Histoire du mot leitmotiv
A propos de la rime arrive::naïf (Ariette VI), je m’étais fait la réflexion que, dès la rime d’appel, Verlaine devait savoir que la rime-écho serait imparfaite, faute de terminaison masculine en -iv. A moins de recourir à leitmotiv, mais le terme me semblait lié à une lecture assez tardive de Wagner. J’ai tout de même consulté le Grand Robert par acquit de conscience. Surprise : le premier emploi du mot en français y est daté de 1850 environ, sur la foi d’une indication d’André Cœuroy (La musique et ses formes) :
En 1852, dans la Revue et gazette musicale de Paris, Fétis écrivait : "…Employé dans une occasion exceptionnelle, le leitmotiv peut être admis ; mal appliqué aux personnages mis en action, il anéantit nécessairement l’inspiration spontanée…"
Je n’ai pu me rapporter à la revue citée [C'est maintenant fait, et je n'ai pas trouvé l'expression citée dans la série de sept articles où Fétis massacre Wagner - entre les pp. 185 et 259], mais j’ai constaté que, dans la notice de sa Biographie universelle des musiciens (édition de 1866-68) qu’il consacra à Wagner, Fétis, bien que faisant référence à cette série d’articles, n’écrit pas une seule fois leitmotiv. Le terme est également absent de deux dictionnaires allemands auxquels j’ai eu accès : celui d’Hoffmann (1855) et celui des frères Grimm – le tome concerné est daté de 1885. Tout cela s’explique aisément : selon le Musiklexicon de Riemann, la fortune du mot est due à Hans von Wolzogen (1848-1938), rédacteur en chef des Bayreuther Blätter à partir de 1878 et pour une bonne part responsable de l’interprétation pessimiste, raciste, chauvine et réactionnaire de Wagner. Il aurait emprunté " Leitmotiv " à F. W. Jähns, qui l’avait employé dans un ouvrage consacré à Weber en 1871, mais tous deux auraient eu un précurseur en la personne d’un certain A. W. Ambros, qui l’utilisait dès 1860 à propos des opéras de Wagner et des œuvres orchestrales de Liszt. A en croire le Journal de Cosima, Wagner n’aurait repris le mot, pour la première fois, que le 31 janvier 1879, dans Sur l’application de la musique au drame, – et ce sans l’approuver formellement. Quant à Nietzsche, on sait ce qu’il en pensait… Le dictionnaire étymologique de Kluge confirme les grandes lignes de cette histoire :
Rich. Wagner, der von Hauptmotiven, musikalischen und dramatischen Motiven seiner Musik gesprochen hatte, übernahm Werke 10, 185 [volume couvrant les années 1871-1883 ?] von "einem seiner jungeren Freunde" das Wort Leitmotiv, das Gutskow 1877, Scherr 1882 und Nietzsche 1888 mit Spott übergossen : Ladendorff 1906 Schlag wb 1921f.
Des datations de Robert, j’inclinerais donc à ne retenir que la suivante, qui concerne le sens " figuré ", vient de Daudet et date de 1898 : " …le "c’est bien français, comme c’est français !" jaillissant en leit-motiv à chaque page " (dans Soutien de famille, XI) On la retrouve dans le TLF, qui indique en outre comme premier emploi au sens " musical " celui qu’en fait Proust dans Les Plaisirs et les jours (La mélancolique villégiature de Mme de Breyves, texte daté de juillet 1893) :
Une phrase des Maîtres chanteurs entendue à la soirée de la princesse d’A… avait le don de lui évoquer M. de Laléande avec le plus de précision (Dem Vogel, der heut sang, dem war der Schnabel hold gewachsen). Elle en avait fait sans le vouloir le véritable leitmotiv de M. de Laléande…
Et Verlaine dans tout cela ? Simplement, si " arrive " n’avait pas de rime masculine à l’époque de Romances sans paroles, je me souvenais avoir cité Verlaine employant leitmotiv. J’ai retrouvé le passage : il s’agit de la préface écrite pour Tout bas de Francis Poictevin et ce texte date de décembre 1893. Il est donc de très peu postérieur à La mélancolique villégiature de Mme de Breyves, mais il aura été publié avant Les plaisirs et les jours. Et il précède de beaucoup Le soutien de famille.
Les titres exquis de ses ravissantes œuvres, Double, Presque, Heures, enfin Tout bas, ravissent par leur comme divinatoire indication, projetant tout le long du livre un leitmotiv dont profite en belle et sainte lumière la subtilité savante du contexte. (OPC, page 921).
On peut se demander si Verlaine ne rapproche pas excessivement leitmotiv et indication pour faire du titre une clé de lecture forçant l’interprétation, mais je pense qu’on peut faire une lecture " musicale ", technique, de cet emploi. D’autre part, la base de datation de l’ATILF permet de remonter plus haut : elle cite deux textes, l’un de Laurent Tailhade (Mercure de France d’octobre 1892) et l’autre… de Verlaine encore :
Des sonnets et pièces diverses sur le même thème que les Ballades, le vin joyeux et l'amour tendre, et tout le monde content, de la bonne façon : leitmotiv éternel et original dans sa vaste banalité qui est, au fond, tout un monde. (OPC, p. 750)
Cela vient également d’une préface : celle qu’il a donnée pour A la bonne franquette de Gabriel Vicaire et qui fut publiée le 10 janvier 1892 dans La Lorraine artiste. Et, cette fois, il n’y a rien à redire à l’emploi. On peut certes supposer que Verlaine a été devancé par tel ou tel wagnerolâtre mais, en attendant d’en faire la preuve, le Grand Robert serait bien avisé de réviser sa datation, si ce n’est déjà fait, pour reconnaître la seule priorité établie... en renonçant à faire d’un musicologue belge mort en 1871 un voyant.
Accessoirement, Verlaine est celui qui, selon André Spire (cité par Claude Digeon, La crise allemande de la société française, PUF, 1959, n. 4, p. 398), aurait, dans l'Enquête de Jules Huret (Charpentier, 1891), "employé pour la première fois en littérature" le terme boche, à la place d'alboche, à propos du mot "symbolisme" : "toutes ces distinctions-là, c'est de l'allemandisme ; qu'est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains !" Cependant, le mot figure déjà dans Dédicaces (A mon éditeur, Pléiade, p. 594), de 1890.
retour au chapitre Titulation