité du coeur étant peut-être la condition du clivage, de la réversibilité. A peu près en même place dans le poème suivant, le vers "Eprises de rien et de tout étonnées" amène l'indéfini à ambivalence, avons-nous dit ; il neutralise des "choses" alourdies d'implicite en attendant qu'"elles sont pardonnées" les efface totalement. Mais loin de suggérer un brouillage des sentiments, le vers dit aussi la grâce d'un monde neuf, dans lequel la faute n'aurait pas eu lieu, d'un monde sans préjugés ni affections, mais propice aux impressions fortes. La sensation au lieu de l'histoire. Sur le mode du recommencement comme le faisait "Sans amour et sans haine" sur le mode du manque, il énonce lui aussi une vacance de l'âme, une disponibilité qui semble bien être la condition obligée de la tension entre personnel et impersonnel. "Présents bien qu'exilés" ne fait à notre sens que condenser ce vide et cette tension mais, auparavant, nous aurons eu "... jamais fatigué D'être inattentif et naïf" (Ariette VI) et surtout les interrogations : "C'est la nôtre, n'est-ce pas ?", "De ne savoir pourquoi", "Sans même savoir", "Sais-je Moi-même que nous veut ce piège". Les "choses" — monde ou sentiments —, c'est-à-dire le passé qui expliquerait, sont révoquées au profit de la pure opposition, de la dualité polémique : la réversibilité naît de l'effacement des déterminations — et c'est à ce titre qu'elle est solidaire de l'incertitude.

Nous serions donc prêt à approuver certaines formules de Bergez, telles que :

"Verlaine ne coïncide avec aucun des deux pôles ; il est l'hésitation entre l'un et l'autre, le mouvement qui les sépare et réunit tout à la fois, le creux au centre de cette dualité." (p. 421),

à condition d'aller jusqu'au bout de cette logique et de ne pas chercher à identifier ces pôles à tel ou tel être ou sentiment. La dualité est un mouvement qui élimine tout "contenu". Et nous refusons bien entendu les présupposés psychologiques : "désir profond de retrouver un état originel de fusion", privilège absolu reconnu à l'unité du moi..., qui ne peuvent qu'aveugler sur le dessein des Romances sans paroles, et même des Ariettes. Ces poèmes ne sont pas les produits, les reflets d'un moi trop faible. Ils produisent un sujet d'un type particulier, un JE dépouillé qui s'éprouve dans le rapport avec son envers impersonnel — et qui a sans doute d'autant moins à voir avec l'auteur Verlaine que les dernières Ariettes déjà esquissent autre chose, qui condamne encore plus nettement le binaire : à la toute fin de la section, ce ne sont plus un "je" et un temps clivés qui apparaissent, mais un "tu" ou un "vous" exilés. La corneille et les loups, le "tu" en miroir, logés dans un monde double, préfigurent les autres deuxièmes personnes de Paysages belges : ces figures où le JE s'aliène avant qu'elles ne servent à libérer un autre sujet, s'inscrivent dans la suite logique du dédoublement en en préparant le dépassement.

 

L'oubli

Prendre ses distances avec la projection du principe d'équivalence comme avec le binaire était donc indispensable pour rendre justice à Romances sans paroles comme à une entreprise systématique, ample en tout cas, visant à écarter, à oublier le JE, menacé par la dualité et la non-personne dans l'extase comme dans la présence-absence ou dans la fascination par le miroir. Deux solutions successives sont alors élaborées : la première réside dans la supposition par l'indéfini, le ON, qui permet de reconquérir le monde dans la distance, au contraire du TU qui n'était que reflet du moi englué dans le paysage ; puis vient, au terme d'une traversée-refoulement de l'histoire du couple, un NOUS qui, face à ELLE, concilie le personnel et l'indéfini, l'homosexualité et le collectif aussi, probablement.

Ce rapport très particulier à l'énonciation ébranle le schéma imaginé par Jean-Pierre Richard, l'opposition qu'il croyait déceler entre sensation et conscience, entre anonymat et particularité. En premier lieu, l'indéfini, loin de s'identifier à l'impersonnel, en est l'antagoniste : c'est le moyen de surmonter, ou d'esquiver, le conflit entre le JE et le IL. Mais le NOUS final ressemble fort à une personne unanime-anonyme, intégrant-dépassant à la fois le JE, le NOUS des Ariettes et de Simples fresques II et le ON de Malines. Même le ELLE surmonte l'opposition entre personne et non-personne. C'est certes une "présence indubitable et radieuse", mais aussi une absence — celle du VOUS notamment, solidaire de la biographie et de son conflit avec le JE, autant que l'était auparavant l'impersonnel.

Chaque Ariette réalise à sa façon cet effacement de la première personne, dès "C'est l'extase..." qui ouvre le recueil sur la fin de l'amour, au moment où le NOUS exténué cède la place au monde. Mais celui-ci ne cessera d'être appréhendé dans le mouvement même où il se retire. "Que l'herbe agitée expire", "Le roulis sourd", "L'ombre des arbres...Meurt...", "La fuite est verdâtre et rose Des collines et des rampes...", le gommage qu'organisent les démonstratifs, les passés de l'Ariette V, de la IX et de Charleroi... racontent (font) un paysage perpétuellement dépassé par l'actualité, décalé (8). A la différence du récit qui progresse, ces poèmes repoussent sans cesse vers le révolu. Ce que nous avons appelé le glissement est le moyen par lequel l'énonciation épouse cette labilité.

Sur la lancée, les situations s'enchaînent en se substituant les unes aux autres — le cadre énonciatif "je-ici-maintenant" se modifie sans trêve. Ce qui était vrai au début de l'Ariette V ne l'est plus dès la fin de la première strophe, mais on pourrait dire à peu près la même chose du second sixain, de Green, de la dernière proposition de l'Ariette IX, de Simples fresques II avec ses "bougés" du désir, de Streets I... Les C'EST successifs de la première Ariette sont également des vérités successives : les présentatifs y sont ainsi motivés à la fois dans leur prétention à dire la totalité de l'actualité et dans leur multiplicité, c'est-à-dire dans leur apparente contradiction. Cette concurrence, ces disqualifications, cette discontinuité essentielle font le temps des Romances — de chaque pièce comme de l'ensemble du recueil. Le discours se poursuit alors en s'adaptant tant bien que mal à ce monde en décalage par rapport à ses prémisses. "Qu'as-tu voulu.... ?", "Quoi bruissait ?" trahissent de brusques accommodations. Ailleurs (dans Green, dans Streets), c'est l'altération du ton qui révèle que la femme a rendu les armes ou été renvoyée au néant.

Ces modifications demandent une plasticité qui ne peut aller sans palinodie ou reniement ("Je me souviens (...) Et c'est le meilleur de mes biens") ou, simplement, sans oubli. La perpétuelle actualité a en effet un revers : l'effacement de ce qui précédait (9), mais elle ne peut faire l'économie non plus de la discrétion, sans laquelle la discontinuité serait insupportable. Au surplus, le moi peut trouver intérêt à faire semblant de rien, à mettre sournoisement à profit la distance qui s'est creusée depuis le début pour assurer la réussite de telle ou telle de ses entreprises. C'est l'énonciation de l'hypocrisie, dans A Clymène comme dans Green ou Streets I. Aussi le poème ne rend-il pas expressément compte de changements pourtant majeurs, continuant comme si. C'est un discours qui se déroule comme aveugle au gouffre qu'il creuse, apte qu'il est à se poursuivre après l'exténuation, voire l'élimination de son objet : tel est le cas, sinon de tous les Paysages belges, du moins de Charleroi, qui raconte l'effacement de la ville — du thème annoncé — ; des Streets, qui chassent la femme et la rivière de l'actualité ; de l'Ariette V qui interroge un air déjà condamné après avoir renvoyé la pianiste à l'absence. Les lecteurs s'y trompent. Au fond, son sujet se résume au changement de sujet.

Dès les premiers mots aussi, ces Romances ne cessent d'éloigner l'amour. Elles commencent quand il est accompli : à l'extase et à la fatigue. L'ironie aidant parfois, les Aquarelles ne font que monnayer ce départ en épisodes régressifs, jusqu'à ce refus de l'érotisme que constitue la relation nouée entre Elle et ses "préférés". Mais les Ariettes ne sont peut-être pas organisées selon un schéma différent : la section commence donc quand finit l'acte amoureux, l'Ariette II, tout entière régression sensible, ne met plus en scène qu'un amour à peine distinct du moi (l'amativité) ; la III nie même qu'il y ait eu amour ; la IV forme le voeu de revenir en deçà de l'érotisme, la V renvoie la femme au passé et, dans la VI, François-les-bas-bleus est le premier personnage "hors couple". Ensuite, la VII, comme instruite par la pièce précédente, n'évoque plus la femme que comme cause de tristesse, et les deux poèmes finals sont des paysages, sans plus aucune présence féminine.

Il n'est pas jusqu'au sujet qui ne soit apte à se survivre, à parler (de) sa disparition. Le JE de Birds survit ainsi à sa propre mort, grâce à une seconde extase, mais la première, celle de l'Ariette I qui menait sous l'eau, ne supposait-elle pas déjà la possibilité d'un discours proféré à partir de l'exil, sur fond d'absence et de mort, comme le fait aussi l'autre âme en peine, celle de l'Ariette IX, également noyée ? Simples fresques I également s'achève dans la double évanescence du monde et du "je", celle-ci se calquant sur celle-là :

Triste à peine tant s'effacent
Ces apparences d'automne,
Toutes mes langueurs rêvassent
Que berce l'air monotone.

et toutes les pièces d'après l'effacement du JE — Beams notamment — pourraient être des marches au-dessus de l'abîme. Relevant d'un ordre autre que celui de la présence, la poésie pourrait donc échapper à la fatalité de dire "je" et c'est ce que nous entendions en posant qu'ici, le sujet était glissement.

L'oubli est d'ailleurs présent dès les titres : Ariettes oubliées, Romances sans paroles, qui font sa place au négatif. Mais ce sont aussi des paradoxes pragmatiques au même degré que la fin de l'Ariette IV : ils se nient comme titres dans la mesure où ils nient les poèmes, puisque l'évanescence y est, non annoncée, mais décrétée accomplie. Pourtant, des paroles vont suivre, les ariettes seront remémorées. L'énonciation entre ainsi dès le départ en contradiction avec le contexte et le temps que suppose le glissement est écrasé, aboli, "noyé" — comme si le poème était fini avant que d'avoir commencé. Tout Romances sans paroles peut être ainsi conçu comme une opération d'annulation — poésie en allée de la "chose en allée".

Déceptivité du texte verlainien

Mettant en évidence la composition, nous avions, pourquoi ne pas l'avouer ? le sentiment de renouveler la compréhension du recueil. Nous ne reviendrons certes pas sur la vectorisation, sur ces trajectoires superposées qui orientent la lecture d'Ariettes à Aquarelles, de la noyade à la marche sur les eaux, du haut au bas, de l'heptasyllabe à l'alexandrin, du JE aux prises avec l'impersonnel au couple NOUS-ELLE... Mais cette solidarité des contraires ne doit pas être substantialisée : non seulement chaque pôle n'existe que dans sa relation à l'autre — comment pourrait-on au reste justifier l'heptasyllabe et les mètres "non 6-6" autrement que comme des anti-alexandrins ? —, mais tout peut aussi se retourner : si les Ariettes mènent à la noyade, les Aquarelles s'achèvent en un triomphe de l'aérien puisque, métaphore d'une inconscience probablement essentielle, la marche sur les eaux qu'est Beams s'accomplit par l'oubli de la mer, par le déni de l'abîme,... de sorte que le trajet suggéré par les titres se double d'un parcours inverse. Cette prégnance du paradoxe, à la limite de la "coincidentia oppositorum", est rendue possible par la réversibilité : l'exil révèle la présence, l'impersonnel renvoie au personnel, la nature est l'envers du moi. Nous verrions assez volontiers dans ce piège l'explication d'un certain aveuglement critique : à moins de sur-lire comme nous avons fait, au risque de plusieurs excès, comment ne serait-on pas abusé par la malice de Verlaine, qui a disposé tant d'indices, à commencer par les titres, pour annuler le temps du glissement, pour suggérer que le paysage n'a jamais été que notre âme, ou que murmure et aurore se rejoignent dans les "lueurs musiciennes" — incitations à remembrer, à conjoindre, à superposer par-dessus les négations et les failles, au mépris du poème — ?

Réussite de Verlaine : il s'est inventé un miracle ou deux, sinon un salut. Echec : la méprise n'était pas tout à fait où on l'a cherchée. Si le commencement est toujours-déjà du glissement ou un recouvrement, si rien ne peut être saisi que dans la défection ou dans l'anticipation de son contraire, il suffisait, tant la mécanique est fragile, de traduire-isoler ces débuts : impair, musique..., en abusant du privilège nécessairement accordé à l'incipitif.

Nous nous garderons de conclure ici, ne sachant trop quelles surprises peut encore réserver la prosodie. Nous préférons lancer le second volume en explorant les relations entre énonciation et prosodie dans Il pleure dans mon coeur. Auparavant, cependant, nous voulons marquer que le glissement n'a pas vocation à être la forme-sens de la faiblesse. Nous le ferons en le suivant à l'oeuvre dans un sonnet de Sagesse, Les faux beaux jours ont lui..., qui date de 1875 et que l'on a classé dans les poèmes de l'inquiétude (10):

Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant,
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ :
Une tentation des pires. Fuis l'infâme.

Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme,                         5
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame.

Ô pâlis, et va-t-en, lente et joignant les mains,
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains ?                          10
Si la vieille folie était encore en route ?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute !
Ô va prier contre l'orage, va prier.

On ne commentera pas toutes les modifications de ce poème qui en est riche (11), mais il faut d'abord relever celle qui affecte l'allégorie météorologique. L'antanaclase de "Les faux beaux jours ont lui tout le jour" exacerbe une dualité entre passé et présent, entre mensonge du souvenir et durée vécue (un peu à la manière des deux "peine" de l'Ariette III). La reprise de ce vers au début du second quatrain escamote cette tension grâce à l'anaphore : "Ils ont lui tout le jour...". Puis les contre-rejets des vers suivants, figures du ravage, isolent comme par miracle "Le ciel tout bleu, le ciel / chanteur qui te réclame". Le pire délivre la promesse du meilleur. Pris dans un vers qui est enjambement continu, le rejet de "chanteur" souligne le passage du sens météorologique au sens spirituel (anagogie ?) mais, au rebours de celle de "jour" au vers 1, la répétition de "ciel" est travail de l'unité... qui dissimile toutefois ce que "cuivres du couchant" confondait : la couleur et la musique, comme si la synesthésie, de même que l'antanaclase, était du côté du mal. Ce poème défait ainsi la confusion de la lumière et du sonore pour opposer les hiers aux demains. Et, de cette opposition, il tire la force de s'opposer.

Rappelons en effet quelques souvenirs triviaux, du catéchisme et de Guitry : on ne prie que pour quelque chose ("Je prierai pour de l'humilité", Sagesse, I,20) et on peut être "contre les femmes,... tout contre". Et relisons maintenant le dernier vers :

O va prier contre l'orage, va prier.

Peut-on encore penser que la prière n'est qu'une protection, un recours contre le danger qui menace ? "Ce genre de démon ne peut être détruit que par le jeûne et la prière", glose Louis Morice [Sagesse, édition critique commentée, Nizet, 1968, page 111]. Nous croyons plutôt que l'âme ici se ressaisit au point de se dresser à la rencontre de l'Ennemi. Verlaine avait noté : "Césure à changer", il n'en a rien fait et sans doute fallait-il que le contre-rejet demeurât pour intensifier le sémantisme de ce CONTRE, ce qu'une interprétation "molle" ne saurait justifier même si la discordance tolère on ne sait quelle méprise ou méconnaissance.

Tout le poème prépare cette fin. La substitution de "pauvre âme" à "ma pauvre âme" autonomise celle-ci, de sorte que l'impératif donne l'impression qu'il n'y a plus de démembrement d'un JE qui s'apitoie sur lui-même, mais délibération. D'autant que cette âme devient tout l'être, prenant en charge le corps et gagnant en force à mesure qu'elle fait les gestes de la prière. Des vers 3-4 ("rentre sur-le-champ", "fuis") au vers 9 ("va-t-en, lente"), la modification de l'attitude atteint à une quasi-contradiction. Le dernier ordre est certes encore ambigu, mais le renversement et la volonté de poursuivre son chemin au lieu de se mettre à l'abri deviennent évidents si l'on ajoute à la série les impératifs du dernier vers, où éclate alors la décision d'affronter le mal. Où l'on voit que le glissement peut exprimer, des vacillations du pécheur, la résolution du croyant — cela dit sans vouloir le moins du monde suggérer que Verlaine reste alors attaché à la poétique de Romances sans paroles.

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NOTES

(1) Op. cit., page 144. La proximité sémantique des deux autres adjectifs, "doux" et "tendre", conforte certainement cette analyse.

(2) "Parallélismes et déviations", page 317 : "Un texte poétique est soumis en même temps à deux types différents d'organisation, l'un relevant de principes sémantico-pragmatiques, l'autre du parallélisme."

(3) N. RUWET : "Malherbe : Hermogène ou Cratyle ?", in Poétique n° 42, avril 1980, page 195.

(4) D. BERGEZ, op. cit., page 420 : "Le mode binaire semble en effet être la loi de l'écriture de Verlaine dans les Ariettes oubliées."

(5) Dont Bergez lui-même perçoit les limites : ainsi note-t-il que Borel et Adam voient Mathilde derrière les Ariettes I et IV, tandis que Robichez y soupçonnerait la présence de Rimbaud (p. 419). Seul l'aveuglement peut faire de cette incertitude une preuve supplémentaire du "vertige de ne pas choisir".

(6) Ainsi "Cette âme... C'est la nôtre, n'est-ce pas ? La mienne, dis, et la tienne..." (Ariette I) ne tend pas à "dire le couple" à travers une "dualité non polémique" : l'apposition, ramenant au deux, nie l'âme duelle. Entre vingt autres, cet exemple montre les ambiguïtés du double — et dire "binaire" est encore confondre davantage couple, doublure ou division.

(7) Les concessives de Birds contribuent de même à un discours qui est celui du présent et du passé, simultanément.

(8) Le fané est une forme de ce porte-à-faux de la conscience, mais ce n'est pas la seule : l'ironie, la méconnaissance peuvent prendre le relais. D'autre part, une sensation peut faire elle-même l'actualité aux dépens d'une autre : cf. la fin de l'Ariette V ou celle de Streets II.

(9) La contradiction est malgré tout possible dans cet univers labile : lorsque le conflit éclate au sein d'une phrase unique — la strophe-phrase terminale de certaines Ariettes qui, visant à ressaisir la totalité, se retrouve cadre d'une nouvelle modification.

(10) Ainsi dans un polycopié (A. GIGNOUX, J.-C. CARLONI, L'épreuve littéraire aux concours des grandes écoles scientifiques, programme 1971-72, Bréal, 1970), on le rapproche de la pièce suivante, "La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles", pour en faire un poème de l'inquiétude et du repli. J. ROBICHEZ (op. cit., page 602) insiste sur "la sensation authentique d'une faiblesse désarmée", sur "les mouvements vrais d'un coeur traqué"....

[J'ai donné une version développée et révisée de ce commentaire dans la Revue Verlaine n° 7-8 (pages 65-71), sous le titre "Le catéchisme et la métrique".]

(11) On pourrait par exemple s'interroger sur la relation qui se noue entre "Ils ont lui" et "O pâlis", curieux impératif qui rappelle d'ailleurs, en plus abrupt, "Soyons... deux jeunes filles Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles" (Ariette IV) : l'âme commande au corps, et même à ce qui en lui est censé échapper à toute volonté.

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