QUELQUES OBSERVATIONS SUR L’EDITION D’O. BIVORT

Je reconnais, naturellement, le droit de réponse…

 

Le Livre de Poche classique n’accorde aucun traitement privilégié à Romances sans paroles : il ne s’agit que d’une " livraison par fascicules " des premiers recueils de Verlaine et le ‘tome’ qui nous intéresse adjoint d’ailleurs Cellulairement à Romances sans paroles tout comme le précédent regroupait Les Amies, Fêtes galantes et La Bonne Chanson. La nouveauté par rapport à la Pléiade et à l’édition Garnier résidant précisément dans la présence des Amies et de Cellulairement, ainsi que dans l’ajout d’un dossier sur la réception de l’œuvre. La structure est pour le reste identique : chaque recueil est assorti d’une introduction, de notes, d’explications sur l’établissement du texte et d’un relevé des variantes. Simplement, ce dernier – et ce n’est pas peu – est plus complet chez Bivort. Même si le public scolaire en fait peu usage à cause de la présentation condensée habituelle ou pour d’autres raisons, il faut être reconnaissant à O. Bivort de ce travail, désormais accessible pour un prix modique.

Pour la genèse du recueil, l’établissement du texte (pages 45-53), les variantes (pages 293-300) et la réception (pages 323-332), je renvoie à Steve Murphy – en particulier à ses réserves sur le choix de l’édition de 1874 comme texte de référence (pages 89-92 de son édition, mais il a également promis un compte rendu dans la Revue Verlaine). Restent les notes et les 24 pages d’introduction.

 

L’INTRODUCTION

On ne peut certes attendre beaucoup d’un exercice qui consiste à faire le tour des thèmes critiques reçus et porte donc à l’énoncé cursif de généralités consensuelles plus qu’à des analyses précises ou originales. Ainsi l’essentiel du commentaire s’appuie sur deux thèses fort communes,… mais qui n’en sont pas moins incohérentes.

l Tout d’abord, partant du titre, Bivort renvoie à la fois à la fois à la romance et à la romance sans paroles. Or, à mon avis, pour revenir de Mendelssohn à la chanson, il faut d’abord faire éclater le syntagme Romances sans paroles, ce qui n’est possible que si l’on s’appuie sur la relation paradoxale qu’il entretient (de même qu’Ariettes oubliées) avec les poèmes. Mais cela interdit de se référer tout uniment à un genre ou modèle… C’est pourtant ce que fait aussi Bivort, qui en tire surtout des notions de naïveté, de mélancolie, d’assouplissement des contraintes. L’influence du genre romance inciterait Verlaine à prendre des libertés avec les règles – alternance des genres, consonne d’appui – et c’est donc au constat de licences ou de fausses négligences que se limitent les remarques sur la versification (pages 11-12) – et même sur la prosodie. Où est donc la musicalité ? J’ai de la peine à croire que, passé les Ariettes, le piston et la gigue (p. 9) en soient des garants suffisants, ou même des avatars convaincants. Les répétitions, les clichés et la syntaxe en porteraient-ils donc presque seuls la charge (cf. infra) ?

l En second lieu, Bivort soutient que l’Art poétique " synthétise la manière des Romances sans paroles " mais n’en rappelle pas moins que Verlaine a conseillé de ne pas le " prendre au pied de la lettre " (p. 27 ; voir aussi p. 9). C’est ainsi que nous retrouvons de vieilles connaissances : la musicalité (page 9), la méprise et l’indécision (page 14), le vague et la nuance (pages 26-27), l’impair (page 24)

Mais Bivort a ses faiblesses propres : même s’il reprend la sempiternelle formule du poète " à la fois naïf et savant " (p. 12), il insiste surtout sur des " effets de naïveté et de simplicité " (p. 14 mais aussi 6 et 11) et décèle chez Verlaine " candeur " et " apathie ", qu’il oppose à la force et au sarcasme rimbaldiens (p. 25). La comparaison avec l’édition Garnier est éloquente à cet égard : quand J. Robichez insistait en 1969 sur la complexité et sur la tension vers une poésie objective (pages 139 et 142-3 de l’édition Garnier) ou constatait que Verlaine " n’a pas rompu avec une littérature qui est fille de mémoire " (p. 145), lui commence par parler de simplification, de retour à la subjectivité et de libération " de l’emprise culturelle qui maintenait [la poésie verlainienne] dans l’histoire " (page 5). Il est probable qu’aucun des deux n’a raison, les Ariettes notamment ne cessant de proclamer l’impossibilité de se situer ailleurs que dans l’entre-deux, la contradiction ou la réversibilité. La simplicité, en tout cas, est souvent une position intenable et Bivort doit reconnaître les " audaces " de la versification et de la syntaxe (p. 13), quitte à ne pas les définir exactement. Surtout, cette présentation est informée par une étrange psychologie de la création poétique, qui pose bien plus de questions qu’elle n’en résout : le même paragraphe (p. 5-6) associe submersion du moi, passivité et recours à " de nombreux procédés ", ainsi qu’à des " modèles " ou à des " genres " – ce qui n’empêchera pas de dresser, in fine, le constat d’originalité obligé. Les termes sont malencontreux, suggérant on ne sait quelle fabrication, à moins qu’il ne s’agisse d’une mise en condition, de techniques de suggestion ou même d’autosuggestion (" recherche de la faiblesse et de l’abandon ", " état de réceptivité, atteint ici par ces mouvements hypnotiques "). La confusion entre le moi faible du poème et le moi poreux de l'auteur ne laissant aucun espace au sujet poétique : " il s’était laissé porter par cet univers, parce que, de l’intérieur, il l’avait rendu sien ", conclut Bivort (p. 28) qui considère que la poésie verlainienne vise à " pénétrer au cœur des choses " (p. 18). Comme si les Romances tendaient à ce genre d’assimilation ou d’adhésion !

Nous sont cependant proposés (pages 14-15) quelques procédés qui ne semblent pas découler directement de l’Art poétique même s’ils contribuent à la " musicalité " en sollicitant les couches les " moins parlantes " du langage ( !)  : l’interrogation, la répétition (dont il est dit qu’elle " agit paradoxalement contre la redite ") et l’étirement des phrases, qui contribueraient ensemble à une " rhétorique de la mélancolie " ; l’économie de mots et la mise à nu de clichés ; les " dénivellations " (jeu entre les niveaux de langue)… C’est d’ailleurs sur la syntaxe de Verlaine que portent les notations les plus intéressantes de cette introduction. Là les procédés sont dépassés : Verlaine se révèle " un artisan qui motive des formes, qui crée des tours " (page 15). De même la simplicité : le poète mesure " habilement ses effets pour se maintenir à la frontière de la norme " et " sa langue elle-même participe d’une instabilité savamment maintenue entre la permanence et la précarité, entre le reçu, l’admissible et l’acceptable " (pages 12-13). Mais que Bivort n’a-t-il appliqué cette lecture à la versification, en particulier à celle de la dernière strophe de l’Ariette VI, pour laquelle il parle d’absence de rime (page 12) et de vers blanc (page 82) ? On verra aussi que les renvois abusifs au dictionnaire classique réduisent à peu de chose les dénivellations et la présence du lexique populaire.

Un autre mérite de Bivort est de ne pas faire fond sur la " fadeur ", leitmotiv de la critique depuis Jean-Pierre Richard jusqu’à une date récente. Le mot est cité, certes, mais, avec une certaine malignité, Bivort, historien de la réception, le fait figurer sous la plume de Gustave Vapereau parlant de la romance (p. 7).

Surtout, il refuse de " biographiser " (p. 19) et n’accorde donc pas une place excessive à Mathilde ni à Rimbaud. Tout en exposant clairement le dossier de la Mauvaise Chanson, il cantonne strictement l’influence de la première à Birds et à Child wife (pour l’Ariette IV, il renvoie aux Amies) et on peut tout au plus regretter qu’incapable de déceler autre chose que de la disparate dans les Aquarelles, il s’interdise par là même de situer ces deux poèmes dans la composition. Quant à Rimbaud, après les rappels biographiques inévitables, il est surtout évoqué pour les Derniers vers et pour son usage de l’impair – mais la comparaison sur ce point ne pouvait que tourner court, le mètre étant asémantique : la conclusion est que des moyens similaires peuvent servir des fins bien diverses (p. 25) ! Accessoirement, Bivort oublie dans son décompte l’heptasyllabe de Simples fresques

 

LES NOTES

Ces notes se distinguent de celles des éditions savantes par la part qu’elles font aux explications de vocabulaire, ce qui est conforme au principe d’une collection dénommée " Classiques de poche ". Les définitions ne comportent que peu d’erreurs caractérisées. Je relèverai celle qui concerne courtaud (Ar. VI) : l’acception physique – " personne de taille courte et ramassée " – conduirait à un pléonasme peu défendable (" petit courtaud " !) Le parallélisme avec " robin ", " abbé " et " poète " oblige à voir là le " courtaud de boutique ", commis de magasin ancêtre du " calicot " louis-philippard ; cf., indifféremment, le Dictionnaire de l’Académie, le Littré, le TLF ou Les Illusions perdues. Cette lecture confirme que la série d’apostrophes, dans ce quatrain, ne s’adresse pas à un unique personnage, mais à toute une cohorte de célibataires " sur le pavé ". Je m’interroge d’autre part sur la définition monosémique donnée d’éventé (Child Wife) : pourquoi ne renvoyer qu’à vent, et non à éventail ? Songeant aux yeux qui " ont pris un teint de fiel ", j’hésiterai aussi à éliminer l’acception " qui a perdu de sa fraîcheur ". Même, je n’exclurai pas a priori d’autres acceptions : " découvert " au sens de " qui a perdu son secret ", ou " écervelé, étourdi "… (Pour les noms propres, par exemple François les bas bleus et les Royer-Collards, je renvoie à ma rubrique Intertextes).

Refusant d’anticiper sur le commentaire, Bivort insiste en revanche fréquemment sur la datation, donnant à force le sentiment d’un Verlaine archaïsant. Il est vrai que celui-ci emploie des mots sortis de l’usage : seulette, couronné sa flamme, impure, robin, fors… Cependant épeuré (s’épeurer) est peut-être un provincialisme plus qu’un archaïsme – comme tantôt ou on veut croire. Il arrive aussi à Bivort de se tromper d’époque : impure n’appartient pas au " registre précieux " ni même, stricto sensu, au " français classique ". Selon le Robert, la première occurrence ne remonterait qu’à 1768 (chez Collé). Balzac (Les Paysans) et Baudelaire (Un peintre de la vie moderne) emploient le mot en ayant conscience qu’il renvoie au siècle précédent – à la fin de l’Ancien Régime :

" En 1815, est morte aux Aigues l’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, une cantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par la littérature et par la finance… "
… ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches ".

Les références répétées à la langue classique risquent d’ailleurs d’égarer le commentaire, ou de le décourager. Ainsi, aux vers 3-4 de l’Ariette I, pour c’est suivi du pluriel et parmi suivi du singulier. Dans le premier cas, Bivort s’abrite derrière l’autorité de Girault-Duvivier citant Racine dans sa Grammaire des grammaires alors que les exemples donnés là sont loin d’être univoques. Girault explique simplement, en termes empruntés à Condillac, que le singulier c’est l’emporte sur ce sont devant un nom au pluriel lorsque " l’esprit se porte " sur " l’idée vague que montre le mot ce " plutôt que sur le substantif (page 355) – on frémit en songeant au parti que certains auraient pu tirer d’une telle analyse ! Et, s’agissant de parmi, " étreinte " n’est apparemment pas au nombre des substantifs " massifs " (page 87) ni même de ceux où l’on pourrait introduire de force une idée d’étendue ! En fait, en autorisant séparément les deux constructions, Bivort s’interdit de voir qu’elles se relient par une interversion du nombre. Ces notes sonnent un peu comme un " Circulez, il n’y a rien à voir ! "…

Ailleurs, Bivort oublie que les dictionnaires observent un délai de carence avant d’enregistrer des tours nouveaux. A propos de " Pour peu que tu te bouges " (Spleen), il décrète : " archaïsme classique (et non tour familier) ". Littré et bien d’autres notent en effet que bouger n’est plus qu’un verbe " neutre ", intransitif. Mais la disparition de la forme pronominale est antérieure à l’époque classique – Molière, fréquemment cité en contre-exemple pour avoir écrit dans Le Dépit amoureux (V,6) : " Et personne, monsieur, qui se veuille bouger Pour retenir des gens qui se vont égorger ", apparaît comme un cas isolé et, selon Grevisse, Vaugelas dénonçait le tour chez Malherbe comme un " normandisme " (Nouvelles remarques sur la langue française, Deprez, 1690, page 16). On peut par conséquent se demander si Verlaine pouvait connaître cet emploi très ancien. Grevisse (édition de 1993) a plus probablement raison de déceler dans Spleen comme dans La Recherche (III, p. 1025) et dans Les Gaîtés de l’escadron un recours à la langue parlée. Le TLF donne en effet un exemple " populaire " suffisamment antérieur pour que le tour ait eu le temps de s’installer dans l’usage familier en 1872, suffisamment en tout cas pour prévaloir sur une lecture archaïsante : " Bougez-vous donc ! Vous êtes là comme une momie. " (Mémoires de Vidocq, t. 4, 1828-29, p. 115) – ce qui n’est pas sans rappeler la citation faite de Proust par Le grand Larousse de la langue française : " Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses " !

Accessoirement, la forme pronominale est probablement motivée, dans Spleen, par une prosodie abondante en contre-accents – allitérations resserrées en [t], mais aussi en [l] et en [p] – :

Les roses étaient toutes rouges,
Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu te bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre…

Cette propension à toujours choisir l’acception " classique " conduit à un commentaire assez extravagant de ce passage des Hommes d’aujourd’hui où Verlaine raconte l’histoire des Romances sans paroles : " Ce ne fut qu’en 1874 que fusa, pour ainsi parler, un volume peut-être le plus original, mais qui devait beaucoup plus tard faire son bruit… ". Bivort de gloser, avec l’air de ne pas faire la leçon aux ignorants : " comme des couleurs qui se répandraient imperceptiblement sur le papier mouillé, l’atmosphère noyée des Romances sans paroles résulte de la fusion de sensations et d’éléments d’origines diverses " (Introduction, p. 26). De fait, Littré commence : " FUSER : 1. Se répandre imperceptiblement. Couleurs qui fusent… ". Aussi, tant pis pour l’italique et le " pour ainsi parler ", pris à contresens, et tant pis pour la suite de la phrase, qui fait pourtant clairement allusion au deuxième temps d’une pyrotechnie. Sans doute ne s’agit-il pas de l’idée de " jaillissement ", mais il est une acception en quelque sorte intermédiaire, " brûler sans détoner ", que le TLF date également des années 1860-1870 et qui conviendrait parfaitement en l’occurrence. Verlaine explique comment son recueil n’a finalement pas fait long feu…

S’agissant de rapprochements, et cette fois c’est l’originalité même de Verlaine qui est en cause, l’expression vent profond (Charleroi) ne semble être devenue, ou avoir été, un " cliché hugolien " qu’en 1877. Comme le confirme la base Hugo de l’ATILF, elle n’apparaît en effet que dans la deuxième série de la Légende des siècles (L’Aigle du casque et Paternité) et dans L’Art d’être grand-père, volumes publiés cette année-là, puis dans Les quatre vents de l’esprit de 1881.

J’admets par ailleurs le rapprochement proposé pour le début de l’Ariette I avec extase amoureuse, " cliché déjà présent dans l’Astrée " : le chiasme des vers 1-2 en est conforté et cette " interversion " pourrait s’articuler avec celle des vers 3-4 (cf . supra). Mais s’imposait-il de citer, à propos de l’Ariette II, telle acception d’œil double (cf. Murphy, p. 342) ou tel emploi d’escarpolette chez Balzac, qui avait en tête la fragilité de cette balançoire ? D’autres fois, les rapprochements sont peut-être justes (n’est-ce pas ? souvenir de la poésie intimiste du début du siècle, qu’est-ce que c’est que ce… retrouvé chez le Hugo d’après 1856), mais éloignent du point qui importe : l’organisation des occurrences d’être et, spécialement, de c’est dans des vers alliant assertion et interrogation (" C’est la nôtre, n’est-ce pas ?.. ", " Qu’est-ce que c’est que…").

Contrairement à ce que semblait annoncer l’introduction, la moisson de clichés " mis à nu " est finalement assez pauvre : " ciel de cuivre " (Ar. VIII), " le vent pleure " (Charleroi) et, si l’on veut, " Triste, triste était mon âme " (Ar. VII). Mais " déchirer le cœur " (Green) subit un traitement qui exclut le sens figuré cependant que le même quatrain aurait fourni de quoi enrichir le relevé. Quant à " sable blanc de neige " (Ar. VIII), il serait soumis à inversion… s’il avait eu quelque existence avant les brochures touristiques vantant les plages exotiques. L’analyse mériterait par conséquent d’être affinée.

Bivort signale aussi des topoi, qu’on pourrait assimiler à des clichés internes à l’œuvre. Ce faisant, il attire l’attention, mais sur une constante alors qu’il y a transformation, et il néglige le rôle constructif. C’est ici le cas pour le motif de l’arbre et de l’oiseau (Ariettes I et IX, Simples fresques).

Enfin, je trouve l’Oxford Dictionary un dictionnaire bien complaisant de fournir l’acception " ship, bark " à l’article beam

Cela étant, il ne s’agit ici que d’une vingtaine de notes sur près de 150 et, pour ne prendre que cet exemple, j’ai bien entendu apprécié celle qui, à propos du " Tu dirais " de l’Ariette I, suggère un glissement de l’impersonnel au personnel. Mon propos n’a été que de signaler des obstacles à l’analyse ou de lever quelques contradictions avec les éléments les plus suggestifs de l’Introduction.

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