LA TITULATION
Le titre prépare et guide la lecture, puis s'en nourrit. Il promet (de condenser notamment), quitte à ne pas tenir. "La tradition veut que le titre désigne le thème, le sujet, l'émotion du poème, tout comme ce qui se déploie dans le poème se résume dans une nouvelle lecture du titre." [Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, "Bibliothèque Médiations", Denoël-Gonthier, 1976, page 217]. Verlaine n'a pas été insensible à ce moyen poétique, lui qui écrivait en 1893, à propos de Francis Poictevin :
"Les titres exquis de ses récentes oeuvres, Double, Presque, Heures, enfin Tout bas ravissent par leur comme divinatoire indication, projetant tout au long du livre un leitmotiv dont profite en belle et saine lumière la subtilité savante du contexte." [Oeuvres en prose complètes, Pléiade, 1972, page 924].
Mais ce sont précisément la pertinence de l'indication, la permanence du leitmotiv qu'on a souvent mises en cause à propos de Romances sans paroles. Ne serait-ce qu'involontairement, en proposant de l'oeuvre une lecture musicale qui ne tient que pour quelques poèmes. "La nuance qu'il oppose à la couleur, c'est le pianissimo, où la musique se fait complice du silence, sans qu'aucun éclat vienne troubler le rêve intérieur" (P. Fortassier) : mais Birds in the night ? Mais Child wife, par exemple ? Alain Baudot (page 44) a raison de mettre en garde :
"Le danger d'une telle attitude nous semble grand : elle conduit à condamner ou à dédaigner tout ce qui chez Verlaine n'est pas ce qu'on appelle "pure musique", tout ce qui offre quelque apparence de sens. (...) L'on prétendra que "jamais Verlaine ne s'est montré si peu... verlainien" sous prétexte qu'il ne se contente pas de chanter, mais veut aussi dire."
A. Les titres des sections
1. De Romances sans paroles à Ariettes oubliées :
Nous avons déjà (Autour du titre) donné quelques raisons de ne pas traduire Romances sans paroles par "musique", uniment, et d'y soupçonner une incitation à prendre aussi en compte le temps, l'absence, la contradiction, la fin de l'amour et même un certain type de paysage. Nous ne sommes plus chez Mendelssohn où la soustraction était aisée. S'agissant d'un recueil de poèmes, d'une oeuvre faite de mots, elle ne peut laisser que l'air, ou la voix mais non "purs" : gardant en eux le souvenir des paroles effacées. Perte et mémorial de la perte. Ce moment où, de la romance, ne subsiste que l'insistance d'un air qui trotte par la tête. En ce sens, le titre du recueil se superpose presque parfaitement à celui de la première section, Ariettes oubliées. Le chant va vers sa disparition ou vers son impossibilité, mais reste saisi au moment où il s'efface, selon la logique du fade : Jean-Pierre Richard aurait trouvé là un de ses meilleurs exemples en même temps qu'une incitation à réviser son analyse ne serait-ce que parce que la "dissonance" l'emporte ici sur la "léthargie" et que l'origine reste présente.
Certes, domine souvent un effacement en acte : ainsi l'Ariette V (qui, lors de la première publication, s'intitulait Ariette) interroge un air qui s'estompe dès qu'on s'avise de vouloir l'interpréter, oublié dès que perçu, mais cet air est à la fois insistance et évanescence :
Qu'est-ce que c'est que ce
berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être ? Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ? Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir....? |
Et même les poèmes qui n'évoquent pas le chant sont marqués par ce modèle de la disparition imparfaite ou impossible, beaucoup plus que de la présence atténuée :
....................................
Sais-je Moi-même que nous veut ce piège D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés ? (Ariette VII) |
Pour Romances sans paroles comme pour Ariettes oubliées, il faut tenir ensemble le chant et l'oubli du chant. Leur solidarité pose toutefois le problème du statut de Romances sans paroles et de son rapport à la composition. Vaut-il pour tout le recueil, est-ce un "leitmotiv" pour parler comme Verlaine ? Nous pensons que sa valeur est avant tout "principielle", "incipitive", comme l'a confirmé encore la distribution du thème sonore.
2. Paysages belges
Paysages belges, ensuite, paraît sans mystère. L'effet d'annonce joue pleinement, relayé par les titres de poèmes (Walcourt, Charleroi, Bruxelles, Malines), jusqu'au coeur de ces poèmes eux-mêmes : J. Robichez ne retrouve-t-il pas dans les deux premiers "deux aspects opposés de la Belgique : Jordaens et Verhaeren", et, dans le dernier, "la Flandre opulente et traditionnelle" ? La bière et le houblon, la brique, les forges rouges, le bois de la Cambre, la plaine immense : autant de détails de couleur locale qui confortent une impression de "belgitude". Tant pis si on invite en voisins les kobolds, Royer-Collard et Fénelon... Succédant au thème sonore se mettrait ainsi en place un thème presque totalement visuel ou pictural dans une sorte de carnet de voyage.
Mais cette approche apparaît aussi insuffisante qu'irrécusable lorsqu'il s'agit de dégager la valeur du titre. Elle aboutit à isoler la section de celle qui la précède alors que le partage entre le sonore et le visuel, le passage de l'un à l'autre se décident dès les Ariettes, par les deux "tandis que". La IX est le seul poème de tout le recueil qui emploie le mot "paysage" :
Combien, ô voyageur, ce PAYSAGE BLEME Te mira blême toi-même... |
Probablement ce paysage "blême" s'oppose-t-il d'ailleurs aux "paysages belges" (faisant alors écho à "oubliées" ?). K. A. Knauth [pages 132-3] a relevé la "coloration mélancolique des Ariettes oubliées" (le gris des Ar. I, V et VIII, le pâle des Ar. II et IV,...) pour souligner le contraste avec le pittoresque de la section suivante "le charme tout extérieur de la couleur et la pure expérience sensuelle, sans aucune résonance émotionnelle et faisant oublier toute inquiétude subjective". De fait, on y trouve le "clair" (Walcourt, Malines), le blanc (Simples fresques II, Malines), le noir et le rouge (Charleroi), le verdâtre et le rose, l'or et le sang (Simples fresques I), le "ciel en velours" et les "astres en or" (Chevaux de bois), les "rouge de brique et bleu d'ardoise" (Malines encore). Un contraste se met en place.
Paysages belges se caractérise aussi par un écho resserré [pe---x- be-x] que nous ne pouvons pour l'instant rapporter qu'à l'écho élargi de "(C'est) l'extase langoureuse" : encore le contraste ?
3. Aquarelles
Aquarelles se passe d'épithète. Sans qu'on puisse encore savoir comment, il est probable que cette absence de détermination fait sens. Nous avons peut-être passé le temps de l'oubli et de l'exil. Mais peut-être aussi faut-il suppléer un "anglaises" implicite, qui fût apparu redondant tant l'aquarelle est restée longtemps associée à l'Angleterre bien après le salon de 1824 où les peintres français la découvrirent en même temps que les marines, bien après Bonington et les voyages à Londres de Géricault, Delacroix et autres. Selon Gautier, cité par le Grand Larousse du XIX° siècle, "même quand ils peignent à l'huile, les Anglais sont aquarellistes". Baudelaire également glorifie la "manière anglaise". Et Verlaine lui-même a parlé, dans sa correspondance, d'une "partie anglaise". Dans ces conditions, il est possible que les titres en anglais soient dans le même rapport à Aquarelles que Walcourt, Charleroi, Bruxelles ou Malines à Paysages belges.
Cependant, si l'on trouve (sous les réserves que nous verrons) des "paysages belges" dans la section centrale, la présence d'aquarelles dans la dernière est fort incertaine : comment baptiser ainsi Child Wife ou A poor young shepherd plutôt que l'Ariette IX, par exemple ? Même Streets II évoque davantage la peinture "topographique"... La candidature de Beams serait plus convaincante mais, si on la retient, Aquarelles prendrait valeur conclusive comme Romances sans paroles avait valeur incipitive.
Même si l'on a pu spontanément rapprocher la "romance sans paroles" et l'"aquarelle" en tant que formes brèves, il est probable que nous n'avons pas affaire à des transpositions d'art. Mais c'est aussi que la valeur des titres ne peut être définie par le seul rapport qu'ils entretiennent avec les poèmes. Il y a également une organisation autonome de la titulation, et une efficace propre : la mise en interaction des poèmes, selon des règles autrement complexes que celles d'une thématique spéculaire et hiérarchisée d'une programmatique verticale et cette interaction passe par la prosodie.
Or, ce qui frappe dans la série des quatre titres auxquels nous nous intéressons et qui rend compte du choix d'Aquarelles malgré un rapport incertain au contenu des derniers poèmes , c'est la construction d'un paradigme en /aRe/ ou /aR-l/ : "sans pARoLES", "ARiEttes", "aquARELLES". Pour les deux premiers, le rapprochement, qui confirme une quasi-synonymie, fait encore moins de doute si on considère les trois titres de poème effacés de l'édition en recueil, Romance sans paroles (Ariette I), Ariette (Ariette V) et surtout L'escarpolette (Ariette II), qui opérait en quelque sorte la synthèse prosodique :
escARpolETTE / ARiETTE :
[ar-et] eScARPOLette / Sans PAROLES : [s,par,òl] |
L'escarpolette dérive de "l'ariette... de toutes lyres", tremblotement ou balancement dans lequel se confondent l'air-chant et l'air-atmosphère.
Dès lors, à l'autre bout de la chaîne, Aquarelles ne fait plus (seulement) référence à la peinture. L'écho pousse au même jeu étymologique que pour "ariette" : tout comme derrière l'un il y a "AIR", derrière l'autre il y a "EAU". Ce à quoi le dernier titre de section renverrait donc, c'est éventuellement à la mer de Beams, à la rivière de Streets II. Mais, parce que l'eau est aussi présente dans les Ariettes ; que, dans Beams, elle est largement "oubliée" (au profit du "haut") et que la titulation ne divise pas seulement le recueil en sections mais construit le livre, sans doute faut-il surtout penser à une bipolarité qui aurait valeur générale pour les Romances. Nous avons décrit le glissement de l'air à l'eau à l'oeuvre dans les Ariettes I et IX : Streets II et Beams y répondent par la substitution de la lumière à l'eau. La relation entre Ariettes et Aquarelles n'est donc en aucune manière un partage, mais un jeu corrélé, une tension qui désigne deux pôles du recueil en liaison avec le sonore et le visuel, probablement aussi.
Participant de la même prosodie, Romances sans paroles n'a plus seulement valeur "incipitive". Il mérite d'être titre global dans la mesure où il fait le pont entre les titres des deux sections extrêmes, ses échos. Dans ce qui fait sa signifiance, le pictural-aquatique vient ainsi nuancer le sonore-aérien. Quant aux Paysages belges, peut-être parlent-ils pour un troisième élément, central : la terre, mais il faut dès maintenant admettre la possibilité qu'ils soient isolés ce qui se confirmera.
B. Les titres des poèmes
1. Ariettes oubliées :
Qu'elles soient simplement numérotées, comme par exemple les poèmes de La Bonne Chanson, ne doit pas conduire à passer cette première section sous silence. Ce choix "prend une valeur significative du fait qu'(il) joue uniquement sur les Ariettes oubliées dans un recueil où tous les autres poèmes ont un titre", comme l'écrit D. Bergez [page 411]. Rappelons que Verlaine a dû pour cela dépouiller trois pièces de leur titre (dont deux afin de doter le recueil et la section).
Nous suivrons encore D. Bergez [ibidem]
lorsqu'il met ce parti en rapport avec :
"un oubli qui semble tenir à la nature même
de ces pièces : comme si leur musique remontait au présent à
travers les brumes de la mémoire, et s'offrait au poète dans un
éloignement qui leur confère une essentielle qualité
d'absence. A la fois présentes et passées, oubliées ou
remémorées, ces "ariettes" semblent ainsi devoir
échapper à toute tentative d'identification trop
précise."
Poèmes sans nom comme Romances "sans paroles" et Ariettes "oubliées". Mais la numérotation n'en demeure pas moins une forme de titulation. Chiffres romains des Ariettes, noms de ville des Paysages belges et mots anglais des Aquarelles FONT TOUS SERIE. La différence est que les derniers situent, dans un ailleurs. L'exil que suggéraient Walcourt, Charleroi, Bruxelles et Malines se redouble lorsqu'on passe à Green, Spleen, etc., c'est-à-dire lorsqu'aux noms propres étrangers (si peu que ce soit), succède une langue étrangère, des mots d'emprunt dont le sens est resté parfois très énigmatique (Green, Beams). Mais, d'un bout à l'autre du recueil, les sections ont en commun d'être organisées par des collections d'"êtres linguistiques" dépourvus, non pas de référence (les noms propres en ont une), mais de signification. Ce qui est en cause ici pour la première fois quoique, nous le verrons, de façon forcément partielle , c'est le sens : "le manque de sens précis projeté", enfin ? Les mots de l'exil faisant apparaître le parti-pris plus fortement que les chiffres romains traditionnels (ne serait-ce que par le scandale de l'anglais (1)), mais procédant du même refus du nom commun, de la langue maternelle ?
2. Paysages belges :
Deux de ces séries sont ordonnées : celle des chiffres, par définition, mais aussi, quoique moins apparemment, celle des villes belges. Il faut là faire appel à la référence, mais les noms "propres" ne nous y invitent-ils pas ? De Walcourt à Malines, on ne cesse de s'éloigner de la frontière française, vers le nord. Et en ligne droite. On peut certes recourir à la biographie pour justifier le choix des premières étapes : "Les deux premiers Paysages belges, Walcourt et Charleroi jalonnent leur itinéraire" vers Bruxelles [J. Robichez, éd. Garnier, pages 135-6]. Mais Malines ? Une excursion ? Il s'agit plus probablement de la plaque tournante ferroviaire, naguère décrite par Gautier et passage obligé vers Ostende et l'Angleterre, en même temps qu'une ville qui permet de prolonger la trajectoire de façon rectiligne. Le choix a pu être fait à dessein pour renforcer une impression d'éloignement progressif (après Chevaux de bois où l'on tourne en rond à Bruxelles, ce poème final est celui qui porte acceptation d'un glissement indéfini), mais il pointe vers l'Angleterre : on retrouve la finale du mot dans les titres des premières Aquarelles, Green et Spleen.
On peut cependant se demander si tous ces noms de ville ne sont pas surtout de purs indices de l'errance et du porte-à-faux. Ils laisseraient attendre une description (un "paysage belge") qu'ils seraient aptes à subsumer. Or tel n'est pas tout à fait le cas malgré ce que dit J. Robichez : rien de très urbain, notamment, sous Bruxelles ou Malines et "Où Charleroi ?" note clairement une déceptivité. Illusion de réalité, identification à la chose désignée : autant de caractéristiques du nom propre qui ne valent pas ici et cette inadéquation conforte le sentiment d'un exil. Paysages belges ou la description et la résidence impossibles.
Cependant, Bruxelles est l'occasion d'une
double entorse à ce schéma linéaire. Premièrement, est-ce
parce qu'il s'agit de la capitale ou du lieu de séjour ? ce sont
trois poèmes qui lui sont consacrés. En second lieu, des
sous-titres font leur apparition, qui échappent tous deux à la
règle des séries : Simples fresques, commandant deux
poèmes, et Chevaux de bois.
Le premier participe du thème pictural, mais l'adjectif
"simples" gomme par avance ce que "fresques"
pourrait suggérer de grandiose. Il renvoie, dans le premier
poème, à "humbles (abîmes)", qui fait lui-même
système avec "petits arbres" et "l'oiseau
faible" (/bl¤zab/, /tizarbr/, /az---bl¤/).
"Fresques" même a pour écho "S'EFFaCENT",
"REVaSSENT", "bERCE". Ne subsiste plus guère
qu'une idée de longueur, d'étirement visuel, qu'évoquent aussi
les incipit : "La fuite est verdâtre et rose",
"L'allée EST Sans Fin".
Mêmes atténuation et distanciation dans Chevaux de bois. Jouant
avec l'épigraphe empruntée à Hugo ("Par Saint-Gille,/
Viens nous-en/ Mon agile/ Alezan") et avec l'indication
finale ("Champ de foire de Saint-GiIles..."), ce
sous-titre moque le thème annoncé en tête de la section :
"Conquestes du Roy". Les chevaux ne sont que de bois,
tout comme les fresques sont simples.
Notons (cela resservira), autour du Simples Fresques qui rappelle le thème pictural, une série d'échos symétriques : Walcourt-Charleroi- (Simples fresques)- Chevaux de bois- Malines, [al, al+ç..wa, (...), ç...wa, al].
3. Birds et Aquarelles :
De même, que nous puissions traduire ou expliciter certains des titres anglais ne doit pas faire oublier le fait essentiel : l'emploi d'une langue étrangère. Cela d'ailleurs dès Birds in the night, titre d'un poème-section, mais qui ouvre clairement la dernière série.
Il n'est pas indifférent que ce groupe commence par une citation de Sullivan (2). Ces paroles de romance sont forcément l'antithèse de Romances sans paroles, en font la Mauvaise Chanson, et le titre selon toute apparence une transposition de l'exil amoureux, telle que Verlaine lui-même l'explicite :
Mais je souffrirai comme un bon soldat Blessé qui s'en va dormir à jamais Plein d'amour pour quelque pays ingrat. Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie, |
D'autre part, dans Aquarelles, il y a un poème qui reprend, avec encore plus de violence, les griefs exposés dans Birds in the night. C'est Child Wife. Il forme couple avec le poème suivant, A poor young shepherd : tous deux furent envoyés ensemble à Blémont, "sur une feuille de papier divisée en deux colonnes" [Robichez, éd. Garnier, page 595] et ont en partage une thématique de la pusillanimité. Or ils semblent démembrer Birds in the night. D'un côté, Elle, qualifiée de "triste agnelet" bêlant ; de l'autre, Lui, le berger timide. Si l'on ajoute le poids de l'écho "birds"-"shepherd" du chant au bêlement, encore , on a quelque raison de penser que le divorce qui s'accomplit par ces Aquarelles rend compte de la position de Birds in the night : avant, mais en dehors. Ce poème isolé réintroduit le thème amoureux après les Paysages belges ou, plutôt, il reprend, sur le mode du révolu et de l'exil, ces vers de Chevaux de bois : "Déjà voici que la nuit qui tombe/ Va réunir pigeon et colombe". Mais il y a en même temps en lui trop d'actualité personnelle pour qu'il puisse être une Aquarelle.
Pour les titres de cette dernière section, le problème des sources et celui de la traduction sont nettement plus ardus. Même pour Child Wife, on peut hésiter entre une référence à Dickens (David Copperfield) et une autre à Mayne Reid (3), mais le sens au moins est clair. De même avec A poor young shepherd. On a vu les références bibliques proposées par D. D. R. Owen pour Beams ; quant au dictionnaire, il fournit deux traductions : "baux" (poutres qui, placées en travers du navire, en soutiennent les ponts) et "rayons (de soleil)" qu'on pourrait également accepter, puisqu'"Elle" participe à la fois du soleil et du navire. A telle enseigne qu'on peut se demander si la polysémie du mot n'est pas à l'origine de la fable. Pareillement, la substitution, dès les premiers vers, du thème amoureux au thème végétal permettrait de donner à "GREEN" deux de ses sens attestés : "vert" du feuillage mentionné au premier vers, caractère "ingénu, naïf, inexpérimenté" suggéré au second [J. Robichez, page 593]. En revanche, pour Spleen, la question se pose en termes presque inverses : c'est un mot qui a déjà une longue histoire en français, histoire dominée par l'usage qu'en fit Baudelaire ; dans cette série, juste après Green auquel il fait écho, redevient-il un mot anglais ? mais Verlaine sait (il l'explique dans une lettre) que le mot "ne signifie que rate". Nous avons en fait affaire à un idiome bien plus ambigu. D'une part, dominent ici (quatre fois sur six), après les dissyllabes ou trisyllabes des Paysages belges, des monosyllabes en /i/ long, faisant d'abord écho à Malines ce qui serait cohérent avec le choix de ce titre (de cette ville) pour conclure la série belge. D'autre part, et contrairement aussi à la section précédente, certains incipit de poèmes semblent s'inspirer du titre, comme si celui-ci servait de générateur prosodique et sémantique.
Le phénomène est particulièrement net avec A poor young SHEPHERD, qui commence par "J'AI PEUR D'un baiser". L'à-peu-près bilingue lance le poème, définit le personnage et fournit même le refrain. Le début de Streets II, germe de toute la pièce, glose également le titre : les troisièmes syllabes superposées y font écho tandis que la rime, prise également dans la chaîne prosodique, traduit :
O la RIvière dans la RUE
! FantaSTIquement appaRUE... |
Là aussi, il y a donc continuité de l'anglais au français. Dans Spleen, il faut en revanche attendre le vers 4, mais "déseSPoirs" est un écho prosodique et sémantique à la fois, en attendant : "Et du lUIsant bUIs je sUIs las".
Les /i/ sont moins nombreux dans cette section que dans les précédentes. Mais cela ne les empêche nullement d'être signifiants. Au contraire, leur rareté va de pair avec certaines particularités de répartition ou de distribution. Dans Green, ils sont onze : sept dans le premier quatrain, trois dans le suivant, un seul dans le dernier. Et ils tendent à se masser en début de strophe, en début de vers :
VoiCI des FRUITS, des fleurs,
des feuilles et des branches, Et PUIS voiCI mon coeur, QUI ne bat que pour vous, Ne le déCHIrez pas avec vos deux mains blanches Et qu'à vos yeux SI beaux l'humble présent soit doux. J'aRRIve tout couvert encore de rosée.... |
Comment ne pas faire le rapprochement entre la prosodie du titre et cette "incipitivité" du /i/ ?
Pour ne donner qu'un autre exemple, Beams, pour finir, fait une chaîne continue : "embellie"-"belle folie" (Q. I), "luisait"-"lisse"-"suivions"-"délice" (Q. II), "s'inclinaient"-"filaient"-"glissaient" (Q. III), "inqui-ète"-"reprit" (Q. IV). Avec deux noeuds au moins : "glissaient", qui résume les termes précédents au moment où le /l/ s'efface, et l'écho "s'inclinaient"-"inqui-ète", qui s'appuie sur la diérèse.
Pour l'heure, nous nous en tiendrons à quelques conclusions prudentes pour cette dernière section :
Encore une fois, la titulation ne peut être analysée en fonction de la seule relation "verticale" titre-poème. Il y a un système des titres, et des interrelations : de Malines à Green-Spleen, par exemple, ou de Birds in the night à Beams (de la nuit à la lumière)... On peut même supposer des liens d'un poème au titre du suivant : les "pauvre", "peur", "jeune" de Child wife ne prépareraient-ils pas, avec "bêlâtes" et "agnelet", A poor young shepherd un peu comme le "paysage blême" de l'Ariette IX prépare les Paysages belges ?
L'existence indéniable d'un à-peu-près franco-anglais, l'organisation des /i/ entre titres et poèmes sont autant d'arguments contre l'hypothèse d'E. Zimmermann, selon laquelle Verlaine aurait, en Angleterre, et tout spécialement dans l'Ariette III, "(joué) des sons les plus spécifiquement français, de ces voyelles intermédiaires qui n'existent dans aucune des langues voisines" : [ö], [e] et [ÿi]. Les échos "shepherd"-"j'ai peur d'", "Green"-"voici des fruits", "Spleen"/"du luisant buis je suis (las)" sans compter Malines-Spleen montrent qu'il faisait comme s'il n'y avait pas de différence. Vraisemblablement même, le choix des titres en /i/ long est destiné à attirer l'attention sur le rôle constructif des /i/ dans le poème, ainsi que sur l'incipit.
Mais sans doute vaudrait-il mieux dire que Verlaine tend à établir, ou à créer, des équivalences. Alors que les titres des Paysages belges ne trouvent guère d'échos dans les poèmes correspondants et que Birds in the night exhibe une thématique de l'exil, les Aquarelles, notamment grâce aux incipit, vont de la langue étrangère vers le français. Elles naturalisent : "les cottages jaunes et noirs", "Kate" rimant avec "délicate". Elles font une seule prosodie des deux langues (bien que l'emprunt à l'anglais ait sans doute été conçu au départ dans un dessein tout opposé). Faut-il voir, dans cette conjuration de l'exil, une réponse aux Ariettes et une relation avec le finale euphorique, avec le retour à l'alexandrin, avec le triomphe remporté sur l'eau et sur le souvenir ? Si tel était le cas, nous aurions moins de scrupule à lire dans "Beams" la négation des "abîmes" mentionnés dans Simples fresques I... Mais l'examen des épigraphes apporte peut-être un autre éclairage à cette construction.
NOTES
(1) Verlaine perpètre ici l'abomination contre laquelle l'avait mis en garde, en 1867, Henri Nicolle, gêné par le grec des Poèmes saturniens : "S'il allait à Londres, notre poète chanterait assurément qu'il a parcouru de larges streets et qu'il a vu le palais de la queen" (Cité par J. H. Bornecque, 1977, page 56).
(2) "Ce titre anglais est probablement emprunté à la romance que le compositeur anglais contemporain le plus célèbre, sir Arthur Sullivan, avait publiée la même année (1869) que The rainy day (source de la première épigraphe de Il pleure dans mon coeur) : "Oiseaux dans la nuit, au doux appels, / Vents dans la nuit, aux soupirs étranges, / Venez à moi, aidez-moi, ô vous tous..." (V. P. Underwood, pages 76-77).
(3) "Des ouvrages de Mayne Reid (très lu en France) ont appartenu au professeur de Rimbaud, Georges Izambard", note Underwood (page 119), mais il semble bien que The Child Wife (1867) n'ait jamais été traduit dans notre langue...