LA RIME

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Remarque : je n'ignore pas que la rime se note enfant::devant, et non enfant-devant ou enfant :devant,
mais je n'ai appliqué cette convention qu'à la fin du chapitre, directement rédigé en HTML
où les deux-points ne sont pas automatiquement précédés d'une espace.

La rime forme presque à elle seule la part codifiée, obligatoire de la prosodie : peut-elle dès lors donner quelques indices de la façon dont fonctionnerait une prosodie de tout le poème, sinon de l'ensemble du recueil ? Ou bien faut-il supposer une concurrence dont elle serait victime ? On a souvent soutenu, en effet, et spécialement à propos de l’Ariette III, que les échos dans le poème l’affaibliraient. Avant de risquer une réponse et d’essayer d’articuler les deux ensembles, encore faut-il arrêter les contours du premier. En effet, pour faire l'objet de prescriptions multiples et tatillonnes, l'homotélie est loin d'être aussi déterminée qu'on pourrait le penser : bien des définitions restent sujettes à variations et quasi toutes les règles souffrent des exceptions. Il faut composer avec la fréquence de certaines terminaisons, avec des phonétiques d'époque, avec des idéologies concurrentes... A côté des traités "classiques" se développent des théories de la rime riche (Ténint, Banville) cependant que l’importance de la graphie régresse ; d’autre part, on ne peut compter pour rien les modèles fournis par la poésie apprise à l'école, par Hugo, Gautier et Baudelaire... Il n'y a pas d'état arrêté de la versification mais, de plus en plus en cette seconde moitié du XIX° siècle, des poétiques, sans doute construites autour d'un noyau commun et articulant les mêmes contraintes linguistiques, mais susceptibles de diverger sur des points essentiels, comme la richesse et la "suffisance". Si bien que la seule question qui vaille est : quel système construit Verlaine ? Nous ne manierons donc pas des références, au demeurant assez peu nombreuses (cf. encadré ci-dessous), pour apprécier la conformité de sa pratique à un code, mais bien pour cerner les réponses qu'il donne, seul peut-être et dans ce seul recueil le plus souvent, aux questions que pose la rime.

RESTAUT Pierre, Principes généraux et raisonnés de la grammaire française, avec des observations sur l’orthographe, les accents, la ponctuation et la prononciation, & un abrégé des règles de la versification française [1730], 10ème édition, Dessaint et Saillant, Paris, 1764.

La MADELAINE (Louis Philipon de), Dictionnaire portatif des rimes [1805], 2ème édition, 1815.

TENINT Wilhem, Prosodie de l’école moderne [1844], édition de Patricia Joan Siegel, Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1986.

QUICHERAT L., Traité de versification française [1838] , 2ème édition revue et considérablement augmentée, Hachette, 1850.

SOMMER Edouard, Petit dictionnaire des rimes françaises [1850], Hachette, 1886.

QUITARD P. M., Dictionnaire de rimes, Garnier frères, 1867.

BANVILLE, Théodore de : Petit traité de poésie française [1872], Charpentier, 1883.

LE GOFFIC Charles et THIEULIN Edmond, Nouveau traité de versification française [1890], Masson, 1910.

La GRASSERIE, Raoul de : Des principes scientifiques de la versification française (Etudes de grammaire comparée, vol. XVI), Paris, Maisonneuve, 1900.

KASTNER Leon Emile, A History of French versification, Oxford, Clarendon Press, 1903.

GRAMMONT Maurice, Le vers français. Ses moyens d’expression. Son harmonie [1904, 1913], 4ème édition, revue et corrigée Paris, Delagrave, 1937.

DORCHAIN Auguste, L’art des vers [1906], nouvelle édition revue et augmentée, Garnier, 1933.

CASSAGNE Albert, Versification et métrique de Charles Baudelaire [1906], Slatkine Reprints, 1982.

OLOVSSON Aug. Halvar, Etude sur les rimes de trois poètes romantiques (Musset, Gautier, Baudelaire), Lund, 1924.

ELWERT W. Theodor, Traité de versification française, Klincksieck, 1965.

MAZALEYRAT Jean, Eléments de métrique française, Armand Colin, 1974.

BILLY Dominique, "La nomenclature des rimes", in Poétique n° 57, février 1984 ; "La rime androgyne ; d’une métaphore métrique chez Verlaine", in Le vers français, Histoire, théorie et esthétique, Textes réunis par Michel Murat, Honoré Champion, 2000 (pages 297-347).

Phonétique :

FOUCHE Pierre, Traité de prononciation française, Klincksieck, 1959.


Cela suppose une "mise à plat", un réexamen général et, pour commencer, par hygiène, nous traiterons séparément de la rime stricto sensu – de ce qui est à la fois nécessaire et suffisant pour qu'il y ait rime – et de la rime "renforcée" – enrichie plutôt que riche : nous entrons déjà dans le facultatif.

 

 

  1. LES PROBLEMES DE LA RIME SUFFISANTE
Plan 1. L’indispensable y est-il toujours ?
 

a) l’identité de la voyelle accentuée (fatigué :s’égaie ; frêle :d’aile :d’Elle)
b) l’équivalence des éléments subséquents
(arrive :naïf)

 

2. L’appui ; le rôle de la corrélation sourde-sonore (abbé :attrapée ; enfant :devant ; soudain :badin :incertain…) et les rimes en –eur (pécheur :confesseur)

 

3. Les pseudo-diphtongues et les diérèses (inqui-ète :tête)

  4. Quelques éléments de conclusion
 

a) l’Ariette VI ou la déconstruction de la rime
b) la rime et les prosodies

 

1. L’indispensable y est-il toujours ?

Pour qu'il y ait rime, il faut et il suffit qu'il y ait identité de la voyelle finale accentuée ET DE TOUS LES ELEMENTS SUBSEQUENTS, s'il en existe. C'est ce dernier point qui fait le départ avec l'assonance (cf. Elwert, page 84, et Billy 1984, page 68). Dès lors que cette définition est satisfaite, on ne peut parler d'une rime pauvre – ni même peut-être d'une rime riche : il n'y a pas plus ou moins rime, il y a ou il n'y a pas rime. Tout le débat sur la richesse porte dès lors moins sur la rime elle-même que sur l'étendue ou sur la forme de l'écho qu'elle porte – la rime "riche" devenant un cas particulier, une réalisation historique ou individuelle de la rime, non sa réalisation optimale. Ce qui implique en particulier que la fonction de démarcation, supposant toujours une tendance au renforcement de l'homotélie, soit subordonnée à celle d'organisation des vers : dans la querelle Cornulier-Molino-Tamine, nous prenons le parti du premier (1).

a) l'identité de la voyelle accentuée :

Elle ne peut guère faire problème que pour les " voyelles avec deux timbres " : " A ", " E ", " O " et " EU ". Le risque est cependant limité, en raison des contraintes pesant sur la fin de syllabe : tout " eu " accentué suivi du son /R/ sera ouvert ; suivi de /z/, fermé. Ainsi toutes les rimes en /ö/ et /ø/ de Romances sans paroles sont irréprochables. Celles en /o/ et /ò/ probablement aussi : homme-vobiscum est conforme à une prononciation latine qui n’était pas encore " restituée " et, dans la même Ariette VI, rien n’interdit de prononcer " loss " dans bosse-Los : ce serait un compromis entre le /lo/ du vieux mot " los " (louange), qui se rapprocherait de la prononciation anglaise de " Law " mais qui rimait déjà avec " Carlos " et " l'os " [lòs] dans La Mort de Philippe II, et le /la:s/ de la prononciation française traditionnelle. Surtout, c’est la leçon des éditions de 1887 et 1891, qui lèvent toute équivoque en ajoutant une deuxième "s". Reste que la rime place-las, dont nous allons reparler, n’est pas loin…

S’agissant des /A/, il est probable que, dans l'Ariette VIII, "sable" rime parfaitement avec "interminable", contrairement à ce que soutient Liliane De Ryck-Tasmowski ("Analyse transformationnelle d'un poème de Paul Verlaine", in Linguistics n° 82, 15 avril 1972, pages 5 et suivantes). En effet, tout en notant que, (déjà ?), "quelques-uns prononcent sâbl", Littré est d'avis qu'"il n'y a aucune raison de donner [à "sable"] le son d'â circonflexe comme dans âme". Quant à P. M. Quitard (page 211), il classe le mot avec "table" et les adjectifs en -able. La rime serait donc suffisante et, de rimer avec "interminable", "du sable" devient plus qu'une matière : il y a là une évocation du désert, une préfiguration de ces "Saharas" qui paraîtront dans Malines.

Eliminons également trois couples en /wA/ : Roi-joie (encore l'Ariette VI), noire-croire et Charleroi-quoi (Charleroi). S’il est vrai que l'on prononce /wa / bref après /R/ (Fouché, page 62), ces rimes en " oi ", tenues à l’écart des rimes en " A " dans tous les dictionnaires de rimes et dans toute la poésie… jusqu’au Verlaine tardif (cf. Billy 2000, page 302), ne sont jamais dissimilées à ma connaissance : Quitard met ensemble " croit " et " croît ", par exemple. Au surplus, les lexicographes se montrent très partagés sur leur quantité, comme on le constate à la lecture des notices consacrées par le Trésor de la langue française à " roi " et à " joie ", notamment. La même incertitude empêchera de regarder comme fautive la rime bras-hélas (Child wife), Féraud et Landais prononçant /bra/, contre Nodier et Littré. Idem pour bois-voix (Ariette I), en dépit de Quicherat qui croit y déceler une différence d’aperture (page 385).

Mais d'autres fois des terminaisons en /a/ sont indiscutablement associées à des terminaisons en /a / : âme-femme (Ariette VII) ; âme-madame (Chevaux de bois) ; oui dam-flamme et place-las (Ariette VI) (2). Les trois premiers cas – si on assimile "dam" à "dame" dont il est d’ailleurs une simple variante graphique – n'ont rien pour surprendre : ces rimes, dont les exemples abondent dans la poésie et le théâtre classiques, s'apparentent à des réminiscences ou à des citations. Quitard (page 292) relève d'ailleurs que, si le /a/ de "femme" est bref, "pourtant on le fait rimer avec ame long". Quicherat (pages 38-39, voir aussi page 384) déplore de même les rimes "âme"-"madame", "âme"-"femme", mais reconnaît que "les plus grands poëtes ne se font guère scrupule d'employer cette consonnance, que j'oserai dire imparfaite." Il se contente d'inviter à ne pas les imiter... Ne resterait par conséquent que place-las, provenant encore de l'Ariette VI dont les rimes, associant une terminaison féminine à une terminaison masculine, sont soumises à des contraintes spécifiques, à quoi s'ajoute ici la licence relative à " s " sonore ou muette – nous allons y venir. Mais le contraste entre les deux /A/ semble là comme ailleurs secondaire, en raison d’une surdité partielle à l'opposition antérieure-postérieure qui n'est en rien le propre de Verlaine – ni des poètes : comme Quitard, Quicherat oppose le /a/ au /a / par la seule longueur (page 38). La distinction semble donc conçue sur le même modèle que celle entre "è" et "ê", c'est-à-dire qu'elle est référée à un timbre unique et circonscrite à la quantité. Sans doute est-ce lié à l’apparition tardive – et à la reconnaissance encore plus tardive – du [A] postérieur, une fois constituées les règles qui gouvernent la rime (cf. Virga).

Le confirmerait le respect quasi absolu de l’opposition /e/~/e/, nettement plus ancienne. Alors que nous avons soupçonné le quart des 28 rimes en /A/, une seule des 52 rimes en /E/ mérite qu’on s’y arrête. Mais elle est franchement irrégulière ! C’est la dernière de l'Ariette VI, fatigué-égaie, qui sonne même comme une provocation de faire écho à la rime correcte de la strophe initiale :

C'est le chien de Jean de Nivelle
Qui mord sous l'oeil même du guet          /ge /
Le chat de la mère Michel,
François-les-bas-bleus s'en égaie.            /ge /

................................................

Cependant jamais fatigué                        /ge/
D'être inattentif et naïf,
François-les-bas-bleus s'en égaie.            /ge /

Il nous faudra donc explorer l'hypothèse d'un "dérapage" final, plutôt que de lier la " rime non attrapée " à la seule androgynie (3).

Quant à la longueur, prise en compte par les dictionnaires pour les rimes féminines consonantiques en /e / et en " -ale ", " -ame ", " -ate "…, elle semble à peu près respectée : ne font vraisemblablement exception que "frêle"-"d'aile"-"d'Elle" (Ariette V) et "inquiète"-"tête" (Beams) (4) . Au demeurant, il ne s'agit que de nuances phonétiques et P. Fouché, par exemple, ne reconnaît que l'allongement induit, sous accent, par certaines consonnes finales, /R/, /z/, /x/ et /v/ : /l/ et /t/ n'étant pas au nombre de ces allongeantes, toutes les terminaisons que nous venons de citer seraient en /e / bref... Faut-il cependant révoquer la distinction classique entre séries de brèves en "-ette" ou "-ète", "-èle" ou "-elle", et séries de longues en "-ête" ou "-êle" ? Olovsson suggère même une gradation "frêle" ([e ] long) -"d'aile" ([e ] demi-long) -"d'Elle" ([e ] bref), et l’idée paraît trop belle pour être abandonnée, dans une strophe qui éloigne progressivement la présence féminine. Et dans la paire inquiète-tête, il est exclu que la diérèse tende à combler l'écart en allongeant le [e] d'"inqui-ète" : les mêmes dictionnaires qui donnent la voyelle pour brève font le mot de quatre syllabes. Or nous allons découvrir que cette rime se signale par une autre originalité.

b) l'équivalence des éléments subséquents :

Ici comme lorsqu’il s’agira de la consonne d’appui, ce sont les rimes masculines que nous considérerons exclusivement. Au contraire des féminines, qui n’ont qu’à répéter le groupe /consonne + " e "/, éventuellement assorti de la marque du pluriel, (et qui le font effectivement), elles doivent en effet se plier assez souvent à des contraintes un peu complexes, liées à la graphie.

l Pour l’essentiel, ces contraintes se soldent par la constitution de séries étanches de terminaisons, en vertu d’équivalences fondées sur la valeur qu’aurait en liaison la consonne terminale, au demeurant fossile. Contrairement à Baudelaire (Cassagne, page 10), Verlaine se plie à l’obligation sans exception, et l’on peut donc distinguer des groupes qui ne communiquent pas :

Les rimes nasales se distribuent ainsi en quatre groupes (en Ø (" -n "), en " -t ", en " -c " et en " -s ", pour simplifier) et les rimes en /òR/ en deux (abord-mort et fort-mort d’un côté, d’or-encor (en Ø) de l’autre). Rien d’original à cela et nous n’insisterons donc pas.

l Certaines rimes peuvent, malgré les mises en garde, associer une consonne purement graphique et une consonne prononcée :

"Il faut éviter de faire rimer deux désinences masculines dont l'une offre une consonne sourde, et l'autre une consonne sonore. Ainsi, ne mettez pas ensemble les mots où s finale se prononce avec ceux où elle ne se prononce pas, comme "Pallas" et "coutelas", "Xercès" et "succès", "Chloris" et "coloris", "Atropos" et "propos", "Brutus" et "vertus", etc. C'est un conseil que donnent tous les traités de versification, et non un précepte, car bien que ces associations ne produisent pas une consonance tout à fait exacte, elles sont autorisées, surtout quand l'un des deux termes est un nom propre..." (Quitard, pages 119-120)

Le même Quitard, à propos d'"hélas", ne "sépare pas as sonore de as insonore, puisque l'usage est de les faire rimer" (page 259). En cela, il est plus permissif que Quicherat qui, partisan de la rime pour l'oreille, proscrit même les associations "Brutus"-"vertus" et "tous" (pronom)-"vous" (pages 40-42) (5). Mais quelles que soient les prescriptions, il est sûr qu'il existe une licence de fait, dont se préoccupent tous les traités, relative aux terminaisons masculines en "-s" sonore, fréquentes en onomastique antique. Romances sans paroles ne comporte ni mots grecs ni mots latins à la rime (excepté vobiscum), mais on y trouve tout de même les couples la(s)-hélas (Spleen), place-la(s) (Ariette VI) et bra(s)-hélas (Child Wife), ainsi que tous (pronom)-fou(s) (Birds). Cela non plus n'a en soi rien d'original : la même licence existe pour la série en "-t" (pensons à "Jérimadeth"-"demandait" ou, pour en rester à Verlaine, à cette triple rime de La mort de Philippe II : "bruit"-"zénith"-"granit") et pour la série en "-r" (les fameuses rimes normandes, absentes au demeurant des Romances). Ce qu'on appelle la valeur en liaison évoque bien plutôt une sorte de valeur "virtuelle" des consonnes finales, les "licences" constituant en réalité le système, ou le dévoilant – il occupe tout l'espace laissé libre par la neutralisation de l'opposition vocalique/ consonantique. Verlaine reste ainsi dans un système de versification fondé sur la seule opposition féminines/ masculines.

… Hormis lorsque, dans l’Ariette VI, celle-ci se met à jouer, non plus entre rimes successives (alternance), mais à l’intérieur même de la rime. Il vaut ainsi la peine de revenir sur le couple place-las : on pourrait penser en rendre compte par la superposition de cette " alternance " interne et de la licence relative à " s " finale, sonore ou muette, mais ce serait oublier un antécédent gênant : la rime guet-égaie, déjà identifiée comme norme par opposition à la rime finale fatigué-égaie. Posant une fois la règle, ne peut-elle le faire une deuxième fois ? En tout cas elle suppose une neutralisation de la consonne graphique finale – ce qui explique que Grammont ait pu croire que Verlaine inventait dans cette ariette les rimes vocaliques et consonantiques. De fait, si l’on examine toutes les rimes isolément, jusqu’à bosse-Los et place-las, il a raison ; simplement cette opposition n'est que virtuelle, faute d’être mobilisée par une alternance rigoureuse – qui reste liée à l’opposition féminines-masculines, comme nous le verrons. Ou, autrement dit, l’opposition féminines-masculines, au début du poème, fait fi des règles graphiques, ce que ne pouvait manifester qu’une rime vocalique. De même, seule une rime " en principe " consonantique comme place-las pouvait dérégler ce système, unique dans le recueil. Verlaine réussit ainsi le tour de force de transformer en ratage ce qui, ailleurs, est admis. Et, sur la lancée de cette rime, préparée par l’équivoque bosse-Los, il en vient à une violation indubitable de la règle de l’équivalence entre " éléments subséquents " : arrive-naïf. Cette fois, Verlaine se place d’ailleurs dans un mauvais cas dès la rime d’appel, sans doute sciemment : il sait ne pouvoir trouver de rime-écho en " -iv " (6). Il recourt donc au modèle morpho-phonologique que lui fournit la flexion des adjectifs (du type " naïf "/ " naïve "), quitte à porter atteinte au principe de l’homophonie. Après un tel accroc, il ne lui reste plus que l’irrégularité suprême à commettre : renoncer à l’identité de la voyelle accentuée. Ce sera chose faite avec fatigué-s’égaie.

2. L'appui ; le rôle de la corrélation sourde-sonore et les rimes en " -eur " :

Sur 220 rimes, une bonne moitié (113 exactement) se passe d’appui. Si l’on se place du point de vue de Grammont :

" Deux mots ne riment ensemble, à proprement parler, que s’ils présentent l’homophonie non seulement de la voyelle accentuée, mais encore de toutes les consonnes prononcées qui suivent cette voyelle, ou, dans le cas où cette voyelle est finale, du phonème, consonne ou voyelle, qui la précède. Ainsi tenir rime avec partir, banni avec fini, Danaé avec Pasiphaé, moi avec loi",

cela ne pourrait faire problème que pour 17 rimes vocaliques (sur 85, soit 20 %) et, encore, en y incluant fous-tous et bras-hélas où la sonorisation du " s " vient révéler un élément consonantique, facteur de complexification.

/A/

/o/

/u/

nasales

pas-bas (Ar. I),
soldat-ingrat (Birds), bras-hélas (Ch. Wife)

château-beau (S. fresques I)
rideaux-tantôts (Birds)

doux-cailloux (Ar.I),
frou-frou-loue &
grigou-bafoue (Ar. VI)
fous-tous (Birds),
vous-doux (Green),
doux-vous (Spleen) 

soudain-badin-incertain-jardin (Ar. V),
sans fin-divin (S. fresques II),
fin-échevin-sans fin (Malines),
vont-profond (Charleroi),
enfant-devant (Child Wife)

/e/

abbé-attrapée (Ar. VI)

Les traités "classiques" débordent toutefois quelque peu ce cadre en exigeant l’appui pour quelques rimes consonantiques aussi, masculines et même féminines ; mais, auparavant, ils modulent considérablement la règle en faveur de certaines voyelles finales.

Ainsi Restaut (pages 531-535) posait l’existence de voyelles suffisantes, dans un exposé que Quitard reprendra tel quel (pages 109-114), ces "observations (ayant) été textuellement répétées, en tout ou en partie, dans quelques traités modernes de versification, sans nommer l'auteur à qui elles appartiennent" :

"Les sons essentiels à la rime suffisent quand ils sont pleins, ou qu'ils se trouvent dans des monosyllabes, ou qu'ils ne sont pas précédés des mêmes consonnes ou des mêmes voyelles que dans un très-petit nombre de mots.

Les sons que l'on appelle pleins, sont ceux de l'a et de l'o, des e ouverts, des voyelles composées ai, ei, oi, au, eau, eu et ou, des voyelles nasales an, am, en, em, in, im, ain, ein, aim, on, om, un, um, des voyelles longues, des diphtongues ie, oi, ui, ieu, ien, ion, oin, et des voyelles suivies de plusieurs consonnes semblables ou différentes. Ainsi, combats rimera avec embarras, fatale avec inégale, repos avec héros, parole avec immole, progrès avec succès, mer avec enfer, ouvert avec offert, même avec extrême, jamais avec parfaits, maître avec paroître, reine avec peine, tableau avec fardeau, rigoureux avec cheveux, bonheur avec ardeur, courroux avec genoux, venin avec dessein, pardon avec leçon, commun avec importun, lumière avec carrière, vouloir avec savoir, ennui avec aujourd'hui, conduite avec poursuite, entretiens avec conviens, témoin avec besoin, horrible avec sensible, injure avec murmure, etc.

Le son de l’a n’est plein et suffisant pour la rime que quand il est dans la pénultième syllabe du mot, ou qu’étant dans la dernière, il est suivi de quelque consonne, comme dans agréable, favorable, état, sénat, trépas, soldat, remparts, étendards. Mais s’il est la dernière lettre du mot, comme dans toutes les troisièmes personnes du singulier du prétérit des verbes de la première conjugaison, il faut qu’il soit précédé de la même consonne ou de la même voyelle. Ainsi condamna rimerait avec donna, mais non pas avec tomba, marcha, confia, ni avec d’autres où l’a ne serait pas précédé d’une n.

Quoique le son de la rime en ent ou en ant soit plein, néanmoins à cause du grand nombre de mots où elle se trouve, on ne doit faire rimer ensemble que ceux où ant & ent sont précédés des mêmes consonnes ou des mêmes voyelles. Ainsi diamant ne rimerait bien qu’avec un mot terminé en mant ou ment, comme égarement, et suppliant ne rimerait bien qu’avec un mot terminé en iant, comme criant, etc. (7)

Par la même raison, eu et on précédés d’une consonne ne riment pas bien avec eu et on précédés de la voyelle i. Ainsi heureux ne rime pas bien avec ambitieux, ni moisson avec passion ; mais heureux rimera avec courageux, moisson avec trahison, ambitieux avec furieux, et passion avec religion.

Les voyelles qui n'ont pas un son plein sont l'e fermé, soit seul comme dans beauté, soit suivi d'une des consonnes s, z et r, comme dans beautés, aimez, aimer ; l'i et l'u, ou seuls, comme dans ami, vertu, ou suivis d'une consonne qui n'en allonge pas sensiblement le son, comme dans amis, vertus, habit, tribut, etc. Et ces voyelles ne pourront former de bonnes rimes masculines, qu’autant qu’elles seront précédées de mêmes consonnes ou des mêmes voyelles. Ainsi beauté rimera bien avec divinité, beautés avec divinités, aimez avec animez, aimer avec animer, pitié avec amitié, ami avec endormi, vertu avec combattu, amis avec endormis, etc. "

En revanche, Restaut admet certaines rimes féminines, comme chancelante et puissante, ou heureuse et furieuse, alors qu’il condamne les masculines correspondantes. Il justifie aussi les rimes soupir-désir et trahir-obéir, ainsi qu’un " très petit nombre " de rimes en u, us, ut, is et it, par le faible nombre de terminaisons plus substantielles – la disette de rimes. " Mais à l’égard des mots terminés en é fermé, seul ou suivi des lettres s, z, r, et en i seul, le nombre en est si grand qu’on ne doit jamais se dispenser de les faire rimer par les consonnes ou voyelles qui précèdent ". Même distinction en ce qui concerne le féminin : " La rime féminine de l’é fermé ne doit pas être moins parfaite que la masculine (…) Ainsi aimée ne rimera bien qu’avec un mot terminé en mée, et confiée ne rimera bien qu’avec un mot terminé en iée. [Mais] il n’en est pas de même des rimes féminines en ie et en ue que l’on emploie quelquefois sans qu’elles soient précédées des mêmes consonnes ". Et il en donne pour exemples envie-Asie et entrevue-venue.

Quicherat (pages 20-50) abandonne la notion de " sons pleins " et conteste la " maxime " de Quitard (page 105) selon laquelle " il n’y a point de rime d’une seule lettre pour les mots qui ne sont pas monosyllabiques ", en faisant valoir les rimes de type Noé-avoué (voyelle formant toute la syllabe), mais il n’ajoute guère : doivent " rimer de toute l’articulation " les finales en –é, -er, -ée [8°], les finales en –a " dans les verbes " [9°], celles en –i et –u [10° et 11°], -ant et –ent [12°], -aire ou –ère, -euse et, " généralement ", celles en –ir, -eux et –eur, exemptées par Restaut (et que lui regarde d’ailleurs comme suffisantes sans l’appui, ce qui n’est guère cohérent avec son traitement des rimes en -euse) [15°]. En revanche, comme Restaut, il ne dit mot des rimes en /e/, qui pourraient donc se passer d’appui.

Si l’on suit la doctrine de Restaut et Quitard, les deux seules rimes irrégulières de Romances sans paroles sont abbé-attrapée et enfant-devant :

On constate alors que Verlaine suit scrupuleusement les prescriptions pour ce qui est des rimes en [e], [i] et [y], à la seule exception d’abbé-attrapée. En particulier, il n’exploite jamais la licence dont fait état Restaut pour les rimes en –ie ou -ue :

L’obligation de rimer de toute la syllabe est même étendue à l'ensemble des finales en /e / : du guetgaie, que c'est-bruissait, serait-secret, aimais-jamais, sifflet-agnelet.

Pour ce qui est des [o] et des [u], la situation est presque inverse. En particulier pour les [u], qui se passent systématiquement d’appui, y compris en l’absence de monosyllabe : doux::cailloux, frou-frou::loue, grigou::bafoue, voux::doux, doux::vous. N’était brutaux::métaux, on pourrait faire le même constat pour les [o] : château::beau, rideaux::tantôts. On a vu que les [ø] se désolidarisaient mais, dans un des deux cas, ce comportement s’explique peut-être par la finale " -eux " et par la présence de la " diphtongue " (jolis yeux::cieux::malicieux).

Dans la petite série en /A/, la seule rime dotée d’un appui est précisément celle où, selon la formule de Restaut, la voyelle " est la dernière lettre du mot " et où figure un " prétérit " : cela-cajola. Pour le reste, la rime pas-bas est formée de monosyllabes et soldat-ingrat a cette terminaison en " -at " dont beaucoup de traités soulignent la rareté.

S’agissant des nasales, enfant-devant fait figure d’exception parmi les rimes en [â] : 

vaguement-charmant-quasiment ; charmants-amants, grands-errants, se sent-passant, blanc-flanc, lentement-l’amant ; comprend-indifférent ; vraiment-amant-charmant, enfant-devant, méchant-chant, heureusement-amant, mollement-mouvement.

On a vu qu’il en était de même de vont-profond dans la série en [ô], ce qui laisserait supposer que Verlaine applique à celle-ci la même règle qu’aux [â]. Avec les [ê], la situation est plus incertaine :

soudain-badin-incertain-jardin ; sans fin-divin, détail-fin-échevin-sans fin ; souviens-entretiens-biens, Saint-Valentin-matin-Saint-Valentin (bis). A quoi il faudrait ajouter besoin-foin, mais la " diphtongue " est de toute façon, comme " oi ", insécable – ce qui semble aussi être le cas de [jê].

C’est peut-être le moment de s’aviser d’une particularité commune à la plupart des rimes " irrégulières " que nous venons d’identifier : elles disposeraient de la consonne d’appui pour peu que l’on tienne pour équivalentes la sourde et la sonore :

— /p~b/ : pas-bas, abbé-attrapée ;

— /t~d/ : soudain-badin-incertain-jardin, rideaux-tantôts ;

— /f~v/ : vont-profond, détail fin-échevin-sans fin, sans fin-divin, enfant-devant.

Le phénomène paraît limité aux rimes vocaliques, les seules ou presque sur lesquelles pèse réellement la contrainte de l’appui. En effet, pour les consonantiques, on ne peut citer que 4 exemples : cœur-langueur-cœur (Ar. III), sommes-des hommes (Ar.IV), effacent-rêvassent (Simples fresques I), en somme-heureux homme (Birds). Quatre sur 94 consonantiques sans appui, c’est bien peu à côté d’une proportion de 8 sur 17 vocaliques sans appui : à peine plus que ce qu’on pourrait attendre de la loi des probabilités. De surcroît, l’une de ces rimes est en –eur, terminaison exigeant un appui. Le rôle donné à la corrélation est donc probablement en relation directe avec cette contrainte.

Verlaine reprend peut-être là une pratique au moins sporadique de Baudelaire : Cassagne (page 10) mentionne, pour les condamner, quatre rimes similaires des Fleurs du Mal : rançon-raison, morceau-roseau, assassin-voisin et sang-agonisant (cf. également Olovsson, pages 279-287). De son côté, Dorchain (pages 125-126) défendra ce qu’il appelle une " demi-consonne d’appui " :

" Je donnerai ce nom aux consonnes qui, sans être identiques, sont, du moins, de la même famille et d’une prononciation voisine. Ainsi les "dentales" t et d : vertu, par exemple, rimera mal avec velu, mais très passablement avec perdu, vendu, ardu. Entre les "labiales" p, b, f, v, la distance sera plus faible encore, et l’on pourra tenir pour riches, malgré la différence de la consonne d’appui, des rimes telles que assoupie avec Arabie, confie ou philosophie avec suivie, enfant avec vivant (…) Même lien entre les "sifflantes", ce qui permet, à la grande rigueur, d’accoupler saisi avec souci, rime très affaiblie, mais moins faible, pourtant, que la rime de saisi avec ami, qui serait tout à fait inacceptable… " (pages 125-126).

Mazaleyrat invitera de même à se montrer attentif à des rapports " plus délicats [que ceux de la rime classique], mais néanmoins sensibles " :

" Ce peuvent être des correspondances articulatoires marquées par des oppositions phonologiques élémentaires. Exemple : passe/basse : rime théoriquement suffisante [a + s] mais enrichie par la variation "sourde / sonore" de la même articulation d’appui [p/b] (…) On peut même se demander si parfois la conscience phonologique n’y attache pas plus de prix qu’aux exactes homophonies, par des effets conjoints de rupture des habitudes, d’inattendu et de nuance. " (page 194)

L’un des problèmes posés est en effet de savoir s’il s’agit d’une sorte de dispositif de compensation, destiné à atténuer une infraction à la règle, ou s’il ne faut pas plutôt regarder cette corrélation comme une quasi-identité. Nous allons y revenir, mais il nous faut d’abord noter que Verlaine a recouru à la corrélation bien avant les Romances sans paroles. Plus précisément, une rapide comparaison avec les recueils précédents montre que les rimes "pauvres" se divisent, depuis les Poèmes saturniens, en trois catégories :

· les rimes en /u/, /o/ et /ø/ écrit "eu" sans "x" (32 sur 60 : la moitié), qui se passent toujours de consonne d'appui. Ainsi, dans Clair de lune (Fêtes galantes), Verlaine a pu substituer à la rime "Watteau"-"jets d'eau" une rime "beau"-"jets d'eau" (J. Robichez, page 717, " Clair de lune ", note c) en renonçant à la corrélation sourde-sonore. On doit cependant remarquer que toutes ces rimes comportaient un monosyllabe, jusqu’à La Bonne Chanson comprise. Les Romances innovent donc avec grigou-bafoue, qui se passe néanmoins de la corrélation, et avec rideaux-tantôts, qui y recourt et pourrait donc être considérée comme "enrichie" (8) ;

· les rimes à voyelle nasale (14, soit un quart) qui pouvaient se passer une fois sur deux de cette corrélation dans les Poèmes saturniens lorsqu'elles impliquaient un monosyllabe, mais qui paraissent ensuite l'exiger dans tous les cas (9) ;

· les rimes à voyelle orale d'avant ou en /a/ (14 également), qui ont toujours besoin d'une forme d'appui : corrélation sourde-sonore, la plupart du temps, mais des équivalences d'autres sortes peuvent y suppléer, que nous nous contentons de signaler dans le tableau par un astérisque.

 

Poèmes saturniens

Fêtes galantes

Bonne Chanson

R. sans paroles

/u/

tout-bout, doux-vous, loups-houx, vous-loups, tous-fous, genoux-roux, tout-bout, garde-fou-sou, bout-absout, roux-jaloux-poux, fous-trous-poux

joue-loue-boue

genoux-vous, jaloux-fous, jaloux-vous, fous-sous, doux-houx

vous-jaloux, égout-bout, doux-époux


boues-roues

doux-cailloux, frou-frou-loue, grigou-bafoue, fous-tous, vous-doux, vous-doux

/ø/

bleu-feu, bleu-jeu, voeu-pieu, un peu-feu-Dieu, feu-bleu, adieu-bleu

un peu-jeu

queues-bleues

   

/o/

faut-haut

beau-d'eau, beau-nouveau

 

château-beau, rideaux-tantôts

         

/â/

épousant-poussant, flanc-sang

devant-enfant,
enfant-relevant

seize ans-innocents, méchants-indulgents

enfant-devant

/ô/

profond-en rond, horizon-frisson

vont-profond

poison-soupçon, compagnon-non*

vont-profond

/ê/

/û/

jardin-matin

brun-aucun

 

enfin-vain

soudain-badin-incertain-jardin, sans fin-divin, fin-échevin-sans fin

         

/A/

pas-combats

bras-bas*, fa-va, appas-à bas

pas-combats

pas-bas, soldat-ingrat, bras-hélas

/e/

passer-baiser-oser, saluez-cloués-remués

 

penser-baiser

pensée-rosée, pesées-pensées

abbé-attrapée

/e /

haussait-faisait-dansait

sait-chose est

   

/i/

   

choisi-aussi, ravi-défi

 

Romances sans paroles s'inscrit donc dans une continuité : le rôle de la corrélation sourde-sonore, jamais décrit à notre connaissance, s'y affirme même plus nettement qu'auparavant, puisque toute autre forme d'équivalence a disparu. Le cas des rimes nasales, en particulier, ne laisse place à aucune hésitation : à défaut d'une consonne d'appui, il faut une corrélation, même si l'un des termes du couple est un monosyllabe.

Ce que le tableau révèle également, c'est que /i/, /e/ et /e / étaient aussi concernés par cette équivalence. Ce qui pose problème pour abbé-attrapée : dans le contexte de l’Ariette VI, entre place-las et arrive-naïf, fatigué-égaie, et portant sur une terminaison des plus fréquentes, c’est à l’évidence une nouvelle hérésie de versification, une autre illustration de " la rime non attrapée ", contrastant avec le couple Ramée-famé. La corrélation sourde-sonore ne peut donc avoir là le même statut que la consonne d'appui, à un bémol près : si tel était le cas, de "fautive", la rime deviendrait riche ! Faut-il toutefois étendre le jugement à d’autres couples, comme pas-bas (Ariette I), où cette corrélation ne s’imposait pas ? On peut supposer que, dans cette circonstance, la valeur s’inverse ou tend à s’inverser et qu’il serait licite de parler de quasi-équivalence. Ne pourrait alors être rapprochée d’abbé-attrapée que la rime enfant-devant (Child wife), cependant que, dans l’Ariette V, on préférera souligner le statut d’intrus d’incertain dans la série soudain-badin-incertain-jardin : rompant avec le schéma ababba de la première strophe, la seconde introduit une terminaison a supplémentaire (abaaba), et c’est justement là que la sourde se substitue à l’appui en [d] : ce [t] - ou tout le groupe /eRt/- garde trace de la rime b (être-fenêtre) amputée. De plus, le mot concerné est " incertain " ! Enfin, il faudra prendre en compte la multiplication des voyelles [ê] à la fin du vers : " fin refrain incertain "…

Tout pousse donc à relever ce recours à la corrélation sourde-sonore sans chercher à lui attribuer une fonction stable ni à en faire dépendre la valeur de la seule nature de la voyelle accentuée. Il faut, pour décider de cette valeur, prendre en compte les autres caractéristiques de la rime (rareté de la terminaison, présence ou non d’un monosyllabe…) et l’organisation des rimes dans le poème. Peut-être faut-il même aller jusqu’à considérer la prosodie de la section : la corrélation /f~v/, par exemple, semble caractéristique des Paysages belges et de Child wife (et des débuts de poème) alors que /p~b/ n’apparaît que dans les Ariettes (et plutôt en fin de poème).

Sans monosyllabe ni corrélation, deux cas paraissent mériter qu’on s’y attarde en dépit de tout ce qui tendrait à les exonérer d’une nette irrégularité. Il s’agit de grigou-bafoue et de soldat-ingrat.

Même si Restaut et Quitard considèrent [u] comme un son "plein", nous avons constaté que, depuis les Poèmes saturniens, toutes les rimes réduites à cette voyelle comportaient au moins un monosyllabe, grigou-bafoue faisant seule exception. Or le couple figure dans le même quatrain que bosse-Los, juste avant les quatre rimes dont l’irrégularité nous paraît avérée. Ces deux éléments incitent pour le moins à réserver son jugement. J’inclinerais pour ma part à parler de cas-limite.

La rime soldat-ingrat est autorisée par tous les traités, on l’a dit, dans la mesure où le " a " n’est pas final. Elle bénéficie de l’excuse absolutoire de la rareté : si les dictionnaires donnent de quinze à vingt rimes en " -rat ", il n’en connaissent que 4 en " -dat " – soldat, mandat, candidat et concordat – et Quicherat, par exemple, affirme que " le style soutenu admet bien en rime les mots combat et attentat, débat et potentat, état, etc. " (note 4, page 29) et cite avec approbation la rime attentats-ingrats (page 33). Cependant, il n’est peut-être pas anodin de recourir à une licence partout proclamée comme telle. D’autre part, aucune autre rime, dans les recueils précédents, ne se limite à la voyelle [A] suivie d'une consonne fossile, même lorsqu'un monosyllabe est en jeu. Ainsi bras-tout bas (Les ingénus) bénéficiait d'un appui des /b/, distendu mais allant vers le resserrement. Dans Child Wife, la présence d'un "-as" sonore tire la rime bras-hélas vers la série consonantique, dont le poids n'est jamais aussi fort que dans ce poème. Et dans tous les autres couples intervient la compensation par la corrélation sourde-sonore. Je suggère donc de voir dans cette rime " imparfaite ", qui coïncide de surcroît avec de fortes turbulences métriques, une figure de la solitude du "soldat", de l’amour non payé de retour – de l'ingratitude.

 

Les rimes vocaliques ne sont pas les seules à exiger l’appui. Quicherat, au moins, et à la différence de Restaut qui admettait la rime bonheur-ardeur, souhaite ce renfort pour les finales en –aire, -ère, -euse, -ir, -eux et -eur (cf. supra), en sorte qu’elles riment " de toute l’articulation ". Verlaine exauce en général ce vœu, associant langoureuse et amoureuse, heureuses et pleureuses, désir et plaisir. A ces couples, on pourrait d’ailleurs ajouter anciennes-musiciennes, seulette-escarpolette, voilette-toilette, occurrence-apparence, patience-insouciance, sensible-possible, voire public-Angélique, l’identité phonétique du suffixe allant de pair avec une identité de catégorie grammaticale en principe proscrite. On remarquera au passage que :

Mais il faut surtout relever l’étrange traitement des rimes en " -eur " : l’appui, présent donc dans les rimes en " -euse(s) ", y fait souvent défaut – plus souvent en tout cas que dans les recueils précédents et même que dans les recueils suivants, jusqu'à Amour.

Poèmes saturniens

Fêtes galantes

Bonne Chanson

Romances sans paroles

Sagesse

Jadis et Naguère

Amour

coeur-vainqueur
hauteurs-Chanteurs
douceur-soeur
berceur-obsesseur
coeur-langueur
de choeur-coeur
fraîcheur-blancheur
coeur-langueur
splendeur-odeur
épaisseur-obsesseur
malheur-douleur
horreurs-terreursberceur-soeur

mineur-bonheur
coeurs-langueurs-moqueurs
moqueur-coeur
docteur-lenteur
candeur-odeur
coeurs-langueurs

douceur-soeur
rieur-intérieur
voyageur-coeur-vainqueur

coeur-langueur-coeur
fleurs-buveurs
clameurs-fumeurs
coeur-vainqueur
douceur-soeur

pleurs-meilleurs
pécheur-confesseur
meilleur-fleur-coeur
douceur-soeur
coeur-douleur
honneur-bonheur

coeur-suborneur-honneur
peur-bonheur-Suborneur
pleurs-malheurs
coeur-vainqueur
moqueur-coeur
honneur-bonheur
douceur-soeur
séducteur-hauteur

(demeure-Seigneur)
douleur-malheur
langueur-coeur
rancoeur-coeur
malheur-fleur
coeur-vainqueur

meurs-coeurs
coeur-coeur
coeur-choeur
splendeur-odeur

pleurs-douleurs
ailleurs-fleurs
horreur-laboureur
fureur-laboureur
coeur-langueur
pleurs-fleurs
douleur-pleur
fleurs-pleurs
soeurs-caresseurs
ardeur-splendeur
fleurs-ailleurs
radoteur-candeur
coeur-vainqueur

douleur-pleur
ardeur-serviteur
pleur-douleur
coeur-langueur
pécheur-fraîcheur-vengeur
pécheur-empêcheur
voleur-mais leur
horreur-erreur
coeur-fleur
coeur-douleur

conseilleurs-ailleurs
coeur-langueur
douceur-moqueur-coeur

(meure-coeur)
voleur-recéleur
pudeur-ardeur
coeur-langueur
douleurs-pleurs
fureur-empereur
coeur-vigueur
pleurs-douleurs
dévorateur-odeur
coeur-langueur
soeur-douceur
vengeur-pécheur

2/13

2/6

1/3

6/11

5/18

4/13

13/25

Dans ces sept oeuvres, sur 33 "irrégularités", 2 s'associent à une intrusion de l'alternance masculin-féminin au sein même de la rime [rimes en bleu et entre parenthèses] ; or les rimes en " -eure(s) " ne semblent pas soumises à la règle, en l’absence de suffixe : épeures-vieilles heures, pleure-meure. Surtout, 25 [en vert] bénéficient d'une sorte d'excuse absolutoire : la présence d'un monosyllabe. Dans ces cas d'ailleurs ("coeur", "soeur", "pleur", "fleur", "peur"), le -eur n'est pas non plus un suffixe.

Ne resteraient donc que six rimes contestables [en rouge]. Cinq recourent à l'équivalence sourde-sonore : radoteur-candeur (Jadis et Naguère), ardeur-serviteur, pécheur-fraîcheur-vengeur, dévorateur-odeur et vengeur-pécheur (Amour). Extension tardive d'un procédé que nous avons vu à l'œuvre dans les rimes vocaliques et qui s'appliquait d'ailleurs dans la présente série depuis les Poèmes saturniens, sous les espèces de cœur-langueur (11 exemples au total). La seule rime difficile à justifier est donc pécheur-confesseur, dans Birds : violation d'autant plus voyante que le -eur y est ici par deux fois le suffixe commode dont il s'agirait de contenir la prolifération.

On notera accessoirement le rôle des rimes triples. La première rime à laquelle manque un appui apparaît dans la Bonne Chanson à la faveur de la terza rima :

Nul bruit, sinon son pas sonore
N'encourageait le voyageur.
Votre voix me dit : "Marche encore !"

Mon coeur craintif, mon sombre coeur
Pleurait, seul, sur la triste voie ;
L'amour, délicieux vainqueur,

Nous a réunis dans la joie. (B. C. XX)

Le même schéma semble favoriser les associations coeurs-langueurs-moqueurs (Les Coquillages) et coeur-suborneur-honneur, peur-bonheur-Suborneur (Sagesse I,2). Dans Amour, on trouve encore pécheur-fraîcheur-vengeur (There) et, surtout, douceur-moqueur-coeur (Saint-Graal). Or, dans notre recueil, le tercet de Streets I recueille une rime triple, meilleur-fleur-coeur, qui est la seule à ne comporter aucune consonne d'appui. Rappelons aussi que la rime en -eur de l'Ariette III est en fait une rime triple : coeur-langueur-coeur.

Autre phénomène qui, cette fois, n'a guère de précédents dans l'œuvre : dans trois Romances, la rime en -eur est redoublée (Walcourt : fleurs-buveurs puis clameurs-fumeurs) ou même triplée : (Birds : douceur-soeur, pleurs-meilleurs, pécheur-confesseur ; Child wife : douceur-soeur, coeur-douleur, honneur-bonheur). Cela pourrait indiquer que les irrégularités se structurent à l'intérieur du poème : nous n'aurions pas affaire à une décision, ou à une indécision, "générale", mais, chaque fois, à une prosodie sur mesure.

Cette prosodie a peut-être, cependant, des caractéristiques valables pour plusieurs poèmes : c'est ainsi que les termes associés à cœur (douleur, langueur, vainqueur) semblent s'échelonner de la dysphorie à l'euphorie selon la nature de l’appui. La même gradation pourrait inspirer les contrastes douceur-soeur, honneur-bonheur vs coeur-douleur, dans Child wife, et soeur-douceur vs pleurs-meilleurs et pécheur-confesseur, dans Birds. Si l'on prend au sérieux cette hypothèse, la rime meilleur-fleur-coeur dénoncerait l'ironie de Streets I. Mais, à cause de la succession des paires fleurs-buveurs, clameurs-fumeurs, peut-on dire que Walcourt va vers la gaieté et la série de Birds suffit-elle à asseoir l'exception pécheur-confesseur comme un indice de l'extrême désarroi ?

 

3. Les pseudo-diphtongues et les diérèses :

Les diérèses sont-elles condamnées à rimer entre elles, et de même les " diphtongues ", en vertu d’une stricte exigence d’identité ? La question n’est pas posée aussi abruptement dans les traités, mais des indications éparses suggèrent une réponse positive, au moins dans l’idéal. Ainsi chez Restaut (p. 531, repris par Quitard, p. 109-110) :

"Quand les syllabes qui forment la rime (...) commencent par une voyelle, il est nécessaire, si elles ne sont pas les premières du mot, qu'elles soient précédées d'une autre voyelle, comme dans les mots li-en, nati-on, préci-eux, artifici-elle, vertu-euse, sci-ence, etc. (Mais) pour la plus grande perfection de la rime de ces syllabes, (il faut en outre) que les consonnes qui précèdent ces voyelles soient les mêmes ou aient le même son".

Il préférait donc aux rimes li-en : gardi-en, nati-on : uni-on, préci-eux : curi-eux, sci-ence : espérance, artifici-elle : matéri-elle ou artifici-elle : citadelle, les rimes li-en : itali-en, nati-on : ambiti-on, préci-eux : audaci-eux, sci-ence : pati-ence et artifici-elle : essenti-elle. Mais ces dernières ne seraient que meilleures (il parle de "plus grande perfection"), ce qui laisse entendre qu'une double diérèse peut à la rigueur se passer de consonne d'appui. Même, et bien que cela semble contradictoire avec l’essentiel du propos, Restaut accordait une forme de reconnaissance aux rimes entre diérèse et voyelle simple :

Artificielle, qui rime avec citadelle et matérielle rimera beaucoup mieux avec essentielle ; vertueuse, qui rime avec fameuse et monstrueuse, rimera encore mieux avec impétueuse ; science, qui rime avec espérance et confiance, rimera mieux avec patience, etc. " (ibid.)

Ces associations abondent d’ailleurs dans Andromaque par exemple – "cru-els" s'y lie à "mortels", "cru-elle" à "éternelle" et "fidèle", "Hermi-one" à "abandonne" (six fois !), "inqui-et" à "secret", "impati-ence" à "vengeance"...

On notera cependant que celles qu’autorise plus ou moins Restaut ne concernent que des terminaisons féminines, consonantiques. Son abrégé est beaucoup plus exigeant pour les diérèses en " i-on " et " i-eux " :

eu et on précédés d’une consonne ne riment pas bien avec eu et on précédés de la voyelle i " (page 533),

en quoi Quicherat le rejoindra :

" La finale ion [diérésée] ne rime qu’avec elle-même. Passion rime bien avec action, mais rime mal avec raison. " (page 31)

· On retrouve cette amorce de distinction entre vocaliques et consonantiques avec les " diphtongues ". Celles-ci sont en général considérées comme des unités insécables, vouées par conséquent au redoublement – alors que l’appellation de semi-consonnes permettra d’assimiler les /j/, /w/ et /ÿ/ aux consonnes d'appui (R. de la Grasserie, page 117, et M. Grammont, page 350), mais en poussant à une logique du compte des phonèmes.

"Les sons terminés par ui, uie, uis, uit doivent toujours rimer avec des mots qui aient la même terminaison ; le son de la diphtongue ui étant assez plein de lui-même, il n'est pas nécessaire qu'elle y soit précédée des mêmes consonnes" (Restaut, pages 535-6, repris par Quitard page 114).

Si l’on en juge par les exemples cités à la suite ("ennui"-"aujourd'hui", "entretiens"-"conviens", "témoin"-"besoin"), la règle vaudrait aussi pour ien et oin au moins, mais les finales ie, oi, ieu et ion sont également mentionnées. Toutefois Quitard (dans la partie dictionnaire, pages 423, 429 et 430) atténue la contrainte pour les finales consonantiques : s’il tient que, comme uis, " la finale uit, où le son de l’u est mêlé à celui de l’i, ne doit rimer qu’avec elle-même ", il déclare que " la finale uite rime suffisamment avec ite ", fait preuve d’une tolérance presque égale pour uise-ise et admet que juif rime avec des mots en –if. La Madelaine semble abonder dans le même sens, quoique en s’en tenant à l’opposition féminine/masculine :

"[Les verbes en "uire"] riment fort bien avec les mots en -ire ; l'u qui précède cette finale n'est nécessaire que pour faire la rime riche. Il n'en est pas de même des [uir et ui(t)] ; [les seconds] ne riment que très faiblement avec ami, par exemple, et dit ou fit. L'exactitude et la suffisance même exigent que ces diphtongues ne riment qu'entre elles." (page 306) (10)

En revanche, contre cette tendance à tolérer les rimes entre "diphtongue" et voyelle simple lorsque la terminaison est féminine et/ou consonantique, Quicherat n’admet que les deux grandes excuses traditionnelles :

"On trouve de temps en temps dans les meilleurs poëtes une voyelle simple rimant avec une diphtongue, comme ciel-éternel, cieux-heureux, suivre-vivre, suite-dite, prière-père, etc. Ces rimes ne satisfont pas complètement l'oreille : elles ont ordinairement pour excuse soit la rareté des consonnances pareilles, soit la présence d'un monosyllabe" (pages 37-38)

· Les rimes entre "diphtongue" et diérèse sont moins souvent évoquées. Il est vrai qu’elles ne pouvaient l’être pour les mots en "ui" (qui ne connaissent guère la diérèse que dans bruine, ruine et le verbe bruire), ni pour les mots en [wA] (pour des raisons historiques, les mots en "oi" ne peuvent rimer avec les mots en [ua], toujours diérésés (" vou-a ") et qui n’acceptent à la rigueur qu’une rime en [ya]), non plus que pour toutes les terminaisons qui "sont toujours d’une syllabe" (oin, ouin) ou toujours de deux (ué, iau, /iâ/). Les rencontres possibles se limitent donc à un petit nombre de finales : ions, ieu(x), ié [/je/ et /je/]) essentiellement. On a vu que Restaut les proscrivait dans les deux premiers cas et Quicherat, plus laxiste pour les terminaisons en –ieux, semble donner une énumération quasi exhaustive lorsqu’il écrit :

"une diphtongue rime bien avec une finale écrite de même et de même consonnance, mais qui forme deux syllabes, comme "dieux"-"odi-eux", "grossier"-"justifi-er", "bien"-"li-en", "oui"-"éblou-i", etc." (pages 27-28)

Ce sera encore la position de Kastner (page 46) : lui aussi approuve les paires odi-eux::mieux, biens::li-ens (Corneille), soutien::Indi-en (Racine), s'évanou-it::nuit (Hugo), harmoni-eux::Cieux (Leconte de Lisle). Le Goffic et Thieulin (page 65) autorisent de même dieux::radi-eux, alors qu’ils jugent médiocre l’association " diphtongue "-voyelle simple (livre::suivre).

Le problème est cependant moins de savoir ce qui est autorisé ou proscrit que ce que fait Verlaine, et quel effet il en tire. Vingt-trois (23) rimes de Romances sans paroles mettent en jeu une ou des " diphtongues ", et cinq (5) une ou deux diérèses – soit 26 rimes au total. Naturellement, elles ne font pas problème dans les deux tiers des cas, lorsqu’elles sont homogènes, et nous considérerons comme suffisantes, ou plus que suffisantes, les rimes suivantes, entre " diphtongues " :

ainsi que les deux rimes entre diérèses : nu-ées-bu-ées (Ariette VIII) et pati-ence-insouci-ance (Birds).

Restent huit rimes, réparties entre les trois types d’"hybrides" possibles.


a. les rimes entre diphtongue et voyelle simple :

Par trois fois, c’est ui qui se trouve concerné, comme dans les prescriptions les plus fréquentes de nos quelques traités : "cuivre"-"vivre" (Ariette VIII), "tuiles"-"asiles" (Walcourt) et "Navire"-"luire" (Birds). Les deux premières rimes affaiblissent probablement la semi-consonne, au profit du [i] (cf. le rapport "tuiles"-"petits asiles"). La première, de plus, est sans doute à lire dans une chaîne "ennui"-"luit" (Q. I)-"cuivre"-"sans lu-eur aucune"-"vivre/ Et mourir la lune" (Q. II)-"nu-ées"-"gris"-"bu-ées" (Q. III), qui tend à dissocier "-ui-" et, peut-être, à nier "luire" dans "lu-eur", qui se retrouverait ainsi du côté de "nu-ées"-"bu-ées" et de "lune". A moins qu'il ne faille supposer une constellation prosodique-sémantique, d'"ennui" à "bu-ées", au sein de laquelle la semi-consonne servirait de transition, de liant. Nous essaierons de trancher ultérieurement, car il ne s’agit déjà plus de la rime, mais de la prosodie des poèmes. Du strict point de vue de la versification, on peut simplement noter que ce genre de rimes confirme une volonté de s’en tenir à la rime dite suffisante, à l’indispensable – et ce conformément au contexte : Charleroi et le dernier douzain de Birds se limitent à des rimes VC ou CV, excepté dans le couple clameurs-fumeurs qui, à la différence de fleurs-buveurs exige la consonne d’appui, faute de monosyllabe – mais on a vu que, dans le douzain, pécheur-confesseur s’en passait. Dans l’Ariette VIII entièrement féminine, toutes les homotélies commencent à la voyelle tonique (plaine-incertaine, interminable-sable, cuivre-vivre, aucune-lune, maigres-bises aigres, poussive-arrive), – sauf dans la troisième strophe.

Une quatrième rime du même type, sais-je:: piège (Ariette VII), apparaît également dans un contexte de rimes réduites à deux éléments : mon âme::femme, consolé::allé, fût-il::exil, exilés::en alléssensible::possible ne s’en distinguant que dans la mesure où l’affixe, bien que s’étendant sur trois phonèmes, [ibl], exige au même titre que –é(s) une consonne d’appui qui ne fait la rime " riche " qu’en apparence. Les deux " rimes d’énoncé ", fût-il::exil et sais-je::piège, reçoivent ainsi même traitement, dans la lignée de Prusse::fût-ce (Une grande dame, Poèmes saturniens) : la rime part de la voyelle tonique, quel que soit le découpage lexical.

Ultérieurement, les rimes assiège::neige (Sagesse, I,2) et siège::manège (Limbes) confirmeront cette indifférence à la semi-consonne. Indifférence qui n’est cependant pas universelle : certaines " diphtongues " semblent être indissociables, en particulier /jê/ et /je(n)/, comme nous allons le voir.


b. les rimes entre diérèse et "diphtongue" :

Lorsque Verlaine associe "anciennes" et "musici-ennes" (Ar. I), "jolis yeux", "cieux" et "malici-eux" (Streets I), "pieds" et "pacifi-és" (Streets II), il ne s'éloigne probablement guère de ce qui est licite, Restaut étant le seul à contester les rimes en ieux::i-eux. Il faut d’ailleurs relever que, des trois sortes d’hybrides, celle-ci est la seule à préserver la possibilité d’une rime remontant en deçà de la voyelle tonique, le i voyelle et le i semi-consonne étant regardés comme équivalents. Mais l’autorisation des traités ne signifie pas absence d'effet : la terminaison avec diérèse, chaque fois seconde, se trouve marquée, et de même, par elle, le vers. D'autre part, ce traitement de la diérèse pose le problème des relations entre mètre et rime. Il pourrait même servir d'argument contre la fonction démarcative : le mètre, défini par le nombre de syllabes, et la rime, fondée sur l'identité des sonorités finales, semblent avoir des intérêts divergents. Celui-là exige la diérèse, celle-ci tendrait à l'éluder. Et elle se retrouve paradoxalement du côté du "moins sonore" dans la mesure où elle se contente d'une identité atténuée.

Ces trois rimes mettent en jeu des suffixes (-ienne, -ieux, -é) qui, soit sont indissociables, soit exigent un appui – donc le /j/ ou le /i/. De même que /jê/ (malgré Elwert, page 97, § 136-1), la finale /jen/ n’accepte de rime qu’avec elle-même (la tienne::antienne) ou avec la diérèse correspondante (ici anciennes::musici-ennes). Même s’il n’est présent que dans un des deux mots à la rime, le suffixe, synonyme de pléthore et donc de facilité, pousse sans doute à cette solidarité.

On observe d’ailleurs un phénomène analogue avec les rimes en –ance, -ence qui, comme celles en –ant, -ent, exigent une consonne ou un i d’appui, pris au radical, mais pas davantage : silence-balance (Nocture parisien), occurrence-souffrance-espérance (La mort de Philippe II), science-méfiance, science-irradiance (Sagesse) (12)… Simplement, dans ce dernier cas, il ne peut y avoir que diérèse, la " diphtongue " [jâ] n’apparaissant que dans viande. Dans insouciance-patience (Birds), le [s] est donc facultatif et la rime devient de ce fait " riche ".

La série des adjectifs en –ieux induit sans doute un comportement analogue à celui des rimes en –ien : le confirmerait le fait que dieu au singulier peut rimer avec feu et un peu (La mort de Philippe II) mais qu’on ne le trouve au pluriel qu’associé à fastidi-eux (Grotesques) et des yeux (Cortège).

Pacifi-és, participe, réclamait un appui. Pieds, monosyllabe, non, à ceci près qu’il s’agit d’une rime en /-e/ qui ne pourrait trouver d’autres échos avec diphtongue qu’assieds, amitiés ou pitiés (? !), de sorte qu’on se retrouve en définitive devant la même obligation, à peu près.

Les trois fois donc, la rime avec voyelle simple était exclue. Mais le constater n’est pas justifier l’" hybridation ", ni le choix de l’ordre " diphtongue "-diérèse – il arrivait en effet, dans les recueils précédents, que la disposition fût inverse : nécromanci-ens::anciens, sabli-er::cavalier, fastidi-eux::dieux, imaginati-ons::sentions (Poèmes saturniens) ; passi-ons::jou-issions, extasi-és::arbousiers (Fêtes galantes) ; souci-eux::yeux, li-en::rien (Bonne Chanson).

Que ce genre d’hybridation fasse marque, rien de plus aisé à admettre : la rime étant le plus codé et le plus strict des parallélismes phonétiques, cette différence (qui ne va pas toutefois jusqu’à remettre en cause l’équivalence, voyelle et semi-consonne restant dans la rime) est fortement soulignée et profitera en priorité à la diction artificielle. Et s’il n’existe pas à notre connaissance de " théorie " de la diérèse, le mal n’est peut-être pas grand, car il se peut que le phénomène ne joue précisément que comme marque, parmi d’autres. Certaines fois, il peut s’agir d’ironie ; à d’autres, de recherche de musicalité : tout dépend probablement du contexte. Dont peuvent participer d’autres éléments prosodiques : hiatus licites, répétitions de voyelles ou de syllabes, contre-accents. Ainsi la rime anciennes::musici-ennes doit être rapportée en premier lieu à la figure d’expansion qui fait passer par deux fois de la " diphtongue " à la diérèse, dans le cadre du parallélisme " (des) voix anciennes "/ " (les) lu-eurs musici-ennes ", et, secondairement, au contre-accent sur " Amour pâle ", témoin, lui, d’un resserrement. Sans compter les reduplications " murmure " et " aurore ", qui encadrent.

Les deux autres diérèses ont une valeur différente : participant d’un thème propre au second versant, celui de l’inquiétude, elles ont en commun de conclure les premières strophes des deux Streets : malicieux est le seul mot qui tranche un peu au bout de vers de mirliton, annonçant désoler, et pacifiés, avec sa connotation militaire ou politique, prépare peut-être jaune comme une morte et sans nuls espoirs. Toutefois, les deux mots peuvent également être rapprochées de musici-ennes dans la mesure où la diérèse y est précédée d’une syllabe en i ; comme certains des hybrides précédents (cuivre::vivre…), ceux-ci participent probablement d’une prosodie du [i], à explorer. Il faudra de surcroît s’interroger sur la relation qu’ils peuvent nouer avec d’autres finales de vers (et, assez souvent, de strophe, voire de poème) : deux pleureuses (Ar. IV), fin refrain incertain (Ar.V), doucement s’ensanglante & monotone (Simples fresques I). Ces voyelles, triplées ou quadruplées, semblent parasiter un des éléments de la rime et les diérèses faisant la rime dissymétrique relèvent peut-être du même procédé.


c. les rimes entre diérèse et voyelle simple :

Une seule fois, Verlaine associe la diérèse à la voyelle simple, et c'est pour la dernière rime du recueil, inqui-ète::tête, déjà marquée par la différence de longueur entre les /e/. Malgré tous les précédents chez Verlaine lui-même (déchiquette::silhouette dans Effet de nuit, reflète::silhouette dans Bonne Chanson VI) ou chez ses prédécesseurs (13), on ne peut certainement pas exclure la recherche d'un effet. D’abord parce que nous sommes à la toute fin des Romances et que deux des diérèses dont nous venons de traiter avaient déjà une certaine fonction conclusive ; ensuite parce que cette alliance entre voyelle et diérèse, présente à trois exemplaires dans chacun des recueils précédents (14), est ici un cas unique ; enfin, parce que la diérèse figure cette fois dans la rime d’appel.

Outre qu’elle réduit encore la rime aux deux éléments indispensables, l’association diérèse-voyelle simple tend à mettre à part "inqui-ète" qui est motivé, précisément pour les syllabes [êki] échappant à la rime, par le rapport à "inclinaient" du quatrain précédent... à quoi s'opposent les derniers mots où la diérèse "i-ète" se trouve curieusement inversée dans "... et portaitÈ haut" : /i-et/, /te-o/), avant "la tête" (/tet/) qui lève l'opposition en faisant disparaître l'hiatus. D’autre part, l'adjectif lui-même est bientôt contredit par l'autre rime de la strophe, "rassurés"-("préférés"). L'écart maximal enregistré ici prend peut-être sens de ces oppositions, entre le haut et le bas, entre l’inquiétude et la réassurance.

Joueraient donc ici la position en même temps que la prosodie, les diérèses dans le poème ne pouvant être séparées des hiatus licites comme l’a montré Michel Grimaud à propos d’un poème de La légende des siècles (" Illustration et défense de la métrique ", in Pour une métrique hugolienne, Minard, 1992, pages 5-6).

 

4. Quelques éléments de conclusion :

  1. Une déconstruction de la rime : l'Ariette VI :

Dans ce poème, la "rime non attrapée" ne consiste pas à faire rimer le masculin et le féminin. Cette alliance inhabituelle, qu’on la baptise androgynie ou mixité (cf. Billy 2000, pages 307-9), ne participe peut-être même pas indirectement du " ratage " et d’ailleurs, si l’on en fait abstraction, les premières rimes sont tout à fait conformes aux règles. Certaines pourraient même être dites riches : non pas public::Angélique, pour les raisons qu’on a dites, mais La Ramée::mal famé (Q. III) et bleue::palsambleu (Q. V). Quant à la durée des /A/ (Roy::joie, dam::flamme, dans les troisième et quatrième quatrains), il semble assez habituel de la négliger. Dès lors, la "rime non attrapée" ne peut désigner que ce qui se passe dans les deux dernières strophes, où Verlaine s’applique à manquer l’homophonie selon une soigneuse gradation des infractions.

    Arrière, robin crotté ! place,
    Petit courtaud, petit abbé,
    Petit poète jamais las
    De la rime non attrapée !

    Voici que la nuit vraie arrive…
    Cependant jamais fatigué
    D’être inattentif et naïf
    François-les-bas-bleus s’en égaie.


En partant de la fin et, naturellement, selon l’ordre des rimes-échos :

    fatigué::s’égaie

    renonce à l’identité de la voyelle tonique

    arrive::-naïf

    refuse l’identité de l’élément " subséquent "

    abbé::attrapée

    affaiblit pour le moins une consonne d’appui indispensable

     

Ce sont là des exceptions uniques dans Romances sans paroles, mais, supposant tout le système tel que nous venons de le décrire, ces trois atteintes programmées, hiérarchisées pourraient fournir la matière d'une " propédeutique négative " à la rime, qu’elles déconstruisent littéralement.

Peut-être même pourrait-on faire remonter la " déconstruction " à la strophe antépénultième. La rime grigou-bafoue se distingue en effet en ce qu'elle reprend une rime du quatrain précédent (frou-frou :loue) avec laquelle elle entretient de surcroît une relation d'opposition sémantique ("loue" vs "bafoue"), et qu'elle se limite à une voyelle : celle-ci est certes considérée comme "forte" par Restaut mais c'est, depuis le début de l'œuvre, la seule paire en /u/ ne comportant pas de monosyllabe. Même si l’atteinte est bénigne comparée à celles qui suivent, le contexte en renforce la probabilité (15).

Puis vient la rime :

    place-las

    qui, non seulement associe un mot en /a/ à un autre en /a/, mais joue aussi de la licence relative à "-as" sonore pour associer une féminine consonantique à une masculine vocalique, alors que, dans la première strophe, guet-s’égaie l’interdisait

Le système détruit ici n’est pas, en effet, le système classique et cette rime place-las occupe une place à part dans la mesure où elle serait, elle, acceptable pour peu qu’on admette de transposer à la rime androgyne une association de type bras-hélas ou las-atlas, où est neutralisée l’opposition entre consonne " sonore " et consonne purement graphique. Simplement, la rime guet-s’égaie a, dès la strophe initiale, dénoncé cette assimilation en rattachant la consonne graphique aux finales vocaliques.
Cela s’explique : dès lors qu’il y a androgynie, le problème se pose de savoir que faire de ces finales sur consonne muette. Faut-il renoncer à les utiliser ou peut-on leur donner une rime-écho féminine ? Dans cette seconde hypothèse, va-t-on " féminiser " en " sonorisant " la consonne ou en en faisant abstraction ?

    banni

    brunit

    zénith

    bénie

    bénie ?

    bénite ?

    bénite

Le premier quatrain tranche en faveur de la dernière solution, c’est-à-dire en faveur de ce qu’on appellera ultérieurement la rime vocalique, et cette solution apparaît de fait la plus logique, la plus conforme au principe de la rime " pour l’oreille ".

Verlaine pouvait-il se passer d’opter ? On peut penser que non. Tout d’abord, il devait recourir à l’opposition [e / e] pour construire la "rime non attrapée". Si nous reprenons les catégories de la phonétique, c’est en effet la seule opposition de timbres qui soit pleinement reconnue par les traités, mais c’est une opposition qui est référée à une voyelle unique, [E]. La différence [a / a] n’aurait probablement pas été perçue et une association de type [e /i] aurait purement et simplement aboli la rime.

Avec [e / e] cependant, Verlaine eût pu songer à d’autres rimes, par exemple, sachant que l’appui était de toute façon nécessaire : vraie [e] :s’effraie [e] (Q. I)…. ferai [e] : s’effraie [e] (Q. VIII). Mais peut-être partait-il de son " refrain ", François-les-bas-bleus s’en égaie, soit que la légende (inconnue) du personnage ait imposé le verbe, soit qu’il ait conçu dès l’origine le contraste entre le desinit de cette ariette et l’incipit O triste, triste… de la suivante. Dès lors, à moins de recourir à papegai, il était pratiquement obligé de donner à s’égaie une rime masculine se terminant par une consonne graphique.

Ce sont en fait les deux rimes de la strophe initiale qu’il faut considérer : ensemble elles règlent la répartition des finales. Nivelle::Michel, qui précède guet::s’égaie, a déjà rattaché la terminaison masculine sur consonne " sonore " à une terminaison féminine en /consonne + e/, ce qui la rend indisponible pour une association avec la terminaison sur consonne graphique, sauf à prendre un grave risque de confusion.

D’un certain point de vue, Grammont a raison : ce système préfigure l’opposition vocalique/ consonantique – mais il le fait uniquement par raccroc, comme effet secondaire de l’alliance entre finales féminines et finales masculines. Un autre fait confirme ce caractère subsidiaire : alors que, jusqu’à la dernière strophe exclue, l’alternance féminines-masculines se perpétue compte tenu du schéma croisé (FmMf MfFm FmMf…, où les majuscules symbolisent la rime a, les minuscules la rime b), chaque nouvelle rime commençant par l’autre genre, la distribution des vocaliques et des consonantiques, quoique non dépourvue de régularités, n’accède pas à une véritable alternance : CvCv CcCc VvVv CcCc VvVv VcVc CvVv CvCv. En effet, non seulement " las " substitue une finale vocalique à la consonantique attendue (CvVv) – et sacrifie totalement la distinction que Grammont a cru déceler ! –, mais l’alternance strophique, qui succède à l’alternance de rime à rime dès Q. II, s’efface elle-même à partir de Q. VI, entre loue et grigou, c’est-à-dire avant que ne débute la " déconstruction "… Les deux derniers quatrains copiant en tout l’organisation du premier comme pour mieux marquer les différences.

Accessoirement, que celles-ci singularisent las et fatigué, dont le sens érotique est évident dans l’Ariette I, Green et Birds in the night, ne peut que confirmer le statut d’ " outsider " de François les-bas-bleus…

b. la rime et les prosodies

En dehors de l’Ariette VI et de trois rimes sur lesquelles nous allons revenir, Verlaine pratique une versification tout à fait conforme aux exigences des traités "classiques" – on pense spécialement à celui de Quicherat –, licences et exceptions étant ici plus révélatrices que l’observance des règles. C’est une prosodie fondée sur l’opposition masculines / féminines et qui respecte par conséquent les contraintes (et facilités) liées à la consonne graphique finale ; une prosodie qui ne mobilise la consonne d’appui qu’en l’absence de monosyllabe ou en présence de suffixes, Verlaine se montrant d’ailleurs très sourcilleux sur ce dernier point puisqu’il observe la contrainte pour les finales en /e/ et pour –able, -ible, -ance, par exemple, alors même que les manuels ne les citent pas.

La seule innovation, relative, réside dans le recours à la corrélation sourde / sonore, dans des conditions qui restent d’ailleurs largement à élucider, le cas d’abbé::attrapée n’étant vraisemblablement pas le même que celui d’enfant::devant ou de pas::bas.

La rime obéit à un système de prescriptions passablement hétéroclites et dont beaucoup ne s'appuient plus que sur des fictions ou sur un état de langue dépassé (cf. Yves-Charles Morin, "La rime d'après le Dictionnaire des rimes de Lanoue", Langue française   n° 99, septembre 1993,  pages 107-123) . La phonologie n’a ici que peu à démêler : pour s'en tenir aux /A/, l'ajout d'une simple consonne graphique rend la rime suffisante, on ne distingue pas toujours /a/ et /a/, les finales en " oi " restent indivisibles… On ne peut donc compter les phonèmes, d'autant que tous ceux qui suivent la voyelle tonique, fussent-ils trois comme dans sinistres::sistres (Charleroi), sont indispensables. Quant à la consonne d'appui, elle est souvent absente, même chez Banville. Des rimes comme sensible::possible, nuées::buées ou doux::vous sont donc strictement équivalentes du point de vue fonctionnel même si la dernière se limite à un phonème et si la première en mobilise quatre, et bien que la deuxième à la différence des autres s’étende sur deux syllabes. L’indispensable y est et aucune des trois ne pouvait être plus courte.

Nous ne nous occuperons par conséquent pas de recenser les rimes pauvres, suffisantes et riches. Ces statistiques (16), censées servir des comparaisons entre recueils ou entre poètes, souffrent par trop de la variabilité des critères et de leur inadaptation. Surtout, elles arasent des particularités qui ont d’abord une valeur en contexte, et non dans une hiérarchie propre à un système autonome des rimes. Contentons-nous donc de dire, après bien d’autres, que Verlaine tend à se satisfaire de la rime dite suffisante ou, plutôt, de l'indispensable.

Ce point de vue n'implique pas une totale disqualification de la rime dite riche. Ainsi, il n'est pas exclu que la strophe, sinon le poème, puisse jouer de différences dans le volume de l'homotélie, rimes "d'une seule voyelle" et rimes riches construisant des contrastes qui organisent alors une sorte de rythme dans le cadre du schéma au sens large (celui d'organisation de l'ensemble des rimes) : on en verra un cas dans l'Ariette I.

La rime est en effet, et peut-être avant tout, ce qui sert à construire la strophe et donc le poème, et l'on peut penser que, comme celles plus nettes de l'Ariette VI, ces incorrections au regard des traités trouvent leur raison dans l'organisation de l'ensemble des homotélies (prosodie du schéma) et/ou dans la prosodie du poème. L'une est très codée, encore que susceptible (chez Verlaine en tout cas) de recevoir des altérations ; l'autre est tout entière à construire encore que ce chapitre ait permis d'identifier quelques éléments à surveiller particulièrement : la corrélation sourde-sonore (dont rien ne dit qu'elle fonctionne identiquement à la rime et dans le vers) et la chaîne des /i/ (inquiète::tête et les diérèses de l'Ariette II et de Streets, "ui" de l'Ariette VIII).

Si mêlée de suppositions soit-elle, cette analyse invite aussi, et fortement, à relativiser les règles et l'importance de la versification. Il est clair que les infractions n'ont rien d'absolu - ce qui ne signifie pas que Verlaine fait n'importe quoi, mais qu'il peut utiliser la règle et ses marges pour faire sens. Il le fait en jouant sur ce qui définit la rime même, dans le cas de l'Ariette VI, sur des contraintes un peu secondaires (les appuis simplement "coutumiers" ou mal codifiés, la longueur des /e/...), mais aussi, croyons-nous, sur les tolérances : ainsi avec soldat::(pays) ingrat qui, dans Birds, ne dit finalement pas autre chose que la rime riche voisine souffrance::France - comme si la prosodie faisait sens en recourant indifféremment à la rime riche et à la rime (quasi) pauvre, comme si elle dominait la versification. Il faudrait donc considérer cette dernière plutôt comme un corpus de références à la fois contraignantes et manipulables (analogue en cela au lexique ?). Elle n'est à aucun moment une pure forme surimposée mais, dès qu'elle sort des traités, un élément de signifiance.

(à suivre)

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NOTES

(1) B. de CORNULIER, "La rime n'est pas une marque de fin de vers", in Poétique n° 46, avril 1981, pages 247-256 ; J. MOLINO & J. TAMINE, "Des rimes, et quelques raisons...", suivi de : CORNULIER, "La cause de la rime", in Poétique n° 52, novembre 1982, pages 487-498 et 499-508.

(2) P. FOUCHE, pages 59-60. Le "a" de "flamme" pourrait être un /a/ ouvert et long, comme celui de "clame" et d'"hélas", tandis que celui de "bras" serait fermé (et bref).

(3) En revanche, "fatiguée"-"gaie", dans Birds, est une rime tout à fait régulière, le "ai" de gai et de gaieté étant fermé (P. Fouché, pages 50 et 68). Et, dans le même poème, "été"-"gaîté" est une rime "riche". Pour ignorer cette exception, J. Gardes-Tamine et J. Molino se trompent dans le compte des /e/ de Walcourt (Introduction à l'analyse de la poésie, II, PUF, 1988, page 188). Pour androgynie, nous nous bornons à reprendre, provisoirement peut-être, le terme de D. Billy 2000.

(4) Cf. H. OLOVSSON, pages 116-121. Si l'on se réfère à son catalogue des rimes inexactes, il faudrait ajouter "peine"-"haine" (Ariette III), mais Fouché (op. cit., page 87) regarde les [e] de ces deux mots comme longs et Quitard ne marque non plus aucune différence entre eux. Olovsson lui-même fait état des réserves de Grammont (Traité de prononciation française, Paris, 1914, page 38) sur la longueur relative de beaucoup de ces /e/... Toutefois LA MADELAINE (p. 52) condamne la rime "trompette"-"conquête"...

(5) BANVILLE (pages 78-79), juge de même que "de pareilles rimes sont absolument répréhensibles".

(6) La seule est leitmotiv, mot que Verlaine sera le premier à acclimater en français, mais en 1892.

(7) Voir aussi QUICHERAT, pages 30-31, ou W. TENINT, page 168.

(8) Ce ne sont certes pas les différences graphiques qui appellent cette compensation. La Madelaine (page 54) estime que " les terminaisons en "-os", échos, repos, riment fort bien avec les mots terminés en "-aux" : travaux, troupeaux, etc. Cette rime est bonne, quand même la syllabe serait en "-ots", et viendrait d'un singulier où cette syllabe serait brève, comme cagot, dévot, etc., pour la raison que "toute syllabe masculine, qu'elle soit brève ou non au singulier, est toujours longue au pluriel" (D'Olivet) ". Restaut lui-même, approuvant repos-maux (page 528), y voyait la preuve que la rime n'était " que pour l'oreille ".

(9) L'assimilation /n/-/ñ/ que l'on rencontre dans Walcourt, se retrouve ici dans le couple "compagnon"-"non", mais elle était déjà présente dans les Poèmes saturniens ("ignore"-"sonore", Mon rêve familier) et dans les Fêtes galantes ("compagnie"-"Sylvanie", Lettre). Il nous semble qu'elle peut se comparer à la corrélation sourde-sonore, au moins par son fonctionnement dans ce cadre précis. La licence est d'ailleurs ancienne puisque le Père Mourgues la dénonçait déjà : "C'est une notable licence que celle de faire rimer dans les infinitifs et dans les participes l'n grasse et l'n dure" (cité par Ch. LE GOFFIC et Ed. THIEULIN, page 63 -qui, notant que Ronsard associait "digne" et "limousine", "cygne" et "épine", ajoutent curieusement : "Il y a chez ce poète des rimes moins explicables, telles que "couple" et "double"..."). Dorchain, quant à lui, range une rime comme confiner-régner parmi celles qui bénéficient de la " demi-consonne d'appui " (p. 126).

(10) L. E. KASTNER (p. 46) est plus permissif encore puisque, selon lui, les prétendues diphtongues peuvent non seulement être appariées aux combinaisons dissyllabiques des mêmes voyelles : odi-eux-mieux, biens-li-ens (Corneille), soutien-Indi-en (Racine), s'évanou-it-nuit (Hugo), harmoni-eux-Cieux (Leconte de Lisle), mais en outre "peuvent parfaitement rimer avec la voyelle simple correspondant à leur second élément : ié::é ; ui::i, etc." - il cite comme exemples service-Suisse, livre-suivre (Racine) et nuits-amis, bière-verre (Musset).

(11) La consonne d'appui est dans tous ces cas facultative, de sorte que bois::hautbois, tournois::sour-nois et tienne::antienne devraient être regardées comme des rimes "riches".

(12) La seule exception, je crois, concerne nuance(s), qui rime avec enfances (Bonne Chanson II), fi-ance (Art poétique) et pati-ence (Sagesse I,2).

(13) Par exemple ces vers d'Andromaque - mais le [e] d'"êtes" est indifféremment long ou bref (La Madelaine, p. 52 ; "au gré du poète", dit d'Olivet), ou même bref : cf. FOUCHE, op. cit., page 86 - : "Tant de soins, tant de pleurs, tant d'ardeurs inqui-ètes... // Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l'êtes ?"

(14) Déchiquette-silhouette, corolles-lucioles et courtine-poitrine-ruine dans les Poèmes saturniens ; mutuelles-cervelles, aphrodisiaque-vaque et quels-cruels dans les Fêtes galantes ; chez elle-spirituelle, nuances-enfances et reflète-silhouette dans La Bonne Chanson. La diérèse étant d'ailleurs le plus souvent seconde.

(15) Et, du même coup, celle d'une violation comparable dans le couple soldat-ingrat.

(16) Ne soyons pas hypocrite : ces statistiques fascinent les plus sceptiques. J'ai donc quand même regardé un peu... en introduisant Romances sans paroles :
- dans le tableau de la "densité phonique moyenne de la rime (nombre de phonèmes identiques par rime)" donné par Michel Murat dans L'art de Rimbaud (José Corti, 2002, page 123) :

Musset Poésies nouvelles 1,98
Lamartine Méditations poétiques 2,06
Vigny Les Destinées 2,29
Verlaine Romances sans paroles 2,29
Verlaine Poèmes saturniens 2,32
Hugo Les Orientales 2,43
Hugo Les Contemplations I 2,43
Baudelaire Les Fleurs du mal (1861) 2,43
Banville Evohé (Odes funambulesques) 2,67

- dans ceux de B. de Cornulier, "Rime "riche" et fonction de la rime", in Littérature n° 59, octobre 1985, pages 115-125 :

 
rime "riche" (remontant à la voyelle de la pénultième syllabe)
rime "pauvre" (réduite à la voyelle tonique)
Racine, Phèdre
10 %
9 %
Hugo, Légende des siècles ("Les quatre jours d'Elciis")
10 %
3 %
Baudelaire, Les Fleurs du Mal (poèmes 86 à 126)
13,8 %
7,5 %
Banville, Odes funambulesques
20 %
2 %
Verlaine, Romances sans paroles
8,6 %
8,2 %

(17) La même rime figurait déjà dans Colombine (Fêtes galantes), où l'idée était d'ailleurs proche : "Tout ce monde va, Rit, chante Et danse devant La belle enfant".