I. LE TITRE :

AU PRINCIPE, L’EFFACEMENT IMPOSSIBLE

Page d'accueil

I- De la musique avant toute chose ?

a- Certes, "Romances sans paroles" a été la traduction d'un titre de Mendelssohn, Lieder ohne Worte, mais, pour notre recueil, cette étymologie brute n'autorise que des rapprochements décevants. Ou bien l'hypothèse de l'emprunt direct se perd parmi des bribes biographiques — l'évocation de la belle-mère pianiste chaque fois qu'on commente l'Ariette V ! — ; ou bien elle n'aboutit qu'à une transposition formelle : de même que le recueil de Mendelssohn était devenu un cahier d'exercices pianistiques dans les salons bourgeois de l'époque, celui de Verlaine, également composé de pièces courtes dont nombre d'impressions de voyage, serait "une sorte d'album de tous les meilleurs rythmes poétiques, un cahier d'exercices sur des airs nouveaux" [P. Martino, page 111]. Variété pour la variété, Romances sans paroles se résumerait à l’essai de mètres.

Cependant, armé de l'Art poétique et s'appuyant sur des "modulations", sur l'impair ou sur une prétendue prééminence des voyelles, on a surtout tiré argument de ce titre pour réduire Verlaine à la musique et proclamer, sinon la mort, du moins la défection du sens. Verlaine lui-même a sans doute parlé d'une "volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis", et justifié son choix de Romances sans paroles par le souci de "mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés"(1), mais la critique s'est engouffrée dans la brèche pour séparer le son du sens :

"Jusqu'à Verlaine, aucune parole n'avait perdu à ce point sa valeur d'expression logique ; aucune non plus ne s'était ainsi approchée de ce centre mystérieux où cessant de dire les choses et notre culture, elle devient ce lieu sans mémoire dont seuls la musique et le songe prennent désormais possession. Un univers de mots-notes, de mots-sons distribués en arpèges purs, substituant la forme verbale aux ciseaux du sens qui coupaient jusque-là les mots, faisait de notre langue un ruisseau frais et frêle porteur de modulations et de suggestions inconnues." [Octave Nadal, page 122]

Ce que Jacques Borel [Préface à l'édition de Fêtes Galantes, Romances sans paroles, Poésie - Gallimard, 1973, page 11] résume en "primauté du mot-son sur le mot-signe", tandis que la doxa scolaire colporte, sous la sempiternelle rubrique "De la musique avant toute chose", l'idée selon laquelle "peu à peu les mots sont choisis comme autant de notes de musique, moins pour le sens qu'ils véhiculent que pour la mélodie qu'ils jouent" [Michel Barlow, Poésies, Verlaine, "Profil d'une oeuvre", Hatier, 1982, page 65]. Romances sans paroles ferait donc la preuve que le poème peut être organisé en vue d'une désémantisation, que la primauté du signifiant viserait non à produire un surcroît de sens, mais à brider la signification. Autrement dit, il n'y aurait pas de signifiance (2).

Outre que la revendication de musicalité est bien tardive — si l'on omet l'Art poétique dont la validité est fort circonscrite de l'aveu même de Verlaine — et que le thème lui-même n'est guère présent que dans les Ariettes, force est de constater bien des échecs ou des exceptions (ce dont on ne s'est pas fait faute).

b- Le rapport immédiat à Mendelssohn doit le premier être remis en cause. Le titre ramassé par Verlaine était tombé dans le domaine public, à tel point que Littré en avait déjà fait un genre :

" Romance sans paroles, morceau de piano ou de quelque instrument, assez court et présentant un motif gracieux et chantant. Mendelssohn a composé des romances sans paroles. "

Le musicien, dépouillé de toute priorité, ne servait plus que d'exemple. Il est vrai que, comme l'observait Louis Aguettant [La musique de piano des origines à Ravel, Albin Michel, 1954, page 165], Mendelssohn avait créé un poncif : le jeune Bizet a composé, à son imitation, des Romances sans paroles avant 1854 et Pierre Larousse dénombre une dizaine de musiciens nés entre 1814 et 1829 qui ont fait de même : Emile Prudent, Charles Hallé, Joachim Raff, Louis Lacombe, Mathias, Mme Haenel de Cronenthal, Camille Sivori (neveu de Paganini), les violonistes virtuoses Ernst et Vieuxtemps, le pianiste de l'Impératrice Ascher... Fauré et Gounod en ont produit vers 1861 et Vincent d'Indy en 1869. La vogue persista dans les salons jusqu'à la fin du siècle (cf. site Reynaldo Hahn), grâce à Cécile Chaminade notamment. Mais dès 1843, Sue avait eu vent de l'expression, manquant toutefois le rapport au lied ; dans l'Epilogue des Mystères de Paris, la musique, invitation à la rêverie, devenait un simple support du discours intérieur, par lequel les paroles faisaient retour :

" Quel admirable talent que celui de M. Liszt, n'est-ce pas ?
— Admirable. Avec quel plaisir vous l'écoutiez !
—C'est qu'en effet il y a, ce me semble, un double charme dans la musique sans paroles : non seulement on jouit d'une excellente exécution, mais on peut appliquer sa pensée du moment aux mélodies que l'on écoute, et qui en deviennent pour ainsi dire l'accompagnement... Je ne sais si vous me comprenez, mon cousin !
— Parfaitement. Les pensées sont alors des paroles que l'on met mentalement sur les airs que l'on entend. "

A peine moins platement mais très logiquement, Cazalis a publié en 1865, sous le nom de Jean Caselli, des Romances sans musique (dans le mode mineur, deuxième section de Vita Tristis, recueil de proses poétiques). Mérat a intitulé de même un poème des Tableaux de voyage, 1864-1865. La formule flottait donc dans l'air du temps, disponible à toutes sortes d'interprétations. Quand Verlaine s'en saisit à son tour pour l'appliquer telle quelle à des "paroles", pouvait-il opter pour une transposition d'art sans percevoir la contradiction ? Ne pouvait-il proclamer un souci de musique qu'en se référant à une expression somme toute banale et qui l'exposait de surcroît au reproche d'illogisme et de provocation ? Ou bien le "paradoxe pragmatique" (3) était-il nécessaire ?

c- Avant de tenter de répondre à ces questions, nous noterons la proximité entre le titre du recueil et celui de la première section, qui s'appelait d'ailleurs Romances sans paroles en décembre 1872 encore : Ariettes oubliées, substitut tardif, aurait-il été imaginé comme une sorte de synonyme ? Apparemment, le terme renvoie à une tout autre époque de l’histoire de la musique (la naissance de l’opéra-comique au milieu du XVIIIème siècle), ce qui confirmerait que Mendelssohn n'est pas en cause. Gardons-nous cependant d'exagérer la distance, malgré la citation de Favart : P. Larousse, tout en la déclarant "passée de mode", considère que l'ariette "tient le milieu entre la romance et la chanson" et il signale que, dans leur opéra-comique Le Carnaval de Venise (1857), M. Sauvage et Ambroise Thomas ont placé au coeur d'une intrigue compliquée un concerto de violon rebaptisé... Ariette sans paroles. Ce qui importe davantage, c'est qu'Ariettes oubliées réintroduit une allusion au chanté. Les "paroles" de Ninette à la cour ne peuvent que confirmer l’apparente inconséquence. Il est clair que Verlaine ne songe pas à une musique purement instrumentale, comme le montrent encore les autres références "musicales", cantonnées au début de la section :

Ce qui frappe dans tous ces cas, c’est le caractère d’énigme du chant (sans raison, Qu’as-tu voulu ?) et sa "puissance" d’absence : son évolution rapide vers une sorte de mort, son exténuation. De même que CHANT s’associe à SANS, ARIETTE est d’abord un diminutif, celui d’AIR : Un air bien vieux, bien faible et bien charmant (Ar. V) ; et L’ariette, hélas ! de toutes lyres est peut-être déploration de cette faiblesse qui est aussi capacité d’exténuer le moi et le monde que le chant a pris en charge.

Dès lors, traduire Romances sans paroles par "musique", sans autre forme de procès, reviendrait à faire l’impasse sur cette polysémie et sur la relation à cette thématique complexe de la VOIX, du CHANT, du MURMURE, de l’AIR… Ce serait aussi négliger l’importance de la négation : ce syntagme est en tout état de cause une définition négative de la musique qui maintient le rapport au chant.

d- Prenons donc par l’autre bout : par les paroles. Verlaine n’a cessé de travailler le thème depuis Fêtes galantes qui mentionne constamment chansons, propos fades et mots spécieux. Le dernier poème du recueil, Colloque sentimental, lie parole, mort et désamour, de "Et l'on entend à peine leurs paroles" à "Et la nuit seule entendit leurs paroles". Les amants fantomatiques se savent plus que se déchirer avec des mots. On ne peut donc s'étonner que La Bonne Chanson reprenne le motif en jetant le discrédit sur la parole, lui préférant les "airs ingénus" ou "les notes d'or de sa voix tendre". "J'ai tu les paroles amères" : le langage est toujours suspect de cruauté, alors que la voix "décèle// (...)// Et met en plein jour l'être intérieur" (B. C. XIII). Même lorsque la condamnation est moins nette, défiance et misogynie ou, à tout le moins, condescendance, affleurent :

Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L'esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaîté d'un cœur bon se devine. (B. C. III)

On constate ici que Verlaine peut confondre VOIX et MUSIQUE, mais il faut tenir compte de l’hyperbole liée à la célébration : Mathilde ne parle pas, elle chante et sa voix est la musique qui "accompagne" ses propos. La métaphore décale et superpose, mais n’annule pas la gradation. Et quand l'amoureux prête attention à la voix révélatrice de B. C. XIII, il le fait en une sorte d'écoute flottante, qui néglige "le sens banal des phrases pesées".

Dans ces conditions, "Romances sans paroles" apparaît comme strictement synonyme de "Bonne Chanson" : la voix qui chante ne peut laisser percevoir que la bonté primordiale, le refus des paroles étant le refus de l'ironie ou de la méchanceté. D'où la nécessité de réévaluer ce que Verlaine pouvait entendre lorsqu'il parlait d'une "Bonne Chanson retournée" :

"Une partie [des futures Romances sans paroles] quelque peu élégiaque, mais, je crois, pas glaireuse : quelque chose comme la Bonne Chanson retournée, mais combien Tendrement ! tout caresse et doux reproches..." [Lettre à E. Blémont [du 1er octobre 1872], in Correspondance publiée par A. Van Bever, Messein, 1922 (tome I), page 296.]

Il est vrai que, dans une lettre suivante, on découvre que l'allusion visait le futur Birds in the night, qu'il dénomme alors Mauvaise Chanson ce qui n'est d'ailleurs plus la même chose. Reste que, à s'en tenir au thème, la différence entre Bonne Chanson et Romances sans paroles est nulle. Certes, si l'on songe à Birds in the night ou à Child Wife, la leçon peut être difficile à admettre — mais guère plus que si l'on traduit "Romances sans paroles" par "musique" sans autre forme de procès. A ce point, on peut toutefois s'interroger encore sur les limites du thématique et sur l'importance de la syntaxe : en l'occurrence du "sans", qui pourrait avoir beaucoup à faire avec le "retournement".

 

II- amour et absence :

a- Ce qui a d’abord pu intéresser Verlaine dans Romances sans paroles, c’est en effet un syntagme préformé, qui offrait un tout prosodiquement construit. S’y conjuguent trois figures :

L’unité, la cohésion de ce dernier sont garanties par le chiasme, mais les autres éléments suggèrent un processus d’auto-annulation ou une contradiction, éternisés dans la symétrie. La négation soulignée ne fait pas une soustraction, mais entre dans une alliance du "positif" — à ceci près que "romances" peut être péjoratif — et du "négatif", les deux ayant même poids : les "romances sans paroles" pourraient bien être une tension vers le néant (ou du néant), un équilibre des contraires.

On ne peut donc traduire par "musique" sans faire disparaître cette sorte de négation interne, cette oxymore construite par la prosodie. Ou, s’il y a musique, c’est une musique très liée, d’une façon qui reste à définir, à une absence.

b- Par ailleurs, le syntagme est déjà motivé par l'oeuvre. Il s'agit même, très probablement, d'un emprunt du poète à lui-même. En tout cas, le poème A Clymène (1867) des Fêtes galantes, dévalué sous prétexte d'ironie ou de baudelairisme dévoyé, vaut mieux qu'une simple mention, ne serait-ce que parce qu'il met "Romances sans paroles" en relation avec "musique" mais sous une forme plus complexe qu’il ne paraît à première lecture. Comment d’ailleurs s’en étonner, le poème ayant d’abord été intitulé Galimathias double ? Selon Littré, l’expression aurait été forgée par Boileau, le galimatias "double" se distinguant du simple en ce que l’auteur lui-même ne comprendrait pas. Le titre suggérerait, au moins autant que "le peu de sens", un aveuglement de l’amoureux sur ce qui se trame dans son discours, une méconnaissance que nous retrouverons sous d’autres formes, encore qu'on puisse aussi y lire un aveu de duplicité.

Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
       Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l'horizon
       De ma raison,

Puisque l'arome insigne
De ta pâleur de cygne,
Et puisque la candeur
       De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d'anges défunts,
       Tons et parfums,

A, sur d'almes cadences,
En ses correspondances
Induit mon coeur subtil,
       Ainsi soit-il !

 

Le poème multiplie en une seule phrase les équivalences synesthésiques, au point de compromettre la perception de la construction syntaxique et de dissoudre l'être aimé. Il réalise une véritable dématérialisation : de tes yeux à ta voix, puis à ta pâleur et à ton odeur, la perte de substance physique est assez nette et on passe, chemin faisant, de deux sujets à deux compléments de nom — en même temps que du bleu (couleur des cieux) au blanc abstrait (pâleur, candeur). Ensuite, avec tout ton être qui reprend l’ensemble des sujets précédents comme en les effaçant (il commande seul l'accord du verbe), tout ce que le "tu" pouvait avoir de sensuel disparaît devant une série d'appositions qui irréalisent : Musique, d'abord ; puis Tons et parfums génériques, détachés de tout support physique ; Nimbes d'anges défunts, enfin, qu'on est tenté de rapporter à un de ces fantômes décrits par Jean-Paul Weber [pages 297-337] : simples halos d'une présence nulle, supplantée/ hantée par le sonore.

Le poème tout entier est tenu par les termes de l'acquiescement : les cinq puisque, conjonction de l'acquis, confirmés de façon quasi redondante par un ainsi soit-il !, comble de l'impersonnalisation. Mais jointe aux appositions, l'anaphore participe aussi d'une stratégie de retardement. Tout se passe comme si le poème se donnait, par son "tour" (4), le temps de dépouiller la femme de toute présence charnelle, de toute sensualité — de la tuer. Le vers 18, "En ses correspondances", fait d’elle, pour finir, le lieu autonome d'une circulation : devenue musique, elle se définit comme un espace de renvois indéfinis. Le cœur subtil n'a fait semblant d'accepter une domination érotique que pour mieux la miner et l'abolition du corps (après celle de la parole et de l'horizon-raison) est ce qui rend possible la musique, une musique qui pénètre : le mouvement du poème tend à dissoudre le "périphérique" sensoriel pour privilégier l'"intime" réduit aux seules relations entre des sensations "abstraites".

Dans ce contexte, les deux premiers vers, "Mystiques barcarolles,/ Romances sans paroles", appositions plurielles aux équivalences synesthésiques des strophes I-III, préparent certes l'hégémonie de la "Musique", apposition au singulier de "tout ton être", mais cette relation peut-elle être ramenée à une forme de synonymie, à une relation entre paraphrases et mot "simple" ?

D'une part, il est clair que PAROLES s'oppose à VOIX, qui elle-même n'est pas encore la MUSIQUE : nous avons déjà dit un mot de ce système de termes.

D'autre part, le lien entre les deux premiers vers apparaît lui-même assez complexe. L'alliance de mots "Mystiques barcarolles" informe la lecture que nous pouvons faire du vers suivant, en vertu du parallélisme rythmique (en /È ¾ È È È ¾ /) et prosodique (en [m-s (...) aRól]) : elle en souligne le caractère également paradoxal, réveillant une formule peut-être trop familière et affaiblissant du même coup une possible référence à Mendelssohn. L’oxymore se dédouble, s’étend. Mais les deux vers se lisent aussi en chiasme : "barcarolles" et "romances", noms de genres populaires mineurs, sont encadrés par "mystiques" et "sans paroles" ; ce dernier terme, ainsi valorisé, ne relève plus de la technique ou de l'histoire musicales mais entre, malgré la négation ou à cause d'elle, dans le paradigme du sacré — le langage n'a que faire au seuil du divin. Dans cette double tension entre le religieux et le profane (le futile ?) et entre la chanson et le silence, "Romances SANS paroles" ne suggère la musique que par un double refus : celui de la romance déjà dépréciée et celui du langage. C'est en quelque sorte, à nouveau, une définition par le négatif : si la musique s'annonce là, ce n'est qu'"en creux", par ses contraires.

L'objet des vers 3 à 12 pourrait être alors de surmonter tensions et contradictions en multipliant relations et équivalences : la musique, lorsqu'elle sera enfin nommée, n'aura plus qu'à occuper la vacance ménagée par ce brouillage — sera ce brouillage.

La prosodie confirme cette interprétation. En dehors du premier vers ("MyStiques BARcaROLLES"), les échos les plus proches du vers 2 sont "l'aROME inSigne de ta PÂLeuR" (vers 9-10), où le "de" de la synesthésie remplace la négation "sans" et où "pâleur" amorce la transformation en fantôme ; puis "EN Ses cORResPondANCES" (vers 18) ; là, à la symétrie organisée autour du contre-accent prosodique — " ROmANCES SANS paROles ", [Ró-ãs-sã--Ró-] —, répond une simple structure encadrante, [ãs--(óR)--(sp)--ãs], comme si l'opposition, le heurt suggérés au vers 2 cédaient la place à une figure d'inclusion, "en" disant le contraire de "sans".

Les parallélismes rythmiques aussi déterminent une construction en trois temps. Les vers 1, 2, 7 et 14 ont la même scansion /È ¾ È È È ¾ /, mais la prosodie lie encore plus strictement les trois derniers :

Le parallélisme accentuel est déjà en soi remarquable, mais les phénomènes qui l'accompagnent et l'enrichissent sont sans doute rarissimes et de nature à confirmer l'importance paradigmatique de Romances sans paroles, tel que nous l'avons décrit en II-a : même position du [¤] instable et de la limite de sous-groupes, mais aussi, déterminé par le "rebond de consonnes", même contre-accent prosodique enjambant d'un sous-groupe à l'autre. Plus que trois moments équivalents, ce sont encore trois étapes successives qui sont ainsi mises en évidence : disparition de la parole ; puis effacement (par la voix) des limites, permettant l'effusion, le "vague" ; enfin l'"infusion" : qui pénètre. Après que la voix a triomphé de la raison, la musique à son tour triomphe du visuel-olfactif dominant dans la strophe III, et acquiert une positivité. De même qu'on passait de SANS à EN, on arrive ici à PENETRER. Ce qui est ainsi souligné par deux fois est d'ailleurs repris par INDUIT — avec une nuance de "dévoiement". Par son ambiguïté, "subtil" pourrait tout résumer : l'atténuation-évanescence permet l'insinuation-la circulation, mais celle-ci tient du diabolique, erreur ou péché. Avant l'acceptation finale, il est suggéré que le coeur fut assez habile pour se laisser duper.

Le passage par le titre de Mendelssohn n'apparaît donc pas destiné à signifier : "musique", mais s'inscrit dans un trajet PAROLES-VOIX-MUSIQUE : nécessité d'un départ du négatif, et d'un dépouillement. La femme — car elle est impliquée — est trop incompréhensible ou dangereuse pour qu'on ne cherche pas à l'affaiblir : d'où cette absence parcourue de liens, ce vide hanté par le sonore, qui prennent sa place. Il faudra garder en mémoire cette définition probable de "Romances sans paroles" : un commencement où se perçoivent déjà un effacement, une dépersonnalisation qui vont marquer tout le poème ; puis l'enfermement dans un espace de "correspondances", de renvois ; enfin, l'ironie de consentir à une perdition qui s'ignore. La musique étant ce qui s'élève sur le lieu de cette disparition du corps et du langage.

Nous devrons nous rappeler aussi cette façon de construire le poème, par glissement aveugle à partir d'un point instable, glissement qui nous donne l'illusion ici d'un blason ou de litanies alors qu'il s'agit de bien autre chose : d'une suppression délibérée.

 

III- le motif de l’eau et de l’arbre à l’oiseau :

Cependant, nous en restons pour l'instant à une sorte de préhistoire du recueil. Nous n'avons fait que dégager des hypothèses de lecture : le titre Romances sans paroles renverrait moins à la musique — thème ou modèle — qu'il n'aurait à voir avec la femme, dont il s'agirait d'estomper la présence physique (le discours) pour accéder à la musique, à son être intérieur. En d'autres termes, il ne pourrait y avoir d'amour que dans le veuvage, et d’abord dans le veuvage de la voix : on connaît les vers célèbres de Mon rêve familier :

Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

mais on pourrait multiplier les citations :

La voix vous fut connue (et chère ?),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière… (Sagesse I, 16)

jusqu’à : "L’amoureux est un veuf orgueilleux" (Amour, A Charles de Sivry, 1887). Avant d'en venir au texte même pour vérification, il serait utile de rechercher pourquoi "Romances sans paroles" a pu être érigé en titre ou, à tout le moins, d'examiner comment le syntagme s'inscrit dans la série des titres et quel sens il peut en recevoir. Le lien à La Bonne Chanson a probablement été décisif, pour le premier point, et pour les autres, compte certainement la capacité à "subsumer" les titres de section, d'Ariettes oubliées à Aquarelles — nous y viendrons. Mais la prosodie aussi a sans doute joué un rôle : à cause de leur brièveté, les titres ne peuvent guère composer que des paradigmes sommaires et stéréotypés pour ce qui est de la syntaxe et du rythme ; en revanche et pour la même raison, ils se prêtent idéalement à la construction d'échos.

Parce qu’elle fournit surtout des échos inverses, et du seul Romances, nous négligerons la chaîne en [m, R] bien qu'elle ait pour elle de ramasser certains des titres les plus connus de Verlaine : les Nevermore, Crimen Amoris, Amoureuse du diable, Amour, et même de contenir en quelque sorte l'oeuvre, du premier poème, dédié à Hugo, La mort, au dernier, ressuscité par Octave Nadal : Mort ! Cette association de l'amour et de la mort n'est probablement pas absente de la thématique de notre recueil, mais la détermination serait bien générale et nous préférons des échos plus substantiels. On les trouve, ce qui ne peut surprendre, du côté des Paysages tristes : Promenade sentimentale et Le Rossignol, sont, de toute l'oeuvre antérieure à 1872, les deux titres les plus proches phonétiquement de Romances sans paroles, si l’on se fie à la combinaison de plusieurs critères : nombre de phonèmes communs (respectivement 9 et 5, soit la moitié dans chaque cas), ordre de reprise (nous avons affaire à un écho rigoureusement droit avec [l¤Rósól] et majoritairement droit avec [pRóm¤nad¤sãti()tal]) et position (initiale ou finale de mot). Que donne à lire ce rapprochement ?

A première analyse, essentiellement des paysages, ce qui n'a rien de surprenant puisque l'on part de Paysages tristes et que l’on va vers le "paysage blême" de l'Ariette IX. Mais quelles en sont les composantes ? Eliminons pour commencer un élément pourtant constitutif de l'identité de la section de départ : la nuit. Les Paysages tristes ont pour particularité de mener du couchant (I- Soleils couchants, II- Crépuscule du soir mystique) à la nuit, d'abord nuit-linceul (III- Promenade sentimentale), nuit des fantômes (le même, plus IV- Nuit du Walpurgis classique et VI- L'heure du berger), puis nuit qu'éclaire le lever d'un astre : juste avant VII- Le Rossignol, où surgit la lune, VI- L'heure du berger se termine par : "Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit." Le grand jour est banni, au profit d'une dialectique complexe entre ténèbres et lumière. Les Romances sans paroles qui vont, elles, du soir (Ariette I et V) au plein soleil (Beams) en passant par le matin (Green, A poor young shepherd), ne connaissent que des nuits plutôt artificielles (Ariette VI, Chevaux de bois). Tout au plus peut-on mentionner Birds in the night, poème — le seul des Romances écrit comme Le Rossignol et Promenade sentimentale en décasyllabes 5+5, mais qui ne développe pas, de façon littérale du moins, le thème fourni par son titre. Probablement la référence au jour ou à la nuit et la "vectorisation" de l'un à l'autre ont-elles changé de valeur, mais surtout, l'heure ne singularise pas suffisamment les deux Paysages tristes au sein de leur section.

En revanche, Promenade sentimentale et Le Rossignol ont en propre d'associer trois éléments de paysage : l'eau (absente, en revanche, de Crépuscule du soir mystique et de Chanson d'automne) ; l'arbre (absent des mêmes et de Soleils couchants) et l'oiseau qui pleure (absent des trois pièces précitées et de Nuit du Walpurgis classique).

Autre point commun : l'évocation d'une Absente. Le Rossignol est sans doute beaucoup plus explicite à cet égard que Promenade sentimentale, mais le "grand// Fantôme laiteux se désespérant// Et pleurant avec la voix des sarcelles", en rapport avec l'insistance sur la solitude du moi, semble bien plus proche de ce "Premier Amour" disparu que des "fantômes vermeils" de Soleils couchants, des "formes toutes blanches,// Diaphanes", des "spectres agités" de Nuit du Walpurgis classique ou des "spectres incertains" des peupliers, dans L'heure du berger. A cause du singulier, il rappelle le thème de la Velléda blanche sous les arbres, dégagé par Jean-Paul Weber, aussi bien que le souvenir d'Elisa, dont J.-H. Bornecque a montré la persistance. Surtout, comme dans Le Rossignol, l'oiseau est la voix de la morte.

On peut aussi s'appuyer sur les récurrences lexicales.

¨ Dans Promenade sentimentale, nous trouvons déjà les éléments caractéristiques de l'Ariette IX : "brume", "blême", "parmi", "se désespérant et pleurant" sont communs – et ils font écho à Romances sans paroles –, de même que, désignés par des termes différents, les arbres et les oiseaux : en l'espèce, des "sarcelles" et une "saulaie", pour faire écho à "seul" et à "épais linceul", tant il est vrai que la prosodie du poème a le pas sur le référentiel et gouverne les emprunts à la botanique et à l'ornithologie. L'élément aquatique ("rivière" dans l'Ariette IX) est représenté par les "calmes eaux", les "ondes blêmes" et "l'étang" — ce dernier terme pour aller avec le "(fantôme) LAITEUX". Bien entendu, toute une partie du vocabulaire de Promenade sentimentale disparaîtra des Ariettes, la plus ténébreusement romantique surtout : les "rayons suprêmes" du couchant, la "plaie", le "grand fantôme", les "ténèbres"... Les Romances sans paroles font terriblement vieillir le lexique des Paysages tristes. Mais restera le verbe "noyer" du vers 13, qui terminera l'Ariette IX, et donc la première section des Romances, sous la forme du participe passé.

¨ Le Rossignol annonce également l'Ariette IX et d'abord son épigraphe, empruntée à Cyrano de Bergerac :

" Le rossignol qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d'un chêne et toutefois il a peur de se noyer. "

Cette fois, au lieu de la hantise de la noyade, c'est un mouvement ascendant qui triomphe.

Comme un vol criard d'oiseaux en émoi,
Tous mes souvenirs s'abattent sur moi,
S'abattent parmi le feuillage jaune
De mon coeur mirant son tronc plié d'aune
Au tain violet de l'eau des Regrets
Qui mélancoliquement coule auprès,
S'abattent, et puis la rumeur mauvaise
Qu'une brise moite en montant apaise,
S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien
Qu'au bout d'un instant, on n'entend plus rien,
Plus rien que la voix célébrant l'Absente,
Plus rien que la voix —ô si languissante !—
De l'oiseau que fut mon Premier Amour,
Et qui chante encor comme au premier jour ;
Et, dans la splendeur triste d'une lune
Se levant blafarde et solennelle, une
Nuit mélancolique et lourde d'été,
Pleine de silence et d'obscurité,
Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure
L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.

Après "s'abattent" trois fois répété et repris par "s'éteint", vient au vers 16 "se levant". "Lune" en est le sujet mais, à cause du contre-enjambement et du contre-accent prosodique, plus que la lune, c'est la nuit qui surgit ici :

Et, dans la splendeur triste d'une lune
Se levant blafarde et solennelle, une
Nuit mélancolique et lourde d'été (...)

En fait, le poème tout entier bascule vers les vers 10-12. Au début, le paysage apparaissait fortement emblématique : les souvenirs sont des oiseaux criards, le coeur "un tronc plié d'aune", l'eau est celle des "Regrets"... Mais, travaillant à partir de la comparaison lançante, les métaphores libèrent peu à peu la nature de l'emprise du moi, qui s'efface apparemment mais, lorsque le rossignol se fait entendre, il est désigné comme "l'oiseau que fut mon Premier Amour". L'identification a réussi, le paysage autonome réveille le moi. Le pivot de ce basculement est une négation, elle aussi répétée à trois reprises, – une variante du nevermore :

S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien
Qu'au bout d'un instant, on n'entend PLUS RIEN,
PLUS RIEN que la voix célébrant l'Absente,
PLUS RIEN que la voix – ô si languissante ! –
De l'oiseau que fut mon Premier Amour...

Le plus rien du paysage rencontre la mort de la femme aimée au creux de la mémoire et la voix – elle seule le peut – s'élève sur ce fond de silence et de mort pour dire l'absence même. Ainsi, comme dans A Clymène, la femme ne peut être célébrée que disparue, à la faveur d'un moment d'effacement du monde. La surrection de la nuit, ensuite, se borne à thématiser cette après-mort ambiguë, dont l'emblème sera double : "L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure" unit en effet ce qui ne se mêlait pas jusqu'ici — les /z/ de l'aérien ("oiseau", "brise") et les /s/ de "s'abattent", "s'éteint" mais qui, depuis "se levant", formaient un paradigme ambivalent de la célébration et du deuil : "ô si languissante", "splendeur triste", "se levant (blafarde et) solennelle", "(pleine de) silence et d'obscurité".

Et, dans la suite de l'oeuvre, le rossignol (dans l'arbre) restera lié, sinon à l'absence, du moins au désespoir amoureux, même contre le contexte immédiat. Dans Fêtes galantes, le "langoureux rossignol" de Fantoches "clame" sous la charmille "la détresse à tue-tête", tandis qu'En sourdine se termine par :

Et quand, solennel, le soir
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera.

Il est vrai que La bonne chanson nuance le thème : ce paysage nocturne à l'oiseau devient une invitation à l'amour, dans la mesure même où il suggère l'isolement hors du monde :

Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir,
Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible,
Seront deux rossignols qui chantent dans le soir. (B. C. XVII)

La lune blanche
Luit dans les bois :
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée...
(.....................)
L'étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure... (B. C. VI)

Mais le bois ou l'arbre noirs évoquent une menace, comme si cette solitude gardait quelque chose de la mort traversée dans Le Rossignol. Aussi Dernier Espoir (publié en 1893) ne nous surprend-il pas, même s'il inverse la situation — le poète est mort et c'est Philomène (Philomèle ?) qui lui survit — :

Il est un arbre au cimetière
(.................................)
Qui flotte au long d'une humble pierre.
Sur cet arbre, été comme hiver,
Un oiseau vient qui chante clair
Sa chanson tristement fidèle.
Cet arbre et cet oiseau c'est nous :
Toi le souvenir, moi l'absence...

Cette résurgence tardive atteste la solidité d'une association. Le paysage de l'amour, s'il n'est pas toujours ni totalement marqué par la mort, le reste au moins par la séparation ou l'isolement, par la présence-absence. C'est cette hypothèse que nous allons essayer de vérifier dans le recueil, en examinant l'intrication des thèmes. Mais nous analyserons d'abord l'Ariette I, supposant que ce poème, primitivement intitulé Romance sans paroles, peut lui aussi fournir des indications sur le sens de ce titre. En outre, cette ariette éponyme ouvre le recueil : elle a toutes les vertus d'un incipit, en particulier celle d'orienter notre lecture.

 

IV- L’Ariette I : glissement et écartèlement :

Le titre du recueil n’a apparemment pas valeur de leitmotiv mais il pourrait bien avoir valeur "incipitive". En effet, ayant constaté la disparition rapide du thème musical, on est conduit à prendre au sérieux la disposition et l'histoire du titre. La première rapproche sur la page Romances sans paroles du titre de la première section ; la seconde montre que Romances sans paroles a été pris au premier poème, C'est l'extase..., puis, comme on l'a vu, à cette même première section. D’être en relation avec les seuls débuts, il pourrait bien lui-même être un début par excellence, un (point de) départ. Et si Ariettes rappelle Romances, ne pourrait-on de même mettre en relation oubliées et sans paroles ? Par ailleurs, l'Ariette I éponyme doit forcément avoir beaucoup à nous apprendre sur la valeur de ce titre vagabond, ainsi que sur le sens de son irrésistible ascension.

Ariettes oubliées, comme Romances sans paroles, participe d'un paradoxe pragmatique : ce serait une sorte de présentatif de l’oubli. Les poèmes qui vont suivre, suggère ce titre, viennent, et même relèvent, d’un temps déjà révolu : ce sont, comme l’air "bien vieux, bien faible et bien charmant" de l’Ariette V ou comme "le contour subtil des voix anciennes" de l’Ariette II, des souvenirs de chant, de romance. Cependant, il y a entre eux et l’ariette de Favart, citée en épigraphe, une différence : l’oubli leur est, en quelque sorte, consubstantiel. Les "ariettes" n’existent pas autrement que menacées par l’absence. Même ressuscitées, elles sont oubliées :

" … comme si leur musique remontait au présent à travers les brumes de la mémoire, et s’offrait au poète dans un éloignement qui leur confère une essentielle qualité d’absence. A la fois présentes et passées, oubliées ou remémorées, ces " ariettes " semblent ainsi devoir échapper à toute tentative d’identification trop précise. " [Daniel BERGEZ, page 411].

Elles n’auront donc pas de nom, de titre propre. Mais le trait commun avec Romance(s) sans paroles, ce qui rapproche véritablement sans paroles d'oubliées, c'est peut-être en songeant à Vendanges qu'on peut le découvrir :

Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente…
Ecoutez ! c’est notre sang qui pleure
Alors que notre âme est enfuie
D’une voix jusqu’alors inouïe
Et qui va se taire tout à l’heure.

Comment l'oubli s'inscrit-il dans le poème, comment la chanson devient-elle "air" dont les paroles s'effacent ? A défaut d'ivresse, l'extase de l’Ariette I illustre le fonctionnement de cette mémoire défaillante en imposant la prise en compte d'une temporalité complexe.

Explication de l’Ariette I.

Le "paysage à l'oiseau" que nous avons découvert dans Le Rossignol, puis dans l'Ariette IX, se retrouve donc aussi dans l'Ariette I. Et dans aucune autre aussi distinctement. C'est, dans les deux cas, un paysage complexe : arbre, oiseau et eau, et c'est un paysage parcouru ou organisé selon une certaine logique "figurale" : ici l'extase, là le miroir. Par ailleurs, ce paysage est solidaire du "je" et de l'amour en vertu d'une relation qu'on ne peut résumer à la métaphore ou au symbole.

Poème de l’après-amour comme la Bonne Chanson l’était de l’avant-mariage, l’Ariette I fait se succéder trois "phases" que nous retrouverons souvent, au complet ou non, dans les Ariettes oubliées.

Le glissement : on peut ainsi schématiser les changements de thèmes, sur quatre niveaux :

EROTIQUE

NATURE

cénesthésique visuel sonore (sourd)
  arbres oiseaux herbe cailloux
  AIR   EAU

Et l’on pourrait encore ajouter le haut et le bas. Mais ce qui importe plus que les découpages et substitutions, c’est que cette labilité des thèmes est inséparable de la labilité de chacun. Le sonore est opérateur de glissement, avons-nous dit, dans la mesure où il est rupture avec le corps (les petites voix sont celles d’oiseaux absents et elles sont séparées de l’arbre tout comme l’air de l’Ariette V est coupé du piano) mais l’extase fait de même un glissement du "nous" vers le paysage et l’on peut ainsi remonter jusqu'à la romance sans paroles comme exténuation de l’amour et de la chanson dans l’air — mais plutôt comme effacement de tout sujet (thème). L'essentiel étant cependant la modification continue de la situation : le sujet (je, nous) est altéré par chaque substitution, qui devient son aventure, mais dans la méconnaissance. Le moi ignore en effet qu'il se transforme et c'est proprement l'oubli auquel fait allusion le titre de la section.

Le passage au négatif : il est ici suggéré par la prosodie — les inversions mais surtout la construction de sourd et de cailloux comme mots-valeurs où se résume la mort du bruit et de l'"animation", en liaison les /iR/ de dirais-expire. Le retour de la parole est ainsi solidaire de la mort, de la noyade de l'air. Le couple revient comme âme en peine.

La réversibilité : le glissement est si aveugle, donc, que la traversée de la mort ne l’empêche pas de se poursuivre. Comme dans l’Ariette III, le "moi", le "nous" réapparaît : simplement il est pris avec la plainte (l’antienne) dans un battement dont il ne pourra sortir. Cette escarpolette, préparée par les transitions C’est – Cela ressemble – Tu dirais – dis, est une réinscription dans l’extase d’une parole qui a partie liée avec le duel : la seule conciliation possible du "deux" et du glissement, la contradiction étant pour le reste insoluble, est ce tourniquet.

On a pu donner l’impression de nier le principe d’équivalence (ou de projection de l’axe des similitudes sur l’axe de la succession). L’anaphore en C’EST suggère, c’est vrai, un effort toujours repris pour définir un ressenti et inviterait donc à superposer tous ces vers ou distiques quasi parallèles. Mais, outre que le thème se modifie par concaténation, en vertu du glissement qui tire vers le bas par une sorte d’entropie sensible dès les deux premiers vers, cette anaphore elle-même se dégrade (Cela ressemble, Tu dirais). Dès lors, on ne peut faire abstraction de l’ordre des éléments dans le poème, de la temporalité de celui-ci. Et si la dernière strophe a un caractère réflexif marqué, suggérant un retour en arrière et une récapitulation, elle n’en porte pas moins la trace de ce qui a précédé (l’âme est en peine). On pourrait bien sûr soutenir que le moi n’a rien perçu des ruptures intervenues mais cette méconnaissance, loin de renvoyer le glissement au néant, d’enfermer les équivalences des sixains précédents dans un bloc métaphorique qui aurait sa propre logique, n’est qu’un aspect du fonctionnement global du poème : la condition de l’ambiguïté. Elle est partie de la même balançoire, du même battement infini et les parallélismes sont à la fois similitudes et différences, métaphores et succession. Le dialogue n’est que l’inscription du doute dans la tentative de définition, il est ce qu’on trouve au bout de la semblance — et cela implique certainement qu’on ne peut jamais se perdre totalement, que la dépersonnalisation ne mène pas à l’impersonnel, mais au battement du personnel et de l’impersonnel, de l’âme et du paysage. L’impressionnisme labile s’achève ainsi en symbolisme de la réversibilité. Dualité d’un bout à l’autre : tout élément est aussi son envers.

Chemin faisant, nous aurons rencontré trois temps distincts : celui, immobile, des parallélismes (du paysage métaphore de l'amour, par exemple) ; celui, instable, des substitutions, de la modification sans mémoire — le glissement ; celui, enfin, de la simultanéité des contradictions.

Page d'accueil

 

NOTES

(1) Respectivement dans "Critique des Poèmes saturniens" (1890) et dans deux conférences de 1893 ; Oeuvres en prose complètes, Pléiade, 1972, pages 721, 901 et 905.

(2) Pour nous, la signifiance n'est pas production de sens par un signifiant autonome, mais avant tout une organisation qui neutralise l'opposition signifiant/signifié (cf. Henri MESCHONNIC, Le signe et le poème, "Le Chemin", Gallimard, 1975, page 512) en prenant le sens obvie tout entier. Notre référence ultime étant le rythme tel que le définit Meschonnic dans Critique du rythme (Verdier, 1982, pages 216-7) : "Je définis le rythme dans le langage comme l'organisation de marques par lesquelles les signifiants (...) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j'appelle la signifiance : c'est-à-dire les valeurs, propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les "niveaux" du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent précisément la notion de niveau. (...) Organisant ensemble la signifiance et la signification du discours, le rythme est l'organisation même du sens dans le discours. Et le sens étant l'activité du sujet de l'énonciation, le rythme est l'organisation du sujet comme discours dans et par son discours."

(3) "Lorsque le contenu intrinsèque de l'énoncé se trouve inadapté à ses conditions situationnelles d'utilisation, ou contredit par ce qu'implique son énonciation (..."je ne sais pas écrire" énoncé par écrit...), on parle alors de contradiction ou de paradoxe pragmatique", écrit Catherine Kerbrat-Orecchioni (in L'énonciation, De la subjectivité dans le langage, A. Colin, 1980, page 187).

(4) Emilie Noulet, dans son chapitre consacré à Verlaine (Le ton poétique, Corti, 1971, pages 9-55), définit le tour comme "le coulant de la parole", "une seule ligne brisée (qui) a ses méandres, ses détours, ses coudes, ses élargissements, (qui) se rétrécit quelquefois (mais) ne se reprend pas". Au risque d'abuser, on emploiera le terme à propos des strophes-phrases de Verlaine : or il s'agit ici d'un poème-phrase.

Christian Hervé, Relecture de Romances sans paroles, 2000