IV. GRAMMAIRE :
LES LEGENDES DU PEU DE SENS
Chapitres rattachés :
Le verbe "être"
et L'Ariette IV.
L'absence de verbe (Paysages
belges principalement)
Un vague bien circonscrit (prépositions,
déterminants et pronoms).
Notre analyse de l'Ariette I a mis en évidence la fonction organisatrice du verbe. Or on met plutôt l'accent, en général, sur sa faiblesse dans les Romances sans paroles. A propos des C'EST de cette première Ariette, Ruth Moser par exemple écrit :
"Ici, tous les contours logiques sont effacés. La strophe se compose d'énumérations, plutôt d'évocations, de sensations qui s'ajoutent les unes aux autres et qui sont reliées par le verbe le plus faible qui soit, le verbe être. Il n'y a donc entre elles aucune relation de cause ou de conséquence, elles se juxtaposent simplement. Le poète les accueille et les subit sans se poser aucune question, sans réflexion, il n'est plus qu'une sensibilité infiniment plastique, capable d'éprouver les mouvements les plus secrets des choses et de son être. Les choses viennent se fondre en lui et la sensibilité ne les distingue plus d'elle-même." [L'impressionnisme français. Peinture, littérature, musique, Genève, Droz et Lille, Giard, 1952, pages 84-85 ; cité par C. Cuénot, 1963, note 22, page 225].
Antoine Adam (1965, pages 110-111) abonde dans le même sens :
"Ces images, Verlaine ne les construit pas, et parce qu'il n'ose pas encore supprimer le verbe dans ses phrases, il emploie avec insistance le plus insignifiant, le plus incolore, le plus inactif de tous les verbes, le verbe être."[C'est nous qui soulignons].
Un peu plus loin (pages 113-114), il précise la perspective :
"Qu'on lise par exemple Walcourt. Pas un verbe, pas une proposition régulièrement construite. Pas une transition. Une succession de notes brèves, dans une tonalité lumineuse et gaie. Comme les impressionnistes, Verlaine peint très clair, tout préoccupé maintenant de rendre les vibrations de la lumière et ses jeux merveilleux. Comme eux encore, il néglige le modelé, il juxtapose hardiment les tons, (...). L'essentiel, pour le peintre poète, c'est de ne pas construire, c'est de refuser cette intervention de l'intelligence qui ordonne et qui par conséquent fausse et mutile, c'est d'accueillir naïvement les impressions, d'en saisir la fraîcheur spontanée."
Claude Cuénot aussi (1963, page 205) ordonne l'effort d'"élimination du verbe" de l'Ariette I, avec un "présentatif dont la valeur verbale n'est plus guère sentie", à Walcourt.
L'unanimité se fait pour lier absence du verbe et impressionnisme (1) :
"Enfin, l'impressionnisme est encore un moyen de rendre aiguë la poésie verlainienne. Le principe de l'Ecole de Plein Air qui consiste à se placer en face de la nature et à noter directement ses impressions (...) a aussi ses incidences sur le plan syntactique (...) Ce bombardement des sensations se traduit encore par la disjonction séquentielle, la syntaxe affective, ou par l'absence de verbe, comme dans Walcourt (...) Cette tendance à l'énumération nominale, à la suppression des verbes, fait surgir les objets devant les yeux avant toute appréhension intellectuelle." [Paule Soulié-Lapeyre, pages 142-3].
Eléonore Zimmermann elle-même [Magies..., page 79] reprend l'idée, en énumérant les poèmes sans verbe : Effet de nuit (Poèmes Saturniens), Bonne Chanson XIV (en partie seulement) et, toujours, Walcourt :
"De tels poèmes ont amené les critiques à parler de l'impressionnisme de Verlaine. En effet, les "impressionnistes" ont aussi peint clair, par taches vives, avec un refus complet de l'interprétation. (...) Il faut peindre pour l'oeil, non pour l'entendement, qui fera à partir du tableau la même synthèse qu'il fait à partir des données de la nature. (...) Verlaine cherche un dépouillement, une simplification extrême de la forme. Il s'en sert pour communiquer une impression de naïveté, son emploi de la répétition en fait foi, et plus encore de l'immédiat dans la sensation, donc de sa réalité absolue et indiscutable."
Quelles que soient les nuances, c'est la même analyse qui prévaut : l'impression est "immédiate", antérieure à toute intervention de l'intelligence ; la construction de la phrase par le verbe est le (seul) moyen d'organiser sa pensée, la marque indiscutable et indispensable de l'intellection que refuse Verlaine ; enfin, cet impressionnisme poétique rejoindrait l'impressionnisme pictural, en vertu d'une équivalence entre la suppression du verbe et la juxtaposition des touches... Nous ferons porter notre attaque sur le second point, naturellement : il est aisé de démontrer que l'absence de verbe n'implique pas celle de toute "construction intellectuelle", que Walcourt ni ne privilégie la sensation naïve ni ne représente le terme, même provisoire, d'aucune entreprise impressionniste.
Auparavant, nous examinerons les emplois du verbe ÊTRE, non pour nous donner le ridicule de débattre de son sens, mais pour marquer fermement que, là où il intervient pour beaucoup, il peut être, sinon le plus actif des verbes, du moins un verbe fort de sa faiblesse même, grâce au rapport qu'il noue à l'énonciation et cela dans des conditions propres à révoquer toute présomption de facilité.
S'agissant toujours du rapport à la sensation, mais quasi à l'opposé des "juxtapositions hardies de tons", nous nous emploierons enfin à éclairer "le vrai vague et le manque de sens précis projetés", à quoi Verlaine réduisait les Romances sans paroles en 1893 et à quoi on a trop souvent ramené trop de son oeuvre depuis l'essai de Jean-Pierre Richard (2). Le vague, comment s'en étonner ? a reçu des définitions diverses et imprécises, voire contradictoires, dans la mesure où, s'appuyant sur Kaléidoscope de 1873 : "Un instant à la fois très vague et très aigu", et sur Art poétique de 1874 : "Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint", on a partout recherché une "alliance" sans toujours bien savoir où situer la frontière entre les deux termes antithétiques. "Le désordre de la phrase procède de la technique du flou, donc du VAGUE, mais l'effet d'insolite et de mise en relief du mot ou du groupe de mots relève de l'AIGU", soutient par exemple Paule Soulié-Lapeyre (ibidem) à propos de la dernière strophe de l'Ariette II. Quand des notions opposées peuvent ainsi se confondre dans leur point d'application, il y a fort à parier qu'elles sont à peu près inopérantes ou peuvent se ramener à une forme d'ambivalence.
Autre défaut de ces analyses : peut-être parce qu'elles visent à tout distribuer vocabulaire, procédés, figures, "moyens rythmiques (et) phonétiques" entre le vague, l'aigu et même le suraigu, elles ignorent la place et le rôle de ces éléments dans l'oeuvre, qu'elles arasent. Plaquant une grille de lecture simpliste sur une provende disparate, elles deviennent aveugles et sourdes au poème. Ainsi pour trois substantifs que Cl. Cuénot donne comme exemples de "méprises" dans les Romances : comment ne pas voir que ROULIS, BERCEAU et TOURNOIS sont tout sauf impropres ? Qu'ils font série avec ESCARPOLETTE pour imposer un concret du ballottement, chacun dans son contexte ? Quant aux prédilections lexicales, rien ne nous assure qu'elles témoignent des qualités essentielles d'un recueil, qu'elles révèlent une attitude poétique, surtout si l'on constitue ces paradigmes ("grises", "trouble", "langueur", "choses", "confus", "vaguement", "quasiment", "incertain", "brouiller", "s'effacent ces apparences", "rêvassent"...) en oubliant que tout en est pris sur le seul premier versant. Au surplus, la polysémie dans le poème contredit fréquemment un partage impérialiste entre le vague et son contraire. Venant après "mêlions" et "âmes soeurs" dans :
O que nous mêlions, âmes soeurs que
nous sommes, A nos voeux confus la douceur puérile De cheminer loin des femmes et des hommes Dans le frais oubli de ce qui nous exile ! (Ariette IV), |
et pris dans la tension entre fusion et séparation propre à cette strophe, CONFUS, par exemple, peut aussi bien signifier "incertains", "mal assurés" que "conjoints", "confondus" voire, en rapport avec "pardonner les choses", que "honteux" ou "embarrassés". Le signifié ne dit guère quand il est coupé du fonctionnement et quand on le prend pour ce fonctionnement, on tombe immanquablement dans l'interprétation forcée, ad hoc, comme on le constatera pour les prépositions "de localisation imprécise". Nous nous imposerons donc une double limitation : nous nous en tiendrons au "vague", pensant d'ailleurs naïvement qu'il devrait être plus facile à identifier que le "précis", somme toute requis de tout discours ; et, hormis une hypothèse sur la valeur du mot tel qu'il apparaît dans le texte même, il ne sera ici question que de la grammaire de ce vague, à partir des éléments fournis par Cl. Cuénot et P. Soulié-Lapeyre.
Nous insisterons particulièrement sur la catégorie de l'indéfini, pour une raison évidente : c'est que, sans parler de son imprécision même, elle semble représenter, dans son domaine de validité, le support idéal du vague. Le rapprochement qui s'imposait a été fait. J.-P. Richard, notamment, décrit la chute de Verlaine dans "l'inauthenticité" en ces termes : "Dans le moi évidé plus de on, plus de ça, mais un Il, une présence indubitable et radieuse..." (page 183). Pourtant, il identifie assez habituellement le vague au sensible et... à l'impersonnel, convoquant même un il y a dont il n'existe à notre connaissance aucun exemple dans l'oeuvre, jusqu'à Sagesse incluse : "La rêverie verlainienne préfère ainsi les milieux négatifs et aveugles, d'où ne peuvent émerger d'autre existence que celle d'un pur il y a, d'autre présence que celle d'une réalité vide" (page 173). En tout cas, à l'exception des C'EST dont nous aurons vu qu'ils manifestent l'absence de la personne dans le mesure où ils en suggèrent le recouvrement, le masquage plutôt que la disparition , les impersonnels sont relativement rares sur le versant "vague" des Romances, et ils y voisinent toujours avec des formes des première et deuxième personnes : "Il pleure dans mon coeur", "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses", "Quoi donc vous arrive ?". Verlaine ne s'enferme jamais dans "le mystère de l'indétermination sensible", dans "le vague d'une sensibilité impersonnelle" ou dans "l'impersonnalité d'un pur sentir". Le rapport avec le sujet de l'énonciation n'est jamais totalement rompu.
L'analyse d'Il pleure dans mon coeur poursuivra en partie sur la lancée de ce chapitre, contestant notamment que "la langueur verlainienne épuise l'être, le [force] à se dissoudre et à s'oublier en autre chose que lui-même", convertisse "le moi personnel en moi impersonnel" (J.-P. Richard, page 175) ou que, comme l'écrit Cuénot (page 179) :
"Cette pluie douce, régulière et monotone, pénètre à ce point l'âme du poète que celui-ci, pour ainsi dire, s'identifie presque au bruit de la pluie et perd le sentiment de lui-même."
Loin de se réduire à l'impersonnel, la pluie réserve en creux la place d'un sujet. Comment cette légende de la dissolution du moi a-t-elle d'ailleurs pu résister à une simple lecture du poème, dont le dernier vers est, faut-il le rappeler ? "Mon coeur a tant de peine" ? De même, au début de l'Ariette I, si Verlaine "fait vivre (son état de conscience) hors de lui, loin de lui, dans une objectivité trouble, sur le mode du cela" (J.-P. Richard, ibidem), ce n'est que dans la mesure où il réalise une extase, qui est forcément celle d'un JE ou d'un NOUS.
(1) Pour tout l'aspect historique des rapports entre Verlaine et l'impressionnisme, nous renvoyons aux articles et livres cités dans ce chapitre, ainsi qu'à Michel DECAUDIN, 1982, pages 45-48 et à B. PRATT. Ce dernier a rappelé que le terme "impression", présent dans la correspondance de Verlaine à l'époque des Romances sans paroles, était "de longue date dans toutes les bouches" et "traîn(ait) depuis quinze ans dans les ateliers et les brasseries", et il a contesté, arguments à l'appui, que Verlaine ait été en relations fort suivies avec les futurs impressionnistes. Mais lui aussi est manifestement troublé par les analogies qu'il décèle entre leur art et celui de Walcourt.
(2) "Fadeur de Verlaine", repris en 1955 dans Poésie et Profondeur, date de 1953. On y lit en particulier : "Toute la réussite verlainienne fut donc de se fabriquer une incantation qui invitât à la fois à la jouissance d'une indétermination et à la délectation d'une extrême acuité sensible. Un instant à la fois très vague et très aigu, tel est le moment type dans lequel se situe la rêverie verlainienne." Voir aussi Claude CUENOT, 1963, notamment pages 137-144 et 167-186 ; Paule SOULIE-LAPEYRE dont la thèse s'intitule précisément : Le vague et l'aigu dans la perception verlainienne ; et J.-L. JACCARD.