L'Ariette I

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Le poème parut d'abord dans la Renaissance littéraire et artistique du 18 mai 1872 sous le titre de Romance sans parole. De fait, cette Ariette semble se résumer dans ces trois mots : on oublie bientôt les premiers vers pour se laisser séduire par l'évocation d'un bruissement multiple. La Romance sans paroles, ne serait-ce que le paysage murmurant, métaphore ou écho de l'amour qui vient de s'accomplir ?

Et, s'il en est ainsi, y a-t-il simple transposition du ressenti, ou bien fusion dans une nature à l'unisson des corps et, de là, annexion et envahissement de l'âme ? Autrement dit, ce poème, qui remplace les sempiternels discours de la séduction ou du délaissement par celui de la "fatigue amoureuse", ne recourt-il à l'effusion dans le paysage que comme à un masque, ce qui pousserait alors à rechercher des "sous-entendus torrides" derrière ce tableau de nature, ou bien l'éloignement est-il irréversible ? La dernière strophe revient certes au couple comme s'il n'avait jamais cessé d'être présent, mais elle le réduit à une âme en peine, éparse dans un paysage lui-même assez vide, comme si l'on ne pouvait traverser impunément l'expérience de l'extase...

Synesthésies pour l'érotisme ou glissement dans l'absence, donc ? L'enjeu n'est pas mince : c'est, en premier lieu, la valeur à attribuer à Romances sans paroles, devenu titre du recueil. C'est ensuite, selon l'option retenue, le choix, probablement décisif pour la lecture du livre, entre un impressionnisme labile et le "symbolisme latent", fondé sur les "équivalences sensorielles", qu'a cru déceler Octave Nadal. De là enfin, mais nous ne trancherons que plus tard, il faudra poser, contre Nicolas Ruwet, le problème de l'interprétation des parallélismes, compte tenu de la temporalité qui se construit ou non dans le poème.

C'est l'extase langoureuse,
C'est la fatigue amoureuse,
C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises,
C'est, vers les ramures grises,
Le choeur des petites voix.
O le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l'herbe agitée expire...
Tu dirais, sous l'eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s'exhale l'humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?

1. Le premier sixain : le glissement

C'est l'extase...

Cette ariette est, dans une très large mesure, construite par les verbes : les C'EST en anaphore de la première strophe ; leur apparent affaiblissement en CELA RESSEMBLE, TU DIRAIS de la strophe II ; enfin, la réapparition, dans le dernier sixain, d'un C'EST, immédiatement affecté d'un N'EST-CE PAS ?, lui-même repris par un DIS qui semble issu de TU DIRAIS. Tout se passe comme si les phatiques (1) venaient parasiter les verbes supports de la description, comme si l'esquisse d'un dialogue prenait le relais d'une tentative de définition totalement impersonnelle au départ. La parole chassée ferait-elle ainsi retour, en même temps que le couple ? Ces sortes de filiations doivent, en tout cas, nous inciter à prendre en compte l'énonciation en même temps que la "chronologie" du poème.

Le C'EST initial est au demeurant un impersonnel, un "présentatif" (2) bien particulier. Il tend, dans "C'est l'extase...", à donner d'une situation psychologique, d'une expérience vécue, une définition globale, totalisante. Plus que d'un impersonnel d'ailleurs, c'est d'une forme d'impersonnalisation qu'il faudrait parler : elle gomme un "je" ("ce que je vis", "ce que je ressens") ou un "nous" pour donner toute la place à l'impression, au contenu ainsi illimité de la sensation, au moment où celle-ci se produit.

Et, par conséquent, l'identification qui nous est proposée ressemble à une tentative paradoxale pour définir ce qui ne peut être désigné, ou qu'on refuse de désigner (le "je" ou le "nous" en situation) — une énonciation de soi par substitution. Un sujet s'efface pour laisser parler ce qu'il éprouve, ce qui le possède. Le prédicat devient le thème, et le C' à la fois n'a pas de référent et ne cesse de renvoyer au "je" comme absent, ce qui réalise déjà littéralement l'EXTASE — la sortie de soi. La valeur de ce mot, en effet, n'est pas dans la connotation mystique et baudelairienne qu'on s'est plu à souligner. Au contraire, peut-être (3). Elle naît de ce qu'EXTASE annonce EXPIRE (strophe II) et EXHALE (strophe III) — sans compter les mots de la famille d'EXIL dans la suite du recueil. Dans ce micro-système, le préfixe est souligné et le sens étymologique d’extase réactivé (mais sans doute vaudrait-il mieux parler d'un travail sur la morphologie plutôt que d'insister sur l'étymologie). On comprend d'ailleurs qu'un énoncé comme "J'éprouve une extase" aurait été ici un pur non-sens — ce qui ne sera plus le cas à la fin de Birds in the night. Encore fallait-il créer ou trouver la forme grammaticale qui convienne.

Si l'association entre EXTASE et la forme d'impersonnalisation apparaît parfaitement logique, Verlaine déconcerte lorsqu'il réitère sa tentative et propose de nouvelles équivalences ou "définitions" avec des modifications telles de l'une à l'autre que, sauf à poser que la succession vaudrait métaphore en vertu du principe jakobsonien d'équivalence, toute identification nous est interdite. Il ne s'agit même pas, à défaut, d'approximations superposables : des vers 1-2 aux suivants, on passe d'une évocation érotique à une description de la nature.

 

C'est l'extase langoureuse,// C'est la fatigue amoureuse

Même du premier au deuxième vers, il y a glissement. Certes, langoureuse rime si richement, sinon si habituellement, avec amoureuse que les deux adjectifs, se contaminant dans l'idiolecte poétique, peuvent être regardés comme de presque synonymes. L'association en rappelle d'ailleurs une autre, fréquente chez Verlaine : coeur-langueur. Mais ces vers ne sont pas seulement unis par un parallélisme grammatical : il y a aussi un chiasme sémantique et fatigue, par récurrence, vient réveiller un sens premier de langueur : affaiblissement, perte de vigueur. En outre, le vers 2, par sa tension vers le prosaïsme et le terme "propre", dénonce ce que le premier pouvait avoir d'artificieusement poétique, tout en dénotant — fatigue (4) contre extase — une succession et une sorte de dégradation. Au lieu de deux définitions équivalentes d'un même moment comme semblait l'annoncer l'anaphore, nous avons un avant et un après.

N'oublions cependant pas que l'avant que serait le vers 1 par rapport au vers 2 est lui-même un après — l'après-amour, l'oubli de soi, qui justifie tous les glissements ultérieurs : si les C'EST peuvent mettre sur le même plan âme et nature, c'est que l'âme se répand au dehors, se transfuse dans le paysage. L'ariette commence à dire des changements, mais comme si ceux-ci ne parvenaient pas à la conscience, comme s'il continuait d'être question de la même chose : ce que suggère la rime langoureuse/ amoureuse dans ce qu'elle a de redondant. Ce piège// D'être présents bien qu'exilés (Ariette VII) : il y a tension entre le présent permanent des verbes répétés et le glissement — déjà entamé quand commence le poème — vers la fatigue, la nature, la mort..., entre l'érotique et le paysage. En sortira le motif de l'exil imparfait, si présent dans les Ariettes.

 

C'est tous les frissons des bois// Parmi l'étreinte des brises

C'est donc nécessairement que le vers 3, C'est tous les frissons des bois, introduit la nature. Mais une nature qui se dégage à peine encore de ce qui précède : elle reste érotisée, par frissons comme brises le sera par étreinte. D'autre part, C'est tous les frissons, dans la tension entre le singulier et le pluriel, tend à maintenir une unité d'impression. La construction est toutefois inséparable de celle du vers 4, où l'on n'a voulu voir que la recherche du "vague". De même que C'EST appelle normalement le singulier, PARMI réclamerait le pluriel ou, à tout le moins, un substantif d'illimitation ("parmi le monde"/ "l'air"/ "la plaine"/ "la foule"...). Or étreinte est un singulier, et même le singulier d'un nom qui impose une idée de resserrement, de constriction. Comment interpréter cette interversion des signes du singulier et du pluriel, cet échange des nombres ?

On pourrait soutenir que le vers 4 est chargé de réparer l’ "écart" apparu au vers 3, que son singulier surprenant compense le pluriel dénié. Mais les deux constructions semblent bien plutôt aller dans le même sens, se renforcer mutuellement : c'est tous les frissons comme parmi l'étreinte marquent la tension entre le fini du corps amoureux et l'effet d'illimitation produit par l'entrée en scène de la nature (le paysage n'est représenté ici que par des pluriels : des bois, des brises). La "transposition" de l'érotisme au paysage est aussi une transformation de l'érotisme par le paysage, une pluralisation.

S'ensuit une désérotisation : nous prendrons ici le contre-pied des analyses d'E. Zimmermann [Magies, pages 66-67] et d'O. Nadal [pages 110-111]. Selon la première, Verlaine aurait besoin de la dualité des thèmes pour pallier les insuffisances du vocabulaire affectif — le lexique naturel ne serait qu'un relais pour dire la jouissance. Selon le second, Verlaine chercherait plutôt à éluder, par la transposition ("la voie poétique"), la grossièreté inhérente à tout érotisme représentatif. Dans les deux cas, le thème "descriptif" devient subordonné, et détour, métaphore du thème érotique. Ce qui se paie, bien sûr : ainsi sa logique des "équivalences sensorielles" oblige Nadal à "isoler" ou "supprimer les attributs de nature", c'est-à-dire à biffer tout ce qui fait allusion au paysage, par une sorte de censure à rebours, qui chercherait à démasquer les mouvements corporels de l'amour dans le roulis ou dans les "intersections d'aspect entre ce qui est du monde et ce qui est de l'être". Quant à E. Zimmermann, elle est contrainte de traquer le vague et les méprises pour recenser les métaphores d'un état de sensibilité indicible : "une réalité psychologique profonde se reflète dans cet univers poétique incertain".

On ne peut pourtant attribuer à l'un des thèmes un privilège d'ordre, somme toute, référentiel, et à l'autre un statut métaphorique "par défaut". Le poème définit lui-même clairement la relation existant entre les deux, ou plutôt l'absolue nécessité de passer de l'un à l'autre. Il n'y a pas juxtaposition, détour ou transposition, voire catachrèse, mais bien un glissement, qui ne se déclare jamais comme tel et que nous retrouverons souvent ailleurs. Ce glissement, déjà lancé quand commence le poème, travaille le syntagmatique, opérant une modification continue du thème. Le poème n'a plus dès lors un sujet (la description d'un certain état psychologique), mais est et fait un changement de sujet — son sens se résumant largement à la "construction" de cette labilité. Avec tous les éléments de tension que cela implique, l'anaphore suggérant un effort recommencé en même temps que sans cesse déjoué.

 

C'est, vers les ramures grises,// Le choeur des petites voix.

Or cette tension fait plus que s'estomper à la fin de la strophe : parce que le vocabulaire érotique disparaît, au profit apparemment de la seule "description" ; parce que les sensations cénesthésiques qui gardaient trace du corps dans l'évocation du paysage (frissons, étreinte) cèdent la place à un découpage relativement banal entre vue (vers 5) et ouïe (vers 6) ; parce que l'interversion des composants de la phrase (cette fois, le complément de lieu passe en premier, sous forme d’incise), la suraccentuation du dernier présentatif qui en résulte et la fin sur une rime vocalique prennent valeur conclusive ; parce que le mot chœur, le plus important ici dans la hiérarchie syntaxique, est un terme collectif qui résout l'opposition entre singulier et pluriel...

Pourtant, le glissement continue en dépit de cette marche vers la conciliation. Le plan visuel suggéré par les vers 3-4 (plan général, pris de haut et de loin : les vents étreignent la forêt) se rétrécit considérablement, comme si nous nous étions rapprochés des arbres pour nous intéresser à un détail. Qu'on compare les deux mots bois et ramures : le glissement synecdochique est net, et le petites du vers suivant semble le confirmer. Une autre modification s'amorce dans le même temps : alors que tous les frissons des bois faisait thème au vers 3, les arbres ne sont plus ici au centre de l'attention. Ils sont bien évoqués, une fois encore, immédiatement après le C'EST, mais vers les ramures grises n'est plus qu'une indication de lieu, détachée par les virgules. Cet abaissement dans la hiérarchie syntaxique-thématique prépare le privilège accordé au sonore et esquisse le mouvement qui va faire succéder à l'arbre l'herbe, puis l'eau. Aucun paysage ne se construit ici : nous assistons à des substitutions. Inutile donc d'essayer de retrouver une nature ardennaise avec bois et rivières !

La suggestion d'un soir ne fournirait elle-même qu'une explication référentielle facile. Le choix de l'adjectif grises, celui de la préposition vers relèvent beaucoup moins d'un "sens de la notation juste" qui passerait ici par l'imprécision, que d'une systématique du glissement. EXTASE, FRISSONS annonçaient déjà des "décalages" — plus rien ne coïncide avec soi-même, tout excède ses limites, cela tremble. VERS, dont l'effet se cumule avec celui de la virgule qui détache le complément, décale de même la localisation — sans pourtant l'éluder. Le son est à côté, du côté d'un bois qui tout à l'heure frémissait, comme si ses contours se défaisaient. La couleur subit le même sort que le dessin : la touche de gris semble mal posée, comme si elle avait glissé du soir aux arbres (hypallage ?). Le "vague" n'a donc que faire ici : lié prosodiquement à fRIssons et à bRIses, le mot gRIses participe d'un paradigme du bougé.

Pourquoi la notation auditive, le choeur des petites voix, semble-t-elle apte à conclure le mouvement ouvert par C'est l'extase ? Parce que le sonore dispose d'une autonomie certaine : en comparaison du cénesthésique-kinesthésique des premiers vers, par définition très lié au corps, en comparaison même du visuel décalé du vers précédent, les voix se passent de tout support, elles sont "détachées". Les oiseaux ne seront pas nommés et resteront littéralement invisibles. Ce son indépendant réalise l'extase. Son autonomie se renforce d'ailleurs du redoublement quasi pléonastique chœur / voix : cette réitération (dans la mesure où nous mettons entre parenthèses la fonction d'oblitération du pluriel qu'assume aussi chœur) tend en effet à abstraire encore un peu plus le sonore. La voix devient oubli du corps, et l'on comprend alors mieux que les oiseaux n’aient pu être assignés à résidence "dans" les ramures.

 

2. Le deuxième sixain : le virement, vers le négatif et la mort :

La deuxième strophe, la plus souvent citée, la plus louée à défaut d'être véritablement expliquée, apparaît aux commentateurs comme une réussite exemplaire de Verlaine dans le traitement du sonore, des "sensations ténues" [Claude Cuénot, 1963, page 400]. Pourtant, selon nous, le glissement y continue et menace la primauté du prétendu mimétisme.

 

O le frêle et frais murmure !

Certes, allié à la forme nominale de la phrase, le rythme fermé de O le frêle et frais murmure !, habituel à ce type de séquences exclamatives chez Verlaine, figure un moment d'"arrêt", de délectation sensible. L'on a souvent cédé à la tentation de parler, à son propos, d'harmonie imitative. Mais à quoi référer cette succession de [f] et de [m], de [e] et de [y], en attendant les [s] et [z] du vers suivant, sauf à s'abriter derrière une "polyphonie", celle du choeur des petites voix ? Notons plutôt que Verlaine recourt ici à des onomatopées lexicalisées et, avec MURMURE et SUSURRE, à des onomatopées qui opèrent par redoublement. Ce n'est pas la substance sonore qui compte, mais la répétition presque intégrale de la syllabe. D'où l'intégration rétroactive à ce schéma des deux adjectifs quasi homophones, sous la forme /l¤frelefre/. Par ce moyen, Verlaine détourne à son profit un fait de lexique, en amorce l'intégration au discours, en fait système dans le poème. Le resserrement des accents, ou plutôt l'alternance brève-longue (— v — v —v —), serait d'ailleurs de nature à faciliter la perception de ces redoublements.

 

Cela gazouille et susurre

Le vers 8 continue dans le mimétisme lexicalisé, voire y met le comble. S’identifiant au sémantisme de gazouille et susurre, le pronom est un véritable sujet interne, qui suggère une vie propre, une anomation du son. De ce point de vue, il opère déjà à bonne distance de C'EST dans la mesure où celui-ci impersonnalisait à partir d'un "je" effacé. CELA, parce qu'il ne renvoie pas à ce qui précède, permet de reprendre l'essai de "définition" sur nouveaux frais et, en confondant le sujet avec le procès, suggère un pur bruire. La construction est solidaire du recours à l'onomatopée.

 

Cela ressemble au cri doux// Que l'herbe agitée expire...

Après cette autonomisation du sonore aussi poussée qu'il était possible, tout ne peut que retomber. Nous assistons maintenant à une nouvelle tentative d'identification, qui ne réussit qu'imparfaitement : Cela ressemble au cri doux... Une source sonore nous est proposée : l'herbe. Par rapport aux ramures de S. I, dans la même thématique végétale, c'est un abaissement, que la référence suivante, aux cailloux, ne fera que continuer : on glisse vers l'inanimé : oiseaux / herbe / cailloux, et on est aspiré par le bas. Une descente-noyade et une mort.

Car, si expire..., transitif, suggère grâce aux points de suspension un souffle qui se prolonge, on peut aussi deviner, sous les mêmes trois points ainsi placés juste avant les vers de l'eau, l'ellipse d'une mort. La position du verbe en fin de phrase, en fin de vers, n'aide nullement à éloigner l'idée d'une agonie, non plus d'ailleurs que ne le fait le choix, en position d'objet, de cri. De surcroît, agitée, faute de complément d'agent, évoque un trouble qui ne viendrait pas de l'extérieur (cf. "un malade agité", "une nuit agitée") : qu'on compare avec les vers homologues de la première strophe, où les frissons étaient expliqués par l'étreinte des brises. Or expirer confirme que le cri sort de l'herbe, au lieu de provenir du passage du vent. Bruit doté d'une origine mais sans cause, l'expiration s'apparente bien à un dernier souffle.

CELA RESSEMBLE est, bien entendu, à rapporter à C'EST : l'identification s'affaiblit, dégénère en analogie, en comparaison. Mais dire comparaison implique que CELA puisse être doté d'une identité, pourvu d'une référence qui, jusqu'à présent, ont toujours été refusées au pronom démonstratif. La superposition Cela gazouille / Cela ressemble n'incite en rien à conférer au deuxième démonstratif un statut de pronom représentant. Il faut alors comprendre que le verbe "ressembler" est à mettre sur le même plan que les verbes de bruit qui le précèdent. Les sensations auditives sont elles-mêmes des évocations, des suggestions, des semblances : des opérateurs de glissement. Le vers 9 ne pose donc pas, comme on pourrait le croire, une identification approximative, et CELA reste sujet interne. A preuve peut-être le choix de la variante suivante, TU DIRAIS : elle laisse entendre qu'une parole pourrait émerger de la semblance, parce que celle-ci est encore une voix, un murmure. La dégradation de l'être de S. I a laissé la place à un air, qui est aussi bien "romance sans paroles" qu'apparence. Cependant, aller jusqu'à vraiment "dire" serait encore trop : ce serait remonter jusqu'à la parole alors que l'air ne peut que suggérer. D'où le conditionnel.

 

cri doux, roulis sourd

Mais arrivons-en à la nouvelle variation sonore qui nous est proposée : au cri doux. En fait de "sensation ténue", c'est plutôt d'une contradiction dans les termes qu'il s'agit, et le contre-accent (en opposition à l'alternance brève-longue du vers 7 ?) souligne la tension, fortifiée de surcroît par une sorte d'oxymore phonétique : en effet, Verlaine exploite ici "l'opposition distinctive entre voyelles graves bémolisées ([u], [o]) et voyelles aiguës non bémolisées ([i], [e])" qu'évoque R. Jakobson dans La charpente phonique du langage [Editions de Minuit, 1980, page 150]. Le contre-accent du vers 12, sur Le roulis sourd, sera construit de la même façon, en attendant le triple sommet accentuel de l'Ariette III : O bruit doux de la pluie... Souvenons-nous de la remarque de Mallarmé sur les sonorités contrastées de nuit et de jour : la même pensée datée pourrait être à l'oeuvre dans cette figure.

Ces deux contre-accents en eux-mêmes identiques participent d'une construction prosodique plus étendue, qui tend à les inscrire dans des contextes inverses. (... Au cri doux) // Que l'herbe agitée expire : le vers 10, à l'exception d'un [¤] initial, ne comporte que des voyelles antérieures, entre lesquelles les accents sélectionnent celles qui s'échelonnent de l'ouvert au fermé : / ¤ e a i e e i / (5). En revanche, dans : ... sous l'eau qui vire// Le roulis sourd des cailloux, ce sont les [u] qui finissent par l'emporter sur les [i]. Faut-il voir dans ce contraste un moyen de marquer le triomphe du sourd sur le cri ?

D'autre part, les voyelles à la rime sont, après le [y] redoublé des vers 7 et 8, les [u] et les [i] : trois voyelles de même formant inférieur, c'est-à-dire fermées (diffuses), qui ne se distinguent que par leur plus ou moins grande acuité. La prédominance restant aux deux extrêmes : [i] aigu et [u] grave. On a ainsi l'impression que l'opposition [i]~[u] naît d'une dissimilation à partir du [y].

Ce que marquent les deux contre-accents ne serait plus alors une opposition phonologique pure et simple, mais en grande partie une opposition prosodique, (re)construite par cette deuxième strophe.

 

Tu dirais, sous l'eau qui vire,// Le roulis sourd des cailloux

TU DIRAIS arrive donc comme une variation de CELA RESSEMBLE ou, sur fond de parallélisme avec les vers 5-6, comme une nouvelle "dégradation" de C'EST : hésitation, identification atténuée. Mais qui introduit subrepticement un TU encore englué dans l'impersonnel (il est proche d'un ON), et un verbe DIRE apparemment synonyme de CROIRE. Or la strophe III va imposer une lecture par récurrence qui fera de ces éléments les premiers d'un incertain dialogue. Celui-ci aura ainsi émergé de la semblance, alors qu'à l'inverse, le C'EST initial était un effacement du JE. Retour du personnel refoulé ? Le paysage et le sonore surgissaient de l'impersonnalisation, la mort du bruit (r)amène le TU. Celui-ci prend donc en quelque sorte le relais du sonore, et s'accompagne d'un dirais quand il s'agit en fait d'entendre. D'autre part, là où il y avait bruit, nous ne trouvons bientôt plus que suggestion de bruit : si Verlaine, en effet, écrit "roulis" et non "roulement", ce n'est pas parce que ce dernier mot serait "trop long et lourd pour évoquer un clapotis léger" (6), mais parce qu'il s'agit d'effacer le sonore. Et en définitive, le seul terme qui évoque ici un bruit, c'est sourd, qui le fait négativement et que motive par superposition le SOUS l'eau du vers précédent :
Tu dirais, SOUS l'eau qui vire,
Le roulis SOURD des cailloux.

Dans cette après-mort ou cette "vie sous-marine" verlainienne, on retrouve l'habituel tournoiement. En effet, qui vire et roulis suggèrent un mouvement de "berceau" que viennent appuyer des espèces de renversements prosodiques : alternance des [i] et des [u] ou [o], et surtout inversions, accompagnées d'un glissement de la position pré-accentuelle à sous-l'accent, pour /iR/ : cRI Doux - tu DIRais - qui vIRe, et pour [u] : sOUS l'eau - ROUlis - sOURD. On rapprochera ces relations de celle qui se noue entre les rimes brises-grises et expire-vire.

Le déplacement du contre-accent, de la fin du vers (9 : Cela ressemble au cri doux) au milieu du vers (12 : Le roulis sourd des cailloux) semble figurer, en rapport avec la superposition sous-sourd, un étouffement — une sourdine. Mais sourd est encore motivé d'une autre manière. Les échos du vers 8 au vers 12 (Cela GAZOUILLE et SUSURRE / Le roulis SOURD des CAILLOUX) se font au profit du [u] et du [s'R], effaçant le [z] si fréquent dans la première strophe sous la forme [R'z] : sourd s'oppose ainsi à langoureuse, amoureuse, grises et brises, la transition étant assurée par frissons et ressemble ([R-s]) ainsi que par susurre ([s'R]). Cailloux participe de cette série comme écho de gazouille sans [z], ce qui le motiverait comme perte de la vie, du "frémissement" — silence. Nous avons ainsi dans cette strophe II toute une organisation prosodique en [i] et en [u], dont la valeur ne saurait probablement être déterminée terme à terme, mais qu'on peut décrire globalement comme une inversion généralisée, aboutissant à privilégier [s] sur [z] et [u] sur [i]. Donc aboutissant à sourd.

Ainsi, la délectation du bruissement n'aura pas réussi à arrêter le mouvement — vers le bas et le sourd. Parce que le sonore est semblance, air et, comme tel, condamné à se nier, à glisser dans la mort. Mais c'est aussi l'esquisse d'un "retour" au dialogue, à la parole. Le problème qui va alors se poser dans la strophe III, c'est de conforter ce dialogue en opérant une anamnèse vers le thème amoureux — et, par là, une "résurrection" (au moins de la personne) —, mais le renversement n'est-il pas largement engagé dès cette strophe II ? Elle semble en effet exploiter l'alternance (syllabique, vocalique) en liaison avec le roulis et le virement pour suggérer le passage du sonore à son envers, le passage de l'entendre au dire, de l'absence du NOUS au TU.

 

3. Schéma des rimes, prosodie et construction syntaxique :

Avant d'examiner si la fin du poème marque ou non une rupture, arrêtons-nous un moment sur les rapports entre prosodie et syntaxe pour souligner l’homogénéité des deux premières strophes.

L'ariette est formée de trois sixains d'heptasyllabes, dont les rimes s'organisent selon le schéma classique /aaBccB/, où B seule est vocalique-masculine. La règle de l'alternance est donc respectée et, si cette disposition donne la supériorité numérique aux rimes féminines, elle consacre également la valeur conclusive des rimes vocaliques.

Cette strophe n'est toutefois pas totalement régulière : Martinon et Cornulier notamment, mettant ce sixain en rapport étroit avec le quatrain croisé, y discernent une césure médiane: aaB // ccB. Or cette dernière est totalement absente, des deux premières strophes au moins : elles semblent composées d'un distique de rimes plates, relativement individué par la ponctuation et par le thème, puis d'un quatrain à rimes embrassées, lui-même divisible par moitié. Le risque d'éclatement (en aa / bccb) n'est donc pas négligeable. Cependant, les rimes féminines assurent l'homogénéité : les consonnes /r-z/ de langoureuse-amoureuse (aa) reparaissent dans les rimes cc brises- grises. En outre, brises assure une cohérence encore plus large : grâce aux graphèmes "b-is", le bois de la rime b, élément étranger au thème initial en /r-z/, trouve sa place dans la prosodie du sixain. On constate le même phénomène, mais comme atténué, dans la deuxième strophe, où murmure-susurre et expire-vire ont en commun le [r] final, autre allongeante, le tout pris comme nous l'avons vu dans un jeu entre voyelles /i/, /y/ et /u/ — les deux concernées ici étant de toute façon proches, du point de vue phonologique comme de celui de l'articulation. Le poème offre donc par deux fois un schéma proche de aaB a'a'B, a' étant une dérivée problématique de a, selon un rapport peut-être de plus en plus lâche.

La disposition des rimes semble liée, plus qu'à toute autre chose, à la construction syntaxique. Dans la première strophe, la division (a/a /bc/ cb) suit la distribution des C'est, l'anaphore faisant des vers 3-4 et 5-6 des équivalents de chacun des vers 1 et 2. Le fait que le groupe 3-4 se termine sur une rime féminine, brises, proche des rimes a, renforce cette impression de reprise et d'expansion. Mais ce n'est plus le cas avec le dernier syntagme, qui se termine, lui, sur la rime vocalique. Or cette inversion des rimes (Bc-cB) coïncide avec une inversion grammaticale : à { C'EST + groupe nominal avec complément déterminatif // + complément de lieu } succède {C'EST, + complément de lieu,// + groupe nominal avec complément déterminatif }. La rime suit donc la fonction grammaticale et le retour tardif de la rime masculine coïncide avec la venue retardée de l'expansion de C'EST. Symétrie et résolution de l'attente : ainsi se construit une valeur conclusive qui donne à la rime vocalique sa pleine importance, et à VOIX sa force ultime.

En S. II, nous retrouvons globalement la même structure : propositions d'un seul vers dans le "distique", de deux vers dans le "quatrain", pour la plupart introduites par des termes dérivés de l'anaphore initiale ; et, pour finir, construction { TU DIRAIS, + complément de lieu,// + groupe nominal avec complément déterminatif }, tout à fait analogue à celle des vers 5-6. La valeur conclusive est sans doute la même et cela confirme l'importance donnée à cailloux, qui est ici à la place tenue par voix en S. I. Mais il faut noter au moins une différence avec le premier sixain : le parallélisme syntaxique/ prosodique est brouillé par la ponctuation. Le point d'exclamation à la fin du vers 7 et les points de suspension à la fin du vers 10 tendent à isoler les vers 8-9-10, c'est-à-dire les trois vers successifs qui tournent sur trois rimes différentes (abc : susurre / doux / expire) et qui sont par ailleurs soudés par les deux CELA en anaphore. Quelle valeur peut avoir cette insistance sur la diversité, avant le retour (aux vers 11-12) à une construction déjà connue, et résolvant toutes les attentes de rimes ? Ne pourrait-on la mettre en rapport avec l'échec des tentatives de définition ? Momentanément, l'instabilité et l'incertitude prévalent — y compris pour ce qui est du jeu des voyelles.

On perçoit ici le schéma, non comme un donné qui prédéterminerait la syntaxe, mais comme une forme réservant la place d'une prosodie globale susceptible de la réinterpréter.

A priori, on ne retrouve dans le troisième sixain ni la forte subordination du schéma de rimes à la syntaxe, ni l'apparentement phonétique de rimes distinctes. Comme dans beaucoup des Ariettes, cette dernière strophe n'est faite que d'une seule phrase — est une strophe-phrase — et l'anaphore déjà affaiblie a disparu. Si le C'EST revient, il a changé de statut et n'est plus appelé que par la construction segmentée (7). La distribution des deux points d'interrogation conduirait même, selon une analyse strictement "ponctuométrique", à retrouver le schéma classique aab ccb. Pourtant, le découpage de la phrase semble obéir grosso modo au même schéma que dans les strophes précédentes :

Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,//

C'est la nôtre,n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,//

Dont s'exhale l'humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?

La seule difficulté, mais elle est la même avec une césure médiane, tient à la construction de la relative finale : l'antécédent de DONT est-il la tienne ou la nôtre ? La première de ces lectures aboutirait à faire du moi un veuf, ce qui n'est pas inconcevable compte tenu de la thématique verlainienne de la voix (cf. chapitre sur le titre), mais antienne deviendrait alors incompréhensible. Nous considérerons donc le vers 16 comme une incise, ce qui rend plus plausible une lecture aa bccb. Dès lors, nous serons contraint de rechercher, comme dans les sixains précédents, une relation entre les rimes a et c, sans pour autant nier l'esquisse de division binaire que suggèrent les points d'interrogation. Restera à interpréter cette superposition de structures.

Enfin, à ces liens internes aux sixains, il faut en ajouter d'autres, entre strophes. Tout d'abord un lien entre les rimes aa, par aMouReuse-MuRMuRe-doRMante, dans le cadre d'une chaîne en [Rm] qui assure une part de la cohésion de l'ariette, surtout avec l'écho ramures-murmure. Mais, précisément, ce sont moins les rimes qui sont ici en cause qu'une prosodie globale du poème, et nous renvoyons donc cette question à l'étude générale de la prosodie. Ensuite, un lien entre les rimes c, par le [i] ou, plus exactement, par le renversement de [Ri] à [iR] : brises -grises / expire-vire : si on rapproche cette relation du couple aMouReuse-MuRMuRe, on a peut-être la confirmation d'une homothétie entre les deux sixains.

Quant au dernier, il serait plus lâchement relié aux autres sans sa fin, qui entre dans ce système "vertical" : ses rimes vocaliques (n'est-ce) pas-bas font en effet écho à celles de S. I, bois-voix. Par ce moyen, ce qui n'est malgré tout qu'une assonance — /a/ n'a jamais rimé avec /wa/ — devient l'instrument d'une cohésion supérieure, de bois à bas, en fermant le poème. La liaison se faisant logiquement par la dernière rime-écho.

 

4. La dernière strophe : la réversibilité :

On a vu dans cette strophe l'explication des deux précédentes et un moment de réflexion qui ferait la preuve que l'amour demeurait derrière le bruissement. Nous insisterons plutôt sur de nouveaux déplacements et même sur une instabilité qui rend le thème indécidable.

Cette âme qui se lamente // En cette plainte dormante

Tout comme Sagesse III,9 qui joue, explicitement, sur le mot air et qui finit aussi sur l'évocation d'un soir :

 
Le son du cor s'afflige vers les bois
D'une douleur on veut croire orpheline
Qui vient MOURIR au bas de la colline...
L'âme du loup PLEURE dans cette voix (...)
D'une AGONIE on veut croire câline...
Pour mieux faire cette PLAINTE ASSOUPIE
La neige tombe...
Et l'air a l'air d'être un SOUPIR d'automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone
Où SE DORLOTE un paysage lent.

les vers 13-14 tentent de remonter en deçà de la mort pour substituer à celle-ci le sommeil et l’enfance. Cette âme qui se lamente commence du côté des fantômes, des morts mal ensevelis, des âmes en peine. Puis plainte dormante rappelle le cri doux, c'est-à-dire l'agonie, mais en éteignant le mouvement qui culminait avec agitée et roulis — d'où dormante, si proche d'assoupie. Surtout, comme Le son du cor, l'ariette met l'âme dans la plainte :

 
L'âme du loup pleure dans cette voix
 
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante...

Ici, c'est LAMENTE qui réalise l'inclusion : /am/~/lamãt/, faisant ce que dit en. Toutefois, loin de condenser et de (re)définir, les démonstratifs se transforment ici en instruments d'une indécision. En effet, ils tirent de ce qui précède deux "thèmes" : cette âme, cette plainte, alors qu'on attendrait un seul terme (soit "L'âme qui se lamente dans cette plainte", soit "Cette âme qui se lamente en une plainte"). Une de ces équivalences semble de trop et on peut a priori penser que c'est la seconde, tant l'autre paraît mieux convenir au thème sonore de S. II. Résignons-nous cependant à ce dédoublement : on dirait qu'il tend à revenir sur l'extase pour tenir ensemble les deux motifs initiaux — psychologie et paysage —, comme si l'un n'était plus solidaire de l'effacement de l'autre, comme si s'installait la réversibilité, pour ne pas dire la concurrence.

Cependant le retour à l'âme apparaît bien compromis. Cette fois, ce sont les voyelles nasales qui opèrent, se diffusant autour de la préposition. L'inclusion d'âme dans lamente, le passage de /a/ à /ã/, le fait que pLaiNTE dorMANTE reprenne les sonorités et la signification de LaMENTE, tout cela tend à ramener avec force le sonore (8). L'anamnèse n'était-elle qu'un piège, qui relance l'extase ?

 

C'est la nôtre, n'est-ce pas ? // La mienne, dis, et la tienne

Pourtant, le vers 15 : C'est la nôtre, n'est-ce pas ?, revient à âme, passant par-dessus ces équivoques — comme si le poème proposait enfin une lecture définitive de ce qui n'a cessé de faire énigme, en reprenant le C'EST du début et en réinstallant la thématique amoureuse. Mais cet essai de "bouclage" du poème échoue : le Verlaine syntaxier, décidément tenté par la rature, choisit de placer le phatique n'est-ce pas ? juste après c'est. Les deux formes (peu importe leur statut sémantique-énonciatif différent, la similitude comme la construction du vers les affrontent) tendent à coaguler et l'affirmation initiale y perd beaucoup de sa consistance.

Le doute jeté sur l'affirmation de cette âme duelle va se fortifier au vers suivant, qui répète le dédoublement noté aux vers 13-14 : La mienne, dis, et la tienne. On pourrait certes justifier une telle apposition en soutenant qu'elle ne nie pas nécessairement l'existence d'une âme unique, appartenant à la fois à deux personnes, mais dis, qui presse encore une fois l'autre de rassurer et de confirmer, divise nettement (matériellement, pour ainsi dire) le couple, tout comme n'est-ce pas ? allait à l'encontre de c'est. Etrange vocation de ces phatiques à travailler à contre-courant de l'énoncé, à le miner. Le dialogue ne s'instaure ici que sous la forme d'une exigence insatisfaite : l'autre ne répond pas, ce n'est qu'un interlocuteur muet faisant attendre son acquiescement et responsable à cause de cela du ton interrogatif qui affecte toute la phrase.

Il faut aussi parler de la prosodie. Après la nasalisation des vers 13-14 apparaissent les premiers, les seuls [n] du poème. Dans C'est la nôtre, n'est-ce pas ?, la négation et le nous sont associés de façon révélatrice. Puis LA Mienne fait écho à (cette âme qui se) LAMente, mais avec une sorte de dénasalisation, graphique plus que phonématique : les /ã/ et /ê/ de lamENte, plAINte et dormANte sont remplacés par des /jen/ ou "-ienne". La relation entre les rimes consonantiques de cette strophe, apparemment nulle, est donc en réalité aussi rigoureuse que dans les deux premiers sixains, encore que plus lointaine.

 

Dont s'exhale l'humble antienne

Faut-il lire dans ce jeu un "succès" de l'âme, un moment menacée à travers la nasalisation ? On pourrait plutôt interpréter cette relation comme l'indice d'une solidarité entre deux thèmes, celui de la plainte et celui du couple — solidarité que va manifester entre tous les signifiants le mot antienne qui, au vers 17, se constitue de l'association des deux chaînes ANTE + TIENNE et qui, pour le sens, suggère l'alternance de deux voix répétant un même texte. Les deux ne font plus qu'un et nous avons ici l'équivalent duel de ce qu'était chœur à la fin de S. I pour les petites voix (9). Notons aussi que le dis passe partiellement dans les /tj/ de la tienne / antienne, comme pour donner un écho, tout de même, au dialogue.

ANTIENNE soude donc couple et son, mais cela grâce à une sorte d'inversion du mouvement. Dans la prosodie d'abord : Dont s'exhale l'humble antienne fait écho au début du sixain, ... qui se lamente // En cette plainte dormante, mais la comparaison fait surtout apparaître des inversions : /kis¤la/~/segzal/ ; /plêt/~/ûbl/ ; /lamãt/, /dòRmãt/~/ãtjen/ (ici, il s'agit plutôt d'un déplacement par rapport à l'accent). Dans la chaîne des [l], qui réunit d'abord Lamente, LA mienne, LA tienne et PLAINte, le vers 17 renverse les échos avec s'exHALE L'HUMBLE, rebond de consonnes. Or, du point de vue sémantique, dont s'exhale constitue aussi une espèce de point de rebroussement. Par comparaison avec en cette plainte qui enfermait l'âme dans le son, cet avant-dernier vers fait sortir le son de l'âme. La plainte, d'enveloppe (corps ?) de l'âme, en devient l'émanation. Le choix même du relatif DONT qui (même s'il n'est pas D'OÙ) concilie et dépasse les constructions en QUI et en DE utilisées jusqu'ici pour déterminer les substantifs, affirme le rôle de l'âme comme source du bruissement, la mettant à la place de tous les éléments naturels précédemment cités : moment d'achèvement de la syntaxe et de "reconquête" psychologique ? Mais nous restons dans la même phrase qui enfermait l'âme dans la plainte : on a le sentiment que l'escarpolette (10) des CETTE, qui ne concernait que le thème, s'étend maintenant aux rapports entre le moi et la nature. Il y a refus de choisir, ou condamnation au vire-vire.

Mentionnons aussi la relation entre la préposition EN et le préfixe EX-, de retour avec S'EXHALE. Nous retrouverons assez souvent de ces pronominaux dans le recueil, à des emplacements privilégiés. A propos, encore, de Sagesse III,9, où ils jouent un rôle déterminant (s'afflige, se dorlote) de concert avec les verbes intransitifs ou employés intransitivement, F. Deloffre [Stylistique et poétique françaises, SEDES, 1970, page 174] discerne une "intention de noter des états purement affectifs, "subjectifs" (...), c'est-à-dire ne visant aucun objet extérieur ; cet effet est particulièrement net dans le cas des deux formes pronominales, dont l'une ouvre et l'autre ferme le poème." Selon lui, la troisième personne du singulier et l'impersonnel "météorologique" contribuent à donner au paysage "une sorte d'existence autonome, dépersonnalisée, très différente de celle du paysage romantique traditionnel" et la remarque pourrait s'appliquer à ces pronominaux. Mais l'autre particularité de ces verbes est de former, à deux, une opposition de type symétrique : s'ennuie / s'écoeure (Ariette III) ou s'ensanglante / s'effacent (Simples fresques I). Ici, aux vers 13 et 17, réglant les rapports entre l'âme et le sonore, se constitue un couple SE lamente EN, DONT S'Exhale. La même âme est à la fois ce qui se coule dans le sonore et ce dont celui-ci s'extrait. Bue par la plainte, elle libère ensuite (ou en même temps ?) l'antienne. Le dedans est aussi le dehors, selon une logique que nous retrouverons à l'oeuvre ailleurs dans les Ariettes et qui fait irrésistiblement penser à l'anneau de Möbius.

 

Par ce tiède soir, tout bas.

Dans le dernier vers, en même temps qu'il referme le poème puisqu'il reprend la rime bois-voix de S. I (et même fait écho à tous les frissons des bois), TOUT BAS confirme le mouvement de descente si net en S. II. Préparé par humble, ce syntagme final peut en effet s'interpréter en deux sens : le sens sonore, "évident" (ce serait un adverbe portant sur S'EXHALE et retardé jusqu'à la fin de la relative, comme pour insister/ boucler), mais aussi le sens spatial : "contre terre", sinon "sous l'eau". Cette ambivalence nous paraît consubstantielle au poème, dans la mesure où l'affaiblissement du murmure y est décrit comme une descente jusque sous l'eau. Nous verrons que, du même coup, l'adverbe contribue à "vectoriser" le recueil, en liaison avec d'autres desinit (noyées, haut la tête). Il était en outre préparé par l'épigraphe.

Quant à Par ce tiède soir, il semble donner au paysage une revanche d'autant plus marquée qu'il rappelle ces clausules qui rassemblent ou résument des éléments jusque là épars. Le CE subsume à nouveau, comme s'il effaçait les deux démonstratifs concurrents qui précèdent (cette âme, cette plainte) au bénéfice de l'unicité, comme si l'ariette n'avait été que la description d'un moment du paysage, comme si la nature retrouvait la prééminence.

Il y a donc deux logiques concurrentes, apparemment : l'une, paradigmatique, mais aussi de l'ordre de la phrase (enfin) unique, où les démonstratifs mettent SOIR en relation avec AME et PLAINTE et qui projette les uns sur les autres les thèmes du bruit, de la nature et de l'amour, avec une forte connotation de /mort/. SOIR y fait écho à SUSURRE, et à SOURD qui occupe la même position au dernier vers de la strophe précédente. En particulier, les deux thèmes de l'amour et du paysage, qui étaient en relation de substitution en S. I, coexistent enfin dans une sorte d'espace narratif minimal. Mais il y a aussi une logique strictement syntagmatique, celle qui donne le dernier mot au paysage dans lequel l'antienne se diffuse.

Cependant, la préposition PAR permet peut-être de concilier les deux perspectives : rattachée à S'EXHALE, elle suggère que le SOIR pourrait n'être que la bouche de l'âme, par où se libère l'antienne. Celle-ci ne se transfuserait donc pas de l'âme dans le soir, parce que le paysage serait le langage de l'âme. On conçoit alors comment SOIR, aussi ambivalent que TOUT BAS, peut être en relation avec AME, PLAINTE (par les démonstratifs), SOURD et SUSURRE (par la prosodie).

La construction du dernier vers en deux parties — l'une tenue par sa fermeture prosodique : pAR CE tièdE SOIR (/-aRs¤...¤swaR/) ; l'autre dont la brièveté, comme conçue pour signifier la restriction, semble déséquilibrer le vers — se justifie donc par la volonté de projeter le sonore et le paysage l'un sur l'autre, l'un contre l'autre.

Il y a toutefois quelque abus à parler encore de paysage, dans la mesure où celui-ci se réduit à l'atmosphère, comme y insiste l'adjectif. Peut-être à opposer à FRAIS comme DORMANTE l'était à AGITÉE (où l'actif se trouvait paradoxalement du côté du non-mouvement), TIÈDE fait écho à (AN)TIENNE, mais en poursuivant la dénasalisation jusqu'à son terme : il remplace le [n] par la consonne orale correspondante, [d]. Cette différence ne peut se comprendre que par référence au paradigme en [n], très localisé dans la dernière strophe, et notamment par rapport à NÔTRE-MIENNE-TIENNE : TIÈDE semble alors consacrer la disparition du couple, alors qu'ANTIENNE le maintenait, y compris dans le sens obvie.

En tout état de cause, la tentative de restaurer la personne et le dialogue n'a pas abouti. Ne reste plus que l'équivoque entre paysage et murmure, ou plutôt entre espace et son : l'air même, c'est-à-dire la romance sans paroles. D'une certaine façon, c'est la leçon que la prosodie n'a cessé de proclamer, associant à tout élément du paysage un élément sonore : ramures-murmure, bois-tout bas, gazouille-cailloux. Mais résumer le poème à ces échos serait accepter la vulgate qui étend à toute l'ariette un prétendu mimétisme. Ce serait oublier le glissement vers le bas, qui nous a conduits au-delà de la mort, et l'échec d'une tentative de "re-personnalisation". A deux reprises et de deux façons différentes, le couple aura été effacé par le paysage mais, à la fin, c'est par une nature vide, réduite à l'atmosphère : "air", espace-son où BAS et SOIR, de même que la rime NE... PAS-BAS, affirment la proximité d'une extinction. Le passage par le négatif reste essentiel et fonde un usage de la dualité sans issue propre aux Ariettes : le battement du deux est renvoi incessant de l'un à l'autre, indécision, réversibilité, sinon contradiction insoluble.

 

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NOTES

(1) Les phatiques ont pour fonction "d'assurer ou de maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire" (J. DUBOIS et al., Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973). Cf. aussi R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Ed. de Minuit, 1963, page 217.

(2) Le même dictionnaire de Dubois définit les présentatifs comme "des mots ou expressions qui servent à désigner quelqu'un ou quelque chose pour le mettre en rapport avec la situation".

(3) Claude CUENOT (Le style de Verlaine, CDU, 1963, page 107, note 137) considère que le mot garde un halo religieux et le met en rapport avec antienne, terme liturgique (vers 17). Nous allons plutôt constater que Verlaine prend ici le contre-pied de la défintion donnée par Littré (la caution n'est pas mystique, certes !) : "Elévation extraordinaire de l'esprit, dans la contemplation des choses divines, qui détache une personne des objets sensibles jusqu'à rompre la communication de ses sens avec ce qui l'entoure".

(4) FATIGUE apparaît toujours dans les Romances sans paroles, comme dans La Bonne Chanson XIV, dans un contexte fortement érotisé. François-les bas-bleus (Ariette VI), qui est voué à n'être que spectateur de l'amour, n'est, lui, "jamais fatigué"... D'autre part, à propos de l'extase langoureuse, on peut se demander si le desserrement des consonnes (/l-kst---l-g-r-z/), accompagné de passages de la sourde à la sonore, ne fait pas pour partie la valeur de langueur.

(5) A quoi s'ajoute un hiatus licite, "agitée^expire". "Quand un mot se termine par un e muet, précédé lui-même d'une voyelle, et qu'on élide cet e muet, il reste effectivement un hiatus, qui est toutefois admis dans la versification", explique Quicherat (Traité de versification française, Hachette, 1850, page 53), tout en recommandant d'éviter le contact de consonances identiques - ce dont Verlaine n'est pas loin ici.

(6) Encore Cuénot, toujours prisonnier du mythe des "sensations ténues" (Ibid., page 169).

(7) Le démonstratif cesse ici d'appartenir à un présentatif pour devenir "représentatif", anaphorique - au sens grammatical du terme.

(8) Un sonore bien proche du fin refrain incertain de l'Ariette V, dont les rimes privilégient aussi à ce moment la voyelle nasale, contre le /e/.

(9) L'antienne est un "chant qu'on exécutait autrefois à deux choeurs qui alternaient" (Littré) - ou plutôt à deux demi-choeurs (et après la communion). A des versets d'un psaume succédait un répons toujours identique, et donc proche d'un refrain. Mais on peut se demander si ne joue pas, en sus ou surtout, le souvenir de l'expression "une triste antienne", en relation avec "plainte" et "se lamente".

(10) Comme choeur (qui recouvrait peut-être "coeur", selon la logique de l'extase) annonçait le thème de la strophe II, roulis marque peut-être celui de la III, en même place : dans le vers qui la précède.

 

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