LES OPERATEURS DU GLISSEMENT

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S'il y a glissement, ce n'est pas parce que Verlaine éprouverait une prédilection pour le motif de l'arbre au bord de l'eau ou pour les rivières et les trains, en quoi se condenserait la labilité du monde. Obéissant à une temporalité propre, un poème n'est pas un regard qui se promène selon une certaine trajectoire, selon un ordre comme imposés de l'extérieur. C'est d'abord un discours, un procès d'énonciation, qui construit des situations. Or celles-ci, dans le recueil, ne cessent de se transformer : ce que nous appellerons proprement le glissement. Dans un premier temps, nous allons examiner comment opèrent un certain nombre d'"indices", avant d'essayer d'évaluer ce mode spécifique d'énonciation comme forme-sens de l'œuvre.

a. les pronoms personnels
b. les déterminants
c. les temps

a. Les pronoms personnels

Voir le chapitre sur les pronoms indéfinis

On pourrait aborder l'organisation des formes personnelles à partir de ce qu'en laissent appréhender les poèmes-clausules des trois sections :
— l'Ariette IX ne met en scène qu'un TU pris dans le miroir, reflet détaché de la première personne ;
Malines promeut un véritable indéfini : ce ON qui "cause bas" et "aime" la nature peut recouvrir aussi bien un NOUS qu'un ILS ou un VOUS ;
Beams, en même temps qu'il établit une troisième personne stricto sensu dans la distance d'un récit, est la seule de ces trois pièces finales à poser une relation entre personnes : entre ce ELLE et un NOUS passablement mystérieux et indifférencié.

Ce qui frappe à s'en tenir là, c'est l'élimination du JE. Daniel Bergez [page 414] aurait-il raison, et ce bien au-delà des Ariettes qui l'occupent seules, quand il écrit que "le moi est réticent à s'affirmer en se nommant" ?

Nous ne pouvons cependant approuver l'essentiel de son propos, selon lequel :

"le moi des Ariettes oubliées ne se définit pas comme un centre organisateur et structurant, une instance de décision et de projection, mais comme un simple lieu de rencontre et d'émergence de sensations et de sentiments divers : un écran neutre, sur lequel la vie psychique apparaît et s'offre sur le mode du "il y a" (...) [Verbes d'état, tournures impersonnelles, infinitifs et interrogations], toutes ces expressions, qui pour la plupart introduisent des sensations ou sentiments, ont pour fonction de seulement les énoncer, sans les rapporter aucunement à un "je" qui en serait le sujet. Le moi apparaît ainsi comme simple spectateur des déterminations psychologiques dont il devrait être le principe (...) Si Rimbaud se dépouille volontairement de son moi pour mieux se découvrir "autre" et se multiplier en s'arrachant à lui-même, Verlaine en sens inverse rend compte d'un moi dépouillé déjà, et comme par avance étranger à lui-même." [p.416-417]

Outre que le IL Y A n'est nullement le mode de la sensibilité verlainienne (1) et que l'impersonnel n'exclut pas le JE, mais plutôt s'y confronte, il est abusif de réduire la présence du sujet à celle du pronom de la première personne — tout le reste étant dissolution dans l'impersonnalité, "indistinction", "indifférenciation" entre le moi et le monde, ou, à l'inverse, objectivation [page 414]. Ce qui importe au contraire dans la première section, c'est que le JE continue sourdement d'insister derrière "C'est l'extase", "ô mourir", "ce cœur" ou "te mira blême toi-même", qu'il ne disparaît pas face à l'impersonnel dans "Il pleure dans mon cœur". Le glissement n'est pas une rupture, un oubli pur et simple de la première personne, mais plutôt un palimpseste, une rature ; non spectacle sur l'écran, images se succédant sans contrôle (2), mais mise en scène de la menace, dépouillement en acte ; non énoncé impersonnel ("seulement les énoncer, sans les rapporter à un "je""), mais énonciation exhibant la dépersonnalisation dans la mesure même où elle la produit.

De façon plus générale, il faut se garder de confondre :
1/ les différents gommages et démembrements auxquels le JE du texte est soumis, les avatars d'un moi qui, dans cet effacement, se découvre complexe et souvent contradictoire ;
2/ les "altérations" que ce "moi" peut subir, qu'il s'aliène dans le TU ("te mira blême toi-même", "Bons juifs-errants !"), qu'il se "redouble" dans le NOUS au lieu de se dédoubler, ou qu'il se fonde dans le ON ;
3/ la régie des pronoms, le système des marques personnelles — énonciateur, auteur ou œuvre, si l'on veut ;
4/ enfin, l'homme Verlaine, le "biographème" que nous préférerons personnellement continuer d'ignorer, persuadé que l'analyse des poèmes va, sinon plus vite et plus loin, du moins plus sûrement que toutes les reconstitutions lacunaires d'une existence confrontée de-ci, de-là à ses traces écrites.

Le JE qui apparaît comme tel dans les Ariettes (on y comprend le NOUS) est indubitablement malmené, mais jamais tout à fait annihilé. Comme l'ont montré nos explications suivies (et celle de Il pleure dans mon cœur le confirmera encore au chapitre suivant), tout au plus peut-il se réduire à son extase, à son désir de mourir, mais les phrases finales complexes des Ariettes I, III, IV et VII révèlent toujours ce que la dernière appelle "ce piège D'être présents bien qu'exilés" — et même ne se soutiennent que de la survie, malgré tout, du JE.

Les Ariettes seules glissent de la première personne, divisée, à la non-personne. Mais pas toutes. C'est le cas des deux que nous avons analysées tout au long :

Cette âme qui se lamente (...)
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne... ? (Ariette I)

Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu'une espèce d'œil double... (Ariette II)

Ce clivage prépare la tension finale ("se lamente en"/ "s'exhale par" ; "ô mourir... !" qui, par l'exclamation, revient à identifier le JE à son désir de mort, donc à en affirmer la rémanence au moment même où il paraît s'effacer totalement). Après l'Ariette III qui superpose in fine, dans la peine redoublée, sentiment du moi et conscience (ou ignorance) impersonnelle de soi, la IV, sur fond de "NOUS double" comme il y a dans la II un "œil double" ("Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles Eprises de rien et de tout étonnées"), soutient un paradoxe qui s'appuie sur l'impératif SOYONS. S'ils ont encore à voir avec le duel, la béance des temps dans l'Ariette V et les couples boiteux de la VI n'entrent sans doute pas dans un rapport si évident avec ce dédoublement de la première personne, mais celui-ci se reproduit dans l'Ariette VII, lorsque le JE ("Je ne me suis pas consolé") se divise en deux hypostases qui lui volent littéralement la parole pour dialoguer :

Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme :..............................
Mon âme dit à mon cœur : Sais-je
Moi-même que nous veut...............

"D'être présents bien qu'exilés" efface enfin le JE (avec l'aide d'ÊTRE) tout en nouant la contradiction.

La dépersonnalisation (plutôt que l'impersonnalisation) révèle donc dans le même mouvement l'impossibilité de l'exil et celle de l'unité du moi (ou du couple). Toujours quelque présence vient affirmer la sourde persistance de l'âme en peine "par" le paysage, en vertu d'une dualité, d'un conflit insurmontables.

Comment le TU de l'Ariette IX en surgit-il ? On a l'impression que ce dernier poème vise à retourner la nature contre elle-même en la dédoublant à son tour. L'Ariette VIII avait déjà commencé, en clivant le monde entre ciel et plaine, mais c'étaient des plans jumeaux par la privation de lumière (3), et qui laissaient subsister entre eux un troisième espace, espace de déréliction, sans doute, et d'où pouvait s'élever déjà une parole à la deuxième personne : "Quoi donc vous arrive ?" Cependant, l'alternance des strophes entrecroisant ces plans suggérait que l'escarpolette continuait plus ou moins. L'Ariette IX a ceci de particulier qu'elle réalise un paysage exactement en partie double mais comme tel condamné : elle installe un miroir auquel la nature se prend — et dans lequel TU t'absorbes. L'eau létale a la force de capter le haut, de boire le moi, grâce à la fausse symétrie haut-bas qui brise le balancement : un pôle l'emporte sur l'autre. Le TU est ainsi à concevoir comme un au-delà du dédoublement, comme une aliénation, un "étrangement" par entrée dans le miroir (4).

La contradiction ne disparaît pas pour autant : elle est sensible dans le contraste entre l'adresse au "voyageur" et l'immobilisation propre au genre paysage, mais surtout, dans la dernière proposition, entre "dans les hautes feuillées" et "noyées" — les tourterelles sont à la fois dans l'arbre et dans l'eau. Il semble même que ce soit l'intrusion du TU qui la détermine : la première strophe opposait simplement le haut et le bas, le reflet et les ramures réelles. Mais l'illusion suppose un regard... L'on trouve donc ici au moins un élément qui tendrait à prouver que le paysage (l'objet) n'est pas le principal acteur des Ariettes, que c'est le sujet de l'énonciation tel que le manifestent les intensifs ("Combien... Et que tristes pleuraient...") et le discours à la deuxième personne, qui suscite la tension.

Ce TU vient de loin : de l'âme duelle de l'Ariette I ("La mienne, DIS, ET LA TIENNE"), qui émergeait elle-même d'une espèce d'indéfini ("Tu dirais"). Mais, au cours de la section, cette deuxième personne s'est peu à peu déprise de l'Autre, ne renvoyant plus qu'à l'amativité ("Cher amour qui t'épeures") dans l'Ariette II, puis, dans la V, à l'air jadis joué par Elle ("Un air... épeuré quasiment" qu'on interroge : "Qu'as-tu voulu ?"). Viennent ensuite les rebuffades adressées au "Petit poète" de l'Ariette VI, puis l'apostrophe aux animaux impossibles à apparier de la VIII ("Corneille poussive Et vous, les loups maigres"). Le voyageur aliéné est au terme de ce parcours, qui s'apparente déjà fort à une régression érotique mais surtout qui laisse le sujet seul puisque sa "re-personnalisation" occupe la place qui pourrait revenir à un partenaire amoureux.

· A cette transposition du JE, les Paysages belges vont en substituer une autre : le ON occupera dans Malines la position du "voyageur", encore tenue dans Walcourt (sur le mode de l'apostrophe, très proche du TU) par "Bons juifs-errants". Nous ne reviendrons par sur le rôle joué par l'indéfini dans cette section, mais il nous faut considérer d'un peu plus près cette nouvelle série de deuxièmes personnes et la logique qui la sous-tend.

Les Paysages belges prennent le relais des deux paysages finals des Ariettes en ce sens que les poèmes-cadre au moins, les poèmes en /al/ (Walcourt, Charleroi, Malines), reposent sur la relation entre trois termes présents dans l'Ariette VIII : l'animation du paysage, ON et TU (ou l'apostrophe). Des deux personnes, seule en effet la seconde y est autorisée : d'abord (Walcourt) sous l'espèce de la simple apostrophe ("Quelles aubaines/ Bons juifs-errants !") que Charleroi fortifie d'un VOUS : "Sites brutaux ! Oh ! votre haleine". Dans Chevaux de bois et Malines, "Tournez, tournez, bons chevaux de bois" (17 variantes !) et "Dormez, les vaches ! Reposez,/ Doux taureaux...", adresses aux animaux qui, renouant avec celles de Dans l'interminable... comme l'apostrophe aux juifs-errants rappelait le "ô voyageur" de l'Ariette IX, assurent une continuité de la déréliction, mais le choix du mode impératif indique peut-être une prise plus assurée sur les êtres, comme ce sera le cas dans Green. Et surtout les occupants de la place changent, ce qui n'est pas sans importance pour la position du sujet. "Bons juifs-errants", comme "ô voyageur", soumet le(s) "personnage(s)" au vouloir du paysage, mais à une captation se substitue une expulsion ; en revanche, "Sites brutaux !" est un adieu au paysage : la même situation à peu près, mais considérée d'un point de vue inverse. A l'autre bout de la section mais, cette fois, en opposition aux loups et à la corneille de l'Ariette VIII en qui on pouvait encore (déjà) voir des "doubles" du JE, ce sont les chevaux de bois, puis les bovins de Malines qui se laissent abandonner au bord de la route, et cela sur la foi d'injonctions qui les désignent comme tout à fait distincts des amants-voyageurs —comme si ces animaux n'étaient reconvoqués que pour être le tiers terme signifiant négativement l'accord entre voyageurs et paysage : figures du TU qu'on dépasse, témoins repoussoirs du glissé, boucs émissaires. Si la deuxième personne tend, comme nous l'avons soupçonné, à conférer un statut de victime, le parcours : corneille et loups Þ voyageur Þ / juifs-errants Þ sites Þ chevaux de bois Þ vaches et taureaux, fait passer le voyage du bon côté... et libère la place (la position du sujet) pour le ON.

·Cependant, deux poèmes, au centre de la section, échappent à ce schéma : les Simples fresques tiennent, l'une des Ariettes par sa façon de gommer le JE, l'autre des Aquarelles peut-être, dans la mesure où elle suscite déjà un NOUS à partir d'un ON.

Dans Simples fresques I, on assiste en effet à un double glissement au minimum : d'une part, de "toute chose" à "quelque oiseau", puis à "toutes mes langueurs" (cf. supra) ; d'autre part, par parallélisme de construction, de :

La fuite est verdâtre et rose
Des collines et des rampes... (strophe I)
à :
 
 
L'or, sur les humbles abîmes,
Tout doucement s'ensanglante
Des petits arbres sans cimes... (strophe II),
puis à :
 
 
Triste à peine tant s'effacent
Ces apparences d'automne,
Toutes mes langueurs rêvassent... (strophe III)

L'antéposition de l'épithète ne constitue certes pas une disjonction comme en produisait, dans les premiers quatrains, le fait d'éloigner le complément déterminatif du nom, mais la rupture de construction, l'anacoluthe qui résulte de la substitution de "Toutes mes langueurs" au JE attendu, réintroduit une distance similaire dans l'instant. Le JE sous-entendu est aussi loin de ses LANGUEURS, de son état d'âme, que la "fuite" ou "l'or" l'étaient des "collines" ou des "arbres" : l'impression avant l'objet, l'effacement même, ou le fané. Le glissement de l'inanimé à l'humain est alors contrebalancé par cette esquive. Seule différence par rapport aux Ariettes : l'absence de tension, voire l'harmonie entre personnel et impersonnel. Le bercement est "monotone". Le paysage ayant maintenant capacité de s'effacer, on peut aller jusqu'à l'évanescence-rêvasserie sans pour autant retomber dans la contradiction (5).

Simples fresques II réalise aussi une opération blanche : si "notre amour" (et non NOUS) est produit par l'addition de TU et de JE, le glissement de "ces arbres-ci" à "là", du souhait au regret, du proche au lointain (cf. chapitre IV) annule le gain. Dans les deux poèmes, une première personne se constitue bien, mais à mesure s'accusent, ici un effacement, là une distance infranchissable qui empêchent le JE de coïncider avec lui-même (la tristesse-présence de l'Ariette VII se maintient ici, combien ténue ! mais seule) et le NOUS d'épouser son regard. Cela suffit à justifier la place de ces poèmes au milieu des autres Paysages belges.

·Une fois que le glissement parti du JE a ainsi dépassé le TU de l'aliénation pour aboutir au ON d'une dépersonnalisation réussie, Birds amorce autre chose par un retour à l'histoire personnelle : un jeu d'oppositions entre VOUS et JE, qui informera les premières Aquarelles et qui semble, pour l'instant, échapper à la modification en tant que telle. Cependant, nous avons découvert, en étudiant le lexique, une double substitution : de NOUS à JE et de ELLE à VOUS, substitution qui, achevée seulement dans Beams, y fait triompher la confiance, au plus loin des déchirements associés à l'emploi de la première paire de pronoms.

Même si nous n'y découvrons pas les mêmes glissements que dans les Ariettes (nous reviendrons bientôt sur ce point), on peut supposer que, dans le cadre de la régression, les Aquarelles sont au moins partiellement surdéterminées par ce qui s'est passé dans les autres sections. Ainsi le VOUS qui n'avait jusqu'ici jamais renvoyé à l'autre du couple, subit en définitive le même sort que le TU de l'Ariette I, mais sans qu'il y ait changement de référence entre Birds et Child Wife : la modification, d'un poème au suivant, est seulement celle de la relation amoureuse et ELLE prend la place de la deuxième personne quand l'absence l'emporte : dans Streets ("Depuis qu'elle est morte à mon cœur"), dans A poor young shepherd (la peur du baiser tient à distance de Kate). Mais dans ces deux occurrences, c'est encore un JE qui parle, "pauvre amant" ou "poor young shepherd". L'insistance sur cet adjectif établit une continuité avec Birds et "je suis le Pauvre Navire" : là non plus, pas de modification hormis celle, première, qui permet de dire : "j'ai l'extase rouge" là où l'Ariette I ne pouvait qu'énoncer : "C'est l'extase..." La subversion se décide ailleurs, vraisemblablement là où se rompt la solidarité du couple. Nous nous bornerons à quelques remarques relatives à NOUS et d'abord, plus brièvement, à ELLE.

Une véritable troisième personne au sens où nous l'avons définie (et avec une majuscule certaine) apparaissait déjà dans l'Ariette V, à la fin de la première strophe, pour énoncer une disparition : "Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle." Le retour du pronom dans Streets coïncide avec le moment où la femme dominatrice est réduite à un souvenir. Dans A poor young shepherd, ELLE est seulement l'anaphore de Kate, mais ces formes sont si rares dans les Romances qu'on peut intégrer celle-ci à la série finale, et surtout, le prénom même semble participer d'une fiction qui annonce le récit merveilleux du dernier poème [Jean-Marie Gleize, page 64, parle ici de "fiction fictive", de "figure imaginaire, in-consistante"]. Enfin vient la dame impérieuse et rassurante de Beams — et la position du pronom ELLE, chaque fois à l'initiale de vers, n'interdit pas de supposer un rétablissement de la majuscule. Cette figure jaillit de l'absence et son statut de troisième personne dans un récit au passé ne peut le faire oublier, à supposer même que sa puissance ne soit pas assise sur le refus de toute référence.

L'unité de glissement du NOUS est-elle également constituée par l'ensemble du recueil, pris dans ses deux versants ? Le pronom ou le possessif correspondant apparaissent dans huit poèmes : quatre fois (Ariettes I et VII, Simples fresques II et Birds –vers 64 et 67) comme la cumulation de JE et de TU ou de JE et de VOUS, et une seule fois pour désigner un couple non dissocié : dans l'Ariette IV. Restent trois emplois, limités aux Aquarelles, et qu'on ne peut interpréter avec certitude :

Dansons la gigue ! (refrain de Streets I)

Vos yeux...
Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur,
Qui nous fait mal à voir. (Child Wife)

Elle voulut aller sur les flots...
Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie... (Beams)

Dans les trois cas, si le NOUS ne peut représenter la sommation JE + VOUS ni JE + ELLE, on peut tantôt penser au couple homosexuel de l'Ariette IV ou de Simples fresques II, tantôt à une société indéterminée à laquelle le JE s'agrégerait. La comparaison des trois passages qui, dans Child Wife, réfèrent diversement à la position du sujet, irait à notre sens plutôt en faveur de la première interprétation, sans toutefois nous permettre de trancher absolument, en raison du brouillage à l'œuvre dans la dernière strophe. Mais le "tous" que nous avons souligné dans Beams exclut que le NOUS se limite à un couple... même s'il peut inclure celui-ci. La première personne serait là aussi collective que le ON de Malines. L'attitude la plus raisonnable consiste sans doute à isoler le cas de Child Wife (où l'opposition se fait à VOUS) et à conclure en faveur de l'indécidable ou, au plus, du "douteux", en notant que l'absence de référence, qui rapproche ailleurs le NOUS du ELLE, peut être lue comme un "dépassement" du NOUS de l'Ariette IV comme de l'indéfini des Paysages belges.

Cette suspension du jugement ne change rien à l'essentiel : les Romances sans paroles sont consacrées pour une bonne part, non à masquer la vacuité du moi par un discours musical, mais à proposer plusieurs variations sur la manière d'en occuper la position. "Mon âme et "mon cœur", TU, ON, NOUS sont des suppositions du JE. Non pas : "Je est un autre", mais : Je n'a pas d'identité, il est glissement — tout au plus une forme parmi d'autres du sujet d'énonciation. A cet égard, l'incipit absolu est révélateur : "C'est l'extase", véritable coup de force, identifiait le contenu de conscience au mouvement même qui portait hors de la conscience, suggérait le sujet à travers l'impersonnel, ouvrant ainsi la voie à toutes les "repersonnifications".

 

b. Les déterminants

Les articles définis l'emportent largement sur les indéfinis, nous l'avons dit, mais leur importance ne tient pas à leur fréquence : bien plutôt au rôle qu'ils peuvent jouer dans le glissement. Assez souvent présents dès l'amorce du poème :

C'est l'extase langoureuse... (Ariette I)
Le piano que baise... (Ariette V)
C'est le chien de Jean de Nivelle / Qui mord sous l'œil même du guet (Ariette VI)
Dans l'interminable / Ennui de la plaine / La neige... (Ariette VIII)
L'ombre des arbres dans la rivière embrumée... (Ariette IX)
Dans l'herbe noire / Les Kobolds vont... (Charleroi)
La fuite est verdâtre et rose... (Simples fresques I)
L'allée est sans fin... (Simples fresques II)
Vers les prés le vent cherche noise... (Malines)
Les roses étaient toutes rouges...(Spleen)
O la rivière dans la rue... (Streets II),

ils ne renvoient pas à un contexte extra-linguistique, à une situation vécue qui justifierait, par exemple, certaines tentatives d'identification (telle rivière des Ardennes, tel canal de Londres). Hormis pour l'Ariette VI, nous ne pouvons supposer une "particularisation antérieure" ni quoi que ce soit de "l'ordre du notoire" [G. Moignet, Systématique de la langue française, Klincksieck, 1981, page 133], non plus qu'une généralisation. En revanche, cette pseudo-référence produit un effet de présence, donne "l'impression que l'objet est effectivement là" [O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Herman, 1972, page 245] et surtout qu'il mobilise toute l'attention de l'énonciateur. Ainsi, dans "C'est l'extase... C'est la fatigue... C'est tous les frissons... C'est (...) le choeur des petites voix Ô le frêle et frais murmure..." (Ariette I), l'article défini introduit chaque fois un élément qui, en rapport avec C'EST ou Ô, emplit tout le champ de la conscience. Une fois épuisé chacun de ces objets, il ne reste plus qu'à passer au suivant. Il en va de même dans l'Ariette VIII, où à "la" neige succède "le" ciel : deux présences impérieuses, si impérieuses qu'elles s'excluent mutuellement. D'où un chassé-croisé qui conforte l'impression de cloisonnement entre le haut et le bas.

Toute nouvelle évocation sur le mode défini entre en effet en concurrence avec la précédente. Prenons par exemple Simples fresques I : notant le changement des couleurs, nous ne pouvons comprendre "L'or (...) Tout doucement s'ensanglante" (strophe II), venant après "La fuite est verdâtre et rose", que comme une espèce de recommencement. Le monde s'est modifié. Cet effet de "diapositives" ne tient pas à une rupture dans la chaîne référentielle : même dans Simples fresques II, où les choses nous sont présentées selon une logique métonymique :

L'allée est sans fin
Sous le ciel....

Des messieurs bien mis
.............................
Vont vers le château...

Le château, tout blanc
Avec, à son flanc
Le soleil couché...,

l''enchaînement motivé "en réalité" n'empêche pas une impression de discontinuité. Bien au contraire, il rend plus sensible le saut d'une "vue" à l'autre.

Un effet similaire est produit, dans Charleroi, par une simple substitution du pluriel au singulier :

Un buisson gifle
L'œil au passant (strophe II)

Des gares tonnent,
Les yeux s'étonnent (strophe IV)

Nous passons d'un point de vue extérieur, celui d'un narrateur "objectif" décrivant de façon détachée la marche difficile d'un personnage, à un point de vue déjà personnel : "les yeux", sans complément, ce sont sans doute ceux de l'énonciateur, entré dans le paysage. La transformation, dans les mêmes strophes, de "QUOI donc se sent ?" en "ON sent donc quoi ?" confirme cette interprétation. Autre modification, connexe : le quatrième quatrain se comprend mieux si l'on place le ou les "personnage(s)" dans un train, alors que tout jusqu'ici indiquait plutôt un voyage à pied (6). La discontinuité dans l'énonciation commande la reconstitution qu'on peut faire de la fable sous-jacente, obligeant à supposer le mouvement.

Autre déterminant qui favorise le glissement : l'adjectif démonstratif. Mais, contrairement à l'article défini, il n'ouvre jamais le poème (7) et même n'apparaît souvent que dans la dernière strophe (Ariettes I, II, V, VIII, IX, Simples fresques I) ; quant à sa valeur de déictique, indéniable en général (8), elle est seconde par rapport à l'anaphore et dérivée de celle de l'article défini. CE reprend, résume. Ainsi, dans Malines, "CE Sahara de prairies" prend la succession de "Vers LES prés clairs, LES prés sans fin". Même dans Simples fresques II où les adverbes "-ci" et "là" renforcent l'aspect de monstration, il y a renvoi à ce qui précède :

L'allée est sans fin
Sous le ciel...
Sais-tu qu'on serait
Bien sous le secret
De ces arbres-ci ?

Des messieurs bien mis
(................................)
Vont vers le château :
J'estimerais beau
D'être ces vieillards.

Le château, tout blanc
Avec, à son flanc
Le soleil couché,
Les champs à l'entour :
Oh ! que notre amour
N'est-il niché !

Il est clair que "ces vieillards" rappelle "Des messieurs...", et donc probable que "ces arbres-ci" étaient compris dans le sens de "l'allée". La structure de ces trois strophes illustre par ailleurs excellemment l'effet de l'alliance entre anaphorique et déictique : c'est proprement de démonstratif "de distance" repéré par Leo Spitzer ["L'effet de sourdine", in Etudes de style, Gallimard, 1970, page 215] chez Racine : "désigner (...) des objets déjà présents, [c'est] une façon de les éloigner". Ici, c'est un moyen, par l'échelonnement "CES arbres-CI" — "CES vieillards" (neutre) — "LÀ", de marquer l'éloignement grandissant, de construire le regard comme force de décalage. Voyons ce qu'il en est ailleurs.

L'emploi du démonstratif signale le moment d'une réflexion ; il vise à élaborer un sens pour soi ou, tout au moins, marque qu'un sens est cherché à travers un retour sur ce qui précède (à peu près ce que J. Beauverd nomme le "parcours de concentration"). Ce pourrait être une conclusion : ainsi "CETTE escarpolette" (Ariette II) participe d'une synthèse prosodique qui coïncide avec le terme de la régression ; "CES apparences d'automne" résume les deux premiers quatrains de Simples fresques I ; "CE paysage blême" condense le premier quatrain de l'Ariette IX... Cependant, dans la première section, le démonstratif sert plus souvent de support à des interrogations : dans l'Ariette III, "Quelle est CETTE langueur...?" réélabore aussitôt sous forme de question le constat initial, "Il pleure dans mon coeur". Le second sixain de la V débute sur "Qu'est-ce que c'est que CE berceau soudain ?", amorçant une vaine tentative en vue de percer la signification de l'air. Il en est à peu près de même dans les Ariettes I et VII :

Cette âme qui se lamente (...)
C'est la nôtre, n'est-ce pas ?...

Est-il possible, –le fût-il,–
Ce fier exil, ce triste exil ?...
............................Sais-je
Moi-même que nous veut ce piège (..) ?

La reformulation va de pair avec un éloignement. Ainsi, dans les Ariettes V et IX, "CE berceau" et "CE paysage" accompagnent ou précèdent immédiatement l'installation du TU et du passé. Nous avons aussi dit quelle charge de désaveu pouvait porter la substitution de "CE coeur" à "UN coeur", de "CETTE femme" à "UNE femme" (Ar. III et VII). A ce stade également interviennent les pronominaux "d'autonomie", dont beaucoup énoncent une disparition :

CETTE âme qui SE lamente
En CETTE plainte dormante,
C'est la nôtre...
Dont S'exhale l'humble antienne
Par CE tiède soir, tout bas ?

O mourir de CETTE mort seulette
Que S'en vont...

Il pleure sans raison
Dans CE cœur qui S'écœure

Triste à peine tant S'effacent
CES apparences d'automne...

La prosodie des /s/ joue là un rôle tout à fait important. Dans le dernier exemple, CES, souligné par le contre-accent prosodique, semble même naître de "s'effacent" : "...tant s'effacent / Ces..."

La distance ainsi prise excède donc bien souvent celle qui serait strictement nécessaire à une récapitulation ou à une interprétation, après épuisement de la description. Ramassant celle-ci dans la dernière strophe pour faire une synthèse du paysage à la manière du "là" qui résume {château + soleil + champs} dans Simples fresques II, le démonstratif consacre souvent du même coup la disparition du détail, du concret : "ce paysage blême" (Ariette IX), "cette nature" (Malines), ou réduit tout à l'air : "par ce tiède soir" (Ariette I), "par ces bises aigres" (Ariette VIII), "ces apparences d'automne" (Simples fresques I).

Dans les Ariettes d'autre part, ce paradigme "atmosphérique" s'associe si fréquemment à un autre, fait de tous les ballottements ou bercements de mort ou d'après-mort que l'on pourrait presque parler de métaphore syntaxique, par le démonstratif : "CETTE escarpolette", "CE berceau soudain", "CE piège/ D'être présents bien qu'exilés", "CE cirque bête". L'air est un berceau... De plus, l'anaphorique a parfois lui-même partie liée avec ce balancement, par les dédoublements auxquels il lui arrive d'être soumis. Par exemple, dans le dernier quatrain de l'Ariette II, "Ô mourir de CETTE mort seulette" représente une tentative pour mettre un point final mais, de la relative qui détermine "mort" ("Que s'en vont.../ Balançant jeunes et vieilles heures") sort "escarpolette" qui éternise le mouvement au lieu de l'arrêter... et qu'accompagne un nouveau démonstratif. A la fin du poème précédent, "CETTE âme qui se lamente", "CETTE plainte dormante", "CE tiède soir" sont en concurrence : les deux premiers, associés, dédoublent le paysage-extase, annonçant l'âme double des vers suivants ; et surtout "se lamente/ En cette plainte" et "s'exhale.../ Par ce tiède soir", syntaxiquement parallèles, se répondent comme infusion et effusion. "Cette âme..., C'est la nôtre", mais l'espace qui lui est laissé n'est que la tension entre ces deux mouvements contraires. Le décalage entre ces anaphores qui se succèdent sans se recouvrir donne donc à l'ariette de mort une nouvelle impulsion, relance l'escarpolette (9). Mais même quand un démonstratif unique isole un élément important, le ballottement qui emporte le poème n'est pas pour autant enrayé. Ainsi "ce berceau" ne parvient pas à immobiliser l'air "bien vieux, bien faible" : l'interrogation continue dans le vide qui sépare le vouloir de la mort, qui pousse l'air vers l'air. Même sort pour les "apparences" de Simples fresques.

On retrouve là — et ce ne peut être une surprise — la dérive et le dédoublement associés à C'EST. Quand on attend qu'ils condensent, les démonstratifs se multiplient : dans Simples fresques II, dans l'Ariette III (où il y a exacerbation : "cette langueur", "ce deuil", "c'est bien la pire peine"), dans Malines, la réécriture déplace et, presque partout, CE perpétue ainsi, à travers ce qui aurait pu être une image définitoire du monde ou une conclusion, le glissement et le ballottement. Fausses clausules, points de fuite.

Une fois cependant, et une seule, la répétition du démonstratif entraîne un glissement bénéfique : dans Malines, dont les trois dernières strophes proposent chacune un équivalent différent du même paysage :

"CE Sahara de prairies" (strophe II) ;
"CES sites apaisés" (strophe III) ;
"CETTE nature/ Faite à souhait pour Fénelon" (strophe IV)

Au désert se substitue peu à peu l'île de Calypso, locus amœnus par excellence. Ce qui était jusqu'ici refusé est accordé, précisément au moment où le glissé installe un regard distant... et où le démonstratif s'apprête à disparaître du recueil.

 

c. Les temps

La plupart des Romances sans paroles sont au présent — mais peut-être faudrait-il parfois parler de "présents" : ainsi pour Green, qui compte autant de situations différentes que de strophes. La comparaison entre "J'arrive tout couvert ENCORE de rosée" (vers 5), où le lien entre le JE et l'arbre reste sensible, et "laissez rouler ma tête/ Toute sonore ENCOR de vos derniers baisers" (vers 9-10) fait notamment apparaître la solution de continuité, l'ellipse. Les deux adverbes, ou plutôt leurs temps de référence, ne se recouvrent pas. Pour peu qu'on les mette en relation avec les termes de l'intimation ("Souffrez", "laissez"), on découvre que quelque chose s'est passé, que les rapports entre le JE, la nature et le VOUS ont évolué, mais le poème fait comme si de rien n'était. Il en va de même, mutatis mutandis, avec les C'EST des Ariettes I et VI, qui règlent toute une série de substitutions. Mais les passés surtout sont intéressants, à commencer par le premier du recueil, celui de l'Ariette V :

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain                         10
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?

Le glissement temporel est ici aisément perceptible. On s'interroge sur un "berceau" et la vie aussitôt commence à défiler, jusqu'à la mort prochaine. Malgré un lexique bénin, l'allure s'accélère et tout se passe comme si le poème ne pouvait suivre, comme si l'énonciation alentie cédait continûment du terrain à l'évanescence qui gagne. D'où le passé composé. Mais que le conditionnel serve de transition n'est pas anodin. Il restreint la validité de la sollicitation, tout comme les adjectifs de ce vers 9 d'ailleurs. "Qu'as-tu voulu" reconnaît ensuite pleinement le "vouloir" de l'air, mais trop tard : on se sera abusé à imaginer un "badinage", égaré par la "douceur", et on n'aura pas eu le temps de percevoir le "Chant" que celui-ci sera devenu "fin refrain incertain" — refrain, c'est-à-dire, déjà, la fin, le retour de l'escarpolette.

Trop tard, mais pas assez cependant pour que le chant soit mort : "qui vas tantôt mourir". Le poème se clôt à cet instant précis où l'air a perdu de son efficace et ne subsiste plus qu'à l'état de rémanence :

"Qui vas vers la fenêtre/ ouverte sur... Cette dernière phrase s'exténue progressivement comme le refrain qu'elle fait s'éloigner, puis s'effacer. Accords délicats, déliés : triomphe de l'ariette qui met en scène une autre ariette et se rend compte quand celle-ci n'est plus que ce n'était point une autre qu'elle-même. Effet spécifique du mode mineur, d'accompagner sa propre évanescence jusqu'à la disparition de son objet. Annulation non seulement contrapuntique mais synchrone du discours et de son dire. Rencontre scellée du contenu de l'énoncé, du geste de l'énonciation et finalement de l'énonciation telle qu'elle s'énonce." [J. Bellemin-Noël, page 94]

Nous ne pouvons cependant souscrire entièrement à cette analyse des rapports entre l'énoncé et l'énonciation, émettant quelques réserves sur le thème du mimétisme entre le poème et son objet, du recouvrement de l'un par l'autre, toujours guetté par la fatalité du nul. L'évanescence est ici suspendue (10) ; l'ariette, loin de s'abolir avec son objet, glisse à autre chose, comme dans Streets II. Surtout, il faut considérer que passé et futur proche coexistent dans la même phrase : on dirait que le présent, déjà mis en question par le conditionnel, disparaît devant un temps "éclaté", tombe dans le trou que creusent "Qu'as-tu voulu ?" et "qui vas... mourir" (11). Non pas annulation mais, comme l'étude des prépositions nous l'a déjà fait soupçonner, écartèlement, ce qui exclut toute synchronie.

D'autre part, il nous semble qu'il y a contradiction entre le discours et le dire : c'est le changement de temps alors que le questionnement continue, c'est l'apparente inadéquation des transitions temporelles qui imposent l'idée d'un effacement en cours. L'énoncé, par lui-même, ne change guère : le vers 10 se contente de décalquer le précédent. Le glissement dans l'énonciation — une simple modification temporelle — fait le sens, oblige à INTERPRÉTER ; et "incertain", par exemple, ne vient qu'après le passé composé. La première strophe, qui contient sans doute un autre exemple de ce déphasage, confirme ce rôle de l'énonciation comme trace (dénonciation ?) de ce qui s'ignore.

Une tradition critique (12) veut que la "main frêle" du vers 1 soit celle de Mme Mauté ; Mathilde serait absente (enfuie ?) et le poète resterait seul rue Nicolet avec sa belle-mère. Cette explication biographique rend apparemment compte d'une difficulté du texte : comment supposer que Mathilde soit au piano quand il est ensuite question d'un "boudoir longtemps parfumé d'Elle" (vers 6) ?

Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,                              5
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.

Et pourtant, si était ici à l'oeuvre la même logique que dans la seconde strophe ? Si cette "main frêle" s'évanouissait comme le fera l'air ensuite ? C'est une lectio difficilior, mais elle aurait le mérite de ne pas aplatir le texte, comme le font aussi ceux qui se contentent de supposer un état de somnolence dont le moi ne sortirait qu'avec les questions brutales du second sixain, ou de souligner l'irréalité de la "main frêle" (13).

Alors que Petrus Borel, dans Doléance, interrogeait le "son" d'un instrument invisible :

Son joyeux, importun, d'un clavecin sonore,
      Parle, que me veux-tu ?

Verlaine commence par évoquer le piano, en l'instituant pour ainsi dire le représentant du monde visible mais en le laissant muet. Le sonore ne se manifeste en effet qu'après un "tandis que" qui le met à l'écart. Et contrairement à ce que soutient K. A. Knauth [page 124] à la suite de J. Hytier [Le plaisir poétique, PUF, 1923, page 81] , il n'y a là aucune "évocation synthétique" d'images visuelles, auditives, tactiles et olfactives ; sons et couleurs ne se répondent pas. On constate plutôt un divorce entre le visuel et le sonore, divorce rendu plus sensible encore par le rôle donné au "piano", puis une dérive vers le cénesthésique et l'olfactif.

Cette interprétation peut être confortée par le traitement auquel Verlaine soumet une autre source le onzième quatrain de Symphonie en blanc majeur, dans Emaux et Camées :

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants ;

Se saisissant de cette comparaison poussée "au dernier degré" (14), Verlaine rend le papillon à un générique qui peut aussi recouvrir l'oiseau, plus familier à son œuvre, et lui retire le baiser pour le donner, ainsi que le "frêle" des notes-fleurs, à la main. En contrepartie, celle-ci perd ses ailes, transférées à l'air émancipé. La construction originale éclate ainsi, démembrée entre la main qui baise et l'air qui volette. Là où Gautier voulait, ou plutôt devait, pour rendre la musique visible, tout miser sur les mains jouant sur l'ivoire et équivoquer sur "notes" (à la fois touches et sons), Verlaine, substituant les couleurs du soir au blanc, sépare le musical du visible.

Encore s'agit-il à peine de sonore : seul "un très léger bruit d'aile" le rappelle. La scission entre la vue et l'ouïe libère l'air, "discret" c'est-à-dire, peut-être, mis à part, séparé (15) , le livre à l'errance. Le choix même du mot AIR favorise une confusion entre "air de musique" et "air ambiant" et, par là même, une circulation : ce que confirme le "parfumé d'Elle" final. Le parfum fané est au terme logique d'un double glissement : un glissement sensoriel, du visuel à l'olfactif par le sonore en mouvement ; un glissement temporel qui fait basculer la femme dans l'absence qui vide la sensation même.

Le participe passé ("parfumé") était sans doute préparé aussi par "un air bien vieux" qui commençait déjà de perturber la temporalité : allusion à une "ariette oubliée" (tel était d'ailleurs le titre du poème lors de sa première publication) plutôt qu'à un air d'autrefois, probablement. Première esquisse d'un monde saisi par le vieillissement, gagné par l'absence. Le visuel était du côté de la présence ; l'air est à la fois du côté du sonore, qui toujours affaiblit cette présence physique (cf. Ariette I) et du côté du passé. S'inverse ici le mouvement de la première strophe de l'Ariette II : au lieu d'une reviviscence menant vers le futur et la lumière, la négation des "lu-eurs musici-ennes" (16).

Or tout se passe comme si le vers 6 ignorait le vers 1, comme si le poème méconnaissait l'impossibilité qu'il recèle. Si l'on conçoit chaque strophe-phrase comme l'énoncé d'un événement poétique unique, comme le compte rendu d'impressions quasi simultanées ou s'enchaînant impeccablement pour suggérer une fable sans aucune de ces failles logiques qui condamneraient un récit à l'incohérence, on ne peut que chercher à dissocier le "Elle" et la "main frêle", malgré la rime. Mais, si l'on admet qu'il puisse y avoir, en cours de poème et mettant en cause la référence à la réalité, un glissement dans l'énonciation qui dénonce en quelque sorte ce qui précède, on se retrouve devant une autre logique, une autre cohérence : celle du discours de l'air, toujours "romance sans paroles", c'est-à-dire opération d'exil, absence en acte. "Longtemps parfumé" entre alors dans un paradigme de participes passés, qui va du titre "(Ariettes) oubliées" jusqu'au dernier mot de la section, "noyées" — celui qui, à la fin de l'Ariette IX, fait basculer les espérances-tourterelles, jusqu'ici sauves "en l'air", dans la rivière, dans le passé. Tous ces mots révèlent, plus que des contradictions internes, des modifications de la situation initiale, restées d'abord inaperçues. L'actualité se décale en cours de phrase, comme si l'énoncé ne pouvait suivre un monde qui se périme trop vite. Puis le poème comble brusquement la distance ainsi creusée, sans pour autant DIRE qu'"Elle" est partie : nous ne le comprenons que lorsque le JE a corrigé son propos, comme peinant à s'adapter à l'effacement dont il est victime, et que la position d'énonciation même a bougé. D'où la nécessité de prendre en compte les marques de la subjectivité dans le discours verlainien : par la façon même dont cela s'énonce, ce qui s'énonce est autre chose que ce qu'on croyait.

Nous avons signalé un autre exemple de ces recouvrements, apparu à la faveur d'interrogations identiques, dans Charleroi :

Qu'est-ce que c'est ?
Quoi BRUISSAIT
Comme des sistres ? (strophe V)

La ville attendue a déjà été dépassée par le(s) voyageur(s). Le poème continue néanmoins, par une apostrophe aux "sites", mais sur fond d'absence (cf. chapitre IV).

Revenons un moment sur l'Ariette IX aussi :

Combien, ô voyageur, ce paysage blême
       Te mira blême toi-même
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
        Tes espérances noyées !

Pour expliquer que cette seconde strophe soit au passé alors que le poème était jusqu'ici au présent, on pourrait émettre l'hypothèse d'un retour en arrière : ce serait l'évocation de souvenirs attachés au paysage précédemment décrit. Il est cependant troublant que cette coupure temporelle redouble celle du TU : comme dans l'Ariette V, c'est vraisemblablement toute la position d'énonciation qui se modifie d'un quatrain à l'autre. Le voyageur, capté par "ce" paysage, devenu pur reflet, ne peut plus être évoqué qu'à la deuxième personne et sur le mode du révolu. Il se constitue en exilé, parlant de l'exil. Nous n'aurions donc pas affaire à une banale rétrospection (ce ne serait que la rationalisation a posteriori, sur le mode narratif, d'une opposition bien plus riche de sens virtuels), mais à une substitution de temps, à une énallage (17) qui fait glisser le présent sous le passé — à une évocation d'outre-tombe. Se soumettant au sort des arbres, l'énonciateur, comme eux, "meurt". Ce n'est pas pour rien d'ailleurs que "mira" fait écho à ce premier verbe du poème et le passé simple lui-même semble pris dans cette prosodie. Rappelons-nous l'épigraphe : le rossignol "croit être tombé dans la rivière". L'illusion ne tient que de ce que la noyade se serait déjà produite. Et la fin, où le bas absorbe le haut : "... dans les hautes feuillées/ Tes espérances noyées", confond de même le passé et le futur : ainsi le veut la réversibilité ; la logique du miroir où s'engloutit le présent supposait une espérance barrée, une confusion des temps. L'inversion, en quelque sorte, de l'éclatement-suspension de l'Ariette V.

L'Ariette VII, à l'opposé, remonte du passé au présent : le premier vers, "Ô triste, triste était mon âme", est à l'imparfait ; toute la deuxième partie est au présent, y compris le verbe principal, "dit", sur lequel une équivoque semble improbable. La transition est assurée par un passé composé, "Je ne me suis pas consolé" (vers 3 et 7), qui affirme la continuité de la tristesse, mais en empruntant le détour de la négation. Entre le premier distique et les trois suivants, il y a en effet un renversement, de l'explication vers l'incompréhensible :

Ô triste, triste était mon âme
A cause, à cause d'une femme.

Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s'en soit allé,

Bien que mon cœur, bien que mon âme      5
Eussent fui loin de cette femme.

Je ne me suis pas consolé,
Bien que mon cœur s'en soit allé.

Le passage de la phrase en "à cause de" aux phrases en "bien que" sous-entend que l'éloignement eût dû dissiper la tristesse : qu'il n'en soit pas ainsi introduit à la contradiction finale. Cette logique se complique en outre d'un contraste entre deux subjonctifs différents bien que dépendant du même verbe au passé composé : "s'en soit allé", qui relève des temps du "discours", et "eussent fui" qui appartient aux temps du "récit" et est le seul à marquer véritablement l'antériorité — le plus-que-passé. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une infraction aux règles de la concordance des temps, mais plutôt d'une présentation duelle de ce qui sera baptisé "exil". Chronologiquement, il y a d'abord une fuite, événement raconté et situé dans un passé sans communication avec le présent. C'est en rapport avec cet événement qu'est mentionnée "cette femme", ainsi doublement éloignée. Et il y a un départ présenté sous forme absolue ("s'en soit allé" sans complément), comme s'il s'agissait de suggérer un acte dont seul importe qu'il continue de retentir sur le présent. Le cœur a déserté, mais qui ? La femme ou le "je" ? En tout cas, c'est de ce "second" passé que semblent découler, dans la deuxième partie, à la fois la disparition du "je" et de la femme, et un présent qui s'appuie sur la substantivation d'"eussent fui"/"s'en soit allé" en "exil" :

Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme : Est-il possible,                  10

Est-il possible, –le fût-il,–
Ce fier exil, ce triste exil ?,

avant les derniers vers qui opposent à "présents" deux participes passés, comme si cœur et âme se trouvaient encore traversés, en sus d'une contradiction, par un reste d'opposition temporelle. "Présents" fait ici figure d'intrus, mais il est justifié, porté par le glissement des temps. A côté, la "forme adjectivale" du verbe suggère, non plus une situation métaphysique comme le substantif "exil", mais avant tout une sujétion complète à un état dont la responsabilité n'incombe plus à personne, et pourtant définitoire :

Mon âme dit à mon cœur : Sais-je
Moi-même que nous veut ce piège

D'être PRÉSENTS bien qu'EXILÉS,         15
Encore que loin EN ALLÉS ?

En renonçant aux temps du récit en même temps que le "je" s'efface devant le couple "âme"-"cœur", le poème supprime tout lien avec l'histoire amoureuse (18), ce qui laisse devant le scandale de la contradiction nue.

On pourrait cependant soupçonner dans l'incise du vers 11 ("Est-il possible, le fût-il,/ Ce fier exil... ?") une sorte de retour sur le passé. Mais, pour que tel fût le cas, il faudrait supposer une faute d'orthographe (19), défigurant un passé simple ("le fut-il"), et sans doute aussi l'oubli d'un point d'interrogation, en lieu et place de la virgule (20). L'interprétation la plus plausible est donc celle d'une subordonnée à la fois de concession et d'opposition, comme le propose J. Robichez [page 586, note3] : "Et quand bien même il serait possible,". Le cœur, dans cet énoncé équivoque (le sens de "possible" n'est pas clair, mais le mot prépare certainement la contradiction finale) joue avec l'idée de réalité plutôt qu'avec celle de passé, ou fait comme s'il n'y avait jamais eu de passé où il eût joué un rôle (en dépit donc de "Bien que mon cœur s'en soit allé"). Ce serait l'exact contraire du "Ainsi soit-il !" qui concluait A Clymène et, à l'égard de la première partie, une pure et simple palinodie.

Ce clivage entre présence et absence, solidaire du clivage entre ÂME et COEUR, c'est-à-dire de l'effacement-dédoublement du JE, représente un aboutissement parfaitement logique, compte tenu de la distribution des temps. Le poème tend à recréer la présence dans l'exil, tout comme l'extase ramenait l'âme. Dire l'absence de soi revient en effet à se constater double — à découvrir, à force d'effacement, qu'il y a un énonciateur sous ce discours du négatif.

En remontant vers le présent pour s'y enfermer, l'Ariette VII va donc à rebours de la V et de la IX. Mais elle a en commun avec elles — et avec la IV — de se conclure sur le participe passé, c'est-à-dire sur le verbe "réduit à ce qui, en lui, est purement résultatif" (21). Plus trace de personne et le passif même est loin de l'emporter toujours, puisque "D'être... en allés", par exemple, est intransitif et qu'ailleurs, le complément d'agent bien souvent manque (ainsi à la fin de l'Ariette IV). L'aspect de pur accompli est d'autant plus net qu'il est souligné par le sémantisme ("oubliées", "pardonnées", "noyées") et par la position de clausule absolue ("en allés", "noyées"), mais aussi par le rapport aux verbes conjugués qui précédaient et dont le participe parachève le glissement.

Cependant, à supposer même que cette dernière relation puisse être rompue (22), le participe, souvenir d'un effacement, s'inscrit chaque fois en conflit avec son contexte et, que cette contradiction soit reçue ou portée, elle apparaît d'autant plus insoluble qu'elle se situe la plupart du temps à l'intérieur d'une phrase unique : "Il faut... nous pardonner" versus "qu'elles sont pardonnées", "que baise une main frêle" versus "longtemps parfumé d'Elle", "dans les hautes feuillées" versus "noyées" et, ici, "présents bien qu'exilés". Dans le cas de la clausule quasi emblématique de O triste, triste était mon âme, "exilés" et "en allés" peuvent bien être les figures de ce qui est consommé, ils ne tiennent poétiquement que par leur opposition à "présents", que comme participant d'une impossibilité — ce qui vaut aussi pour "noyées", d'ailleurs. La femme ayant disparu, le JE l'ayant suivie, la séparation (ne) se fait avec personne et la tristesse, privée de cause et de support comme dans les Ariettes III et IV, y réintroduit la présence — devient la présence. Se repose par là même le problème du titre de la section, Ariettes oubliées, qui déclare révolu ce qu'il annonce : plutôt que de l'interpréter comme une volonté d'exhumer des poèmes du passé, sans doute faut-il y lire encore la tension entre la "présentation" et l'oubli, la contradiction du "présents bien qu'exilés", propres à la "chose en allée", à la poésie selon Verlaine, vouée non à la musique, mais à s'inscrire en faux contre elle-même.

d.

Temps, pronoms, déterminants : le glissement n'est-il qu'un certain emploi de l'énonciation et de ses marques ? Il nous incombe maintenant de déterminer l'unité du phénomène et d'en situer les limites dans le recueil. C'est par ce deuxième point que nous commencerons. On pourrait poser ainsi le problème : y a-t-il des poèmes sans glissement ? Et si oui, pourquoi ? La question paraît surtout valide pour toute la fin du recueil, à compter de Birds, puisque, jusqu'ici, nous n'avons guère noté de faits pertinents que pour Green.

_________

NOTES

(1) Nous avons vu que l'idée venait de J.-P. Richard, éventuellement via Cl. Cuénot.

(2) Celui qui pourrait jouer le rôle de simple spectateur est "François-les-bas-bleus" ; or l'Ariette VI est la seule à ne compter aucun pronom des deux premières personnes, et donc à ne pouvoir témoigner pour un affaiblissement du "moi".

(3) Liliane De RYCK-TAMOWSKI ("Dans l'interminable..., Analyse transformationnelle d'un poème de Paul Verlaine", in Linguistics 82, 15 avril 1972, pages 5-13) considère que "neige" et "ciel" reçoivent un prédicat métaphorique ("luit comme du sable", "est de cuivre") les assimilant à des matières fondamentalement différentes, elles-mêmes caractérisées par des prédicats contraires à leur nature réelle (ici le sable luit, mais non le cuivre). Le "...vivre/ Et mourir la lune" semble en tout cas reprendre l'opposition "Luit comme du sable"/ "...est de cuivre/ Sans lueur aucune" pour suggérer une sorte de coexistence des contraires.

(4) Pour répondre à Daniel Bergez, c'est avec "Bons juifs-errants !" le seul cas où, à proprement parler, le moi se découvre "étranger à lui-même". Ailleurs (à la fin de l'Ariette IV, par exemple), l'étrangeté se limite à l'impersonnalité en soi, à la découverte de la dualité.

(5) Le contraste est particulièrement net entre "Que berce l'air monotone" et "Où tremblote... L'ariette, hélas ! de toutes lyres !" (Ariette II) : l'opposition entre le diminutif "ariette" et le multiple "de toutes lyres" disparaît dans Simples fresques I, où le jeu de mot sur AIR devient sensible et où le bercement se substitue à un balancement plus saccadé ou menaçant : lui n'est apparemment pas guetté par la mort comme c'était le cas dans l'Ariette V.

(6) Malines présente des similitudes avec Charleroi sur ce point : on finit par découvrir que le paysage est perçu du train, mais cela se fait sans ruptures, conformément au "glissé", le regard accompagnant les modifications du paysage.

(7) A la différence de ce qui se passe dans les Illuminations : cf. M. COLLOT, "La dimension du déictique", in Littérature 38, mai 1980, pages 62-76.

(8) Seules exceptions peut-être : "CETTE femme" (Ariette VII), purement anaphorique, et les "datations" de Chevaux de bois et de Birds ("en ce jour", "en ces mois néfastes"), qui ne renvoient qu'à la situation.

(9) Ainsi encore dans l'Ariette VII : "ce piège D'être présents bien qu'exilés", reprenant "ce triste exil", substitue la présence-absence au seul exil —non précision, mais creusement de la contradiction.

(10) La définition du fané proposée par J.-P. RICHARD (op. cit., page 167) apparaît à cet égard plus juste que l'analyse de J. Bellemin-Noël : l'objet serait doté "d'un pouvoir assez amoindri pour que la sensation qui (le) signale à l'esprit lui apporte seulement l'indication d'une existence prête à s'éteindre".

(11) Heribert RUCK ("Sprachliche Konstituenten in einem Gedicht von Verlaine", Die neueren Sprachen, juin 1972, pages 352-363) souligne que l'événement poétique n'est pas encore terminé et insiste sur la différenciation des temps (page 355). Plus généralement, il parle de "persistance dans un intermonde du vague" ("dieses Verharren in einem Zwischenreich des Ungefähr...", page 353).

(12) Cf. J. ROBICHEZ, op. cit., note 3, page 584 : "L'évocation y est plus précise que dans les autres ariettes. Mathilde est sortie. Cette "main frêle" sur les touches du piano est sans doute celle de Mme Mauté, dont Verlaine a toujours célébré la bonté indulgente. Saura-t-elle ramener le poète à la raison ? L'image de la jeune épouse malheureuse se présente à lui. Un attendrissement le saisit...". Voir aussi A. SAFFREY et H. de BOUILLANE de LACOSTE, Mercure de France, 1° août 1956, page 640 ; A. ADAM, Verlaine, Hatier, 1965, page 109 ; J. BOREL, O. P. C., Pléiade, 1962, page 179... E. ZIMMERMANN (op. cit., page 55) imagine même que Verlaine aurait joint l'ariette à une lettre par laquelle il suppliait Mathilde de revenir.

(13) D. HILLERY (op. cit., pages 79-80) : "It is as though the poet were in a soporific state of mind, barely conscious of anything other than those sights, sounds, smells which encourage him to remain in a state of pleasurable drowsiness." Quant à E. ZIMMERMANN, elle esquive la controverse en expliquant (op. cit., page 73) que "la "main frêle" a moins de réalité que le piano et que cet air, identifié, à la fin, au parfum, passé, d'Elle."

(14) Selon Charles BRUNEAU en effet (Explication de Théophile Gautier, "Emaux et Camées", Cours de Sorbonne, CDU, s. d. [1942]), cette strophe mettrait en œuvre de façon exemplaire "la théorie de la comparaison développée par Gautier dans ses Conseils à Paul Dalloz" : cf. Claudine GOTHOT-MERSCH, édition Poésie-Gallimard d'Emaux et Camées, page 18 et note 3, page 234.

(15) Le rapport prosodique avec "tanDIS QU'" —même si, là, le "s" est muet— pourrait conforter cette interprétation étymologique.

(16) Les thématiques se ressemblent : "Le piano... Luit...", et nous avons aussi une diérèse : "pi-a-no", mais ce n'est que le début du poème.

(17) "Echange d'un temps, d'un nombre ou d'une personne contre un autre temps, un autre nombre ou une autre personne" (Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968, page 293, qui cite : "C'en est fait, Madame, et j'ai vécu").

(18) Comme dans l'Ariette IV, il y a effacement de certaines positions.

(19) Qui n'est pas exclue, puisqu'on trouve dans une lettre à Lepelletier, du 11 juin 1868 (Correspondance I, page 22) : "Ne tarde donc pas trop à me répondre —ne fut-ce qu'un mot...". Idem le 6 mai 1873 (page 94). Mais on ne peut guère en tirer argument "en faveur" de la faute inverse, qu'il est plus difficile de commettre.

(20) Cf. le point d'interrogation à la fin du vers 37 de Birds : "Or, je ne veux pas — le puis-je d'abord ? —". Voir également les points d'exclamation des incises des vers 13 de l'Ariette VI et 7 de Spleen.

(21) G. MOIGNET, Systématique de la langue française, Klincksieck, 1981, pages 68-69. Cf. aussi page 65 : "Le participe passé donne, du temps, une image d'accompli pur."

(22) G. MOIGNET, op. cit., page 108, § 153 : "La fonction adjectivale qu'il [= le participe passé] assume ne l'assimile pas pour autant à un adjectif pur, car il implique sémantiquement une séquelle de la tension dont il marque le terme : celle-ci subsiste en tant que résidu mémoriel."

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