V. LE GLISSEMENT

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Chapitres rattachés :

Les opérateurs du glissement (pronoms, déterminants et temps).
Glissement et oppositions à partir de Birds.
Labilité du paysage.
Le glissement et l'oubli.

Même si nous avons décelé des organisations et des tensions qui rendent ces hypothèses peu vraisemblables, sinon égarantes, nous n'avons rien prouvé de façon absolue ni contre le vague ni contre l'impressionnisme verlainiens et tel n'était d'ailleurs pas notre propos. On peut simplement se demander si les deux notions, à leur prêter quelque pertinence, seraient si distantes : quand Verlaine décrit à Blémont les futures Romances sans paroles comme "une série d'impressions vagues, tristes et gaies, avec un peu de pittoresque presque naïf : ainsi les Paysages belges" [Correspondance, page 300], n'est-ce pas parce que son propos est moins, ici de juxtaposer des touches claires, là de chercher la confusion avec le sensible, que de rendre une incertitude affective, une attitude ambivalente envers le paysage — comme si le sujet ne pouvait décider de la couleur dont se revêt pour lui le monde ni structurer sa perception. Verlaine ne serait-il "impressionniste" ou "vague" que par affaiblissement du moi ou, à tout le moins, du fait de se situer en deçà d'une claire conscience des choses ?

Et il est de fait que beaucoup ont insisté, avec quelque apparence de raison, sur la passivité de Verlaine face au monde : ainsi Henri Peyre [1974], quand il dit que le poète, "par tempérament, aurait préféré se laisser effleurer, parfois pénétrer, par les paysages, les objets, refusant de les interpréter ou de leur demander leur secret." Diana Festa-McCormick, dans un article très proche, décèle comme lui un second impressionnisme de Verlaine, celui de L'Angélus du matin, de Kaléidoscope et de Limbes, qu'elle décrit comme une prééminence de l'objet :

"Il n'y a pas (chez Verlaine), comme chez les Romantiques, le rêve qui cherche et trouve son reflet dans le monde extérieur. C'est l'objet qui semble être le dépositaire d'un rêve sans forme ni désir, un rêve qui se revêt pourtant de contours et de paroles dans la contemplation de l'objet. L'objet et la nature qui ont fait surgir le rêve disparaissent ou deviennent, par association, d'autres images, dans cette matérialisation du rêve, qui est le poème" (p. 147).

Tous deux insistent donc sur la présence de la suggestion dans l'évocation du réel, chez un poète qui se laisserait penser par le monde :

"Le réel est saisi, mais jamais immobilisé ou matérialisé (...) [D'où un] sentiment de la fluidité de toutes choses et de l'insaisissable dans des poèmes d'où ni la vie intérieure ni les sentiments en lesquels se complètent les impressions ne sont bannis." (Peyre, pages 91-92).

"L'objet est en même temps plus et moins que ce qu'il représente ; il n'a pas la transparence d'un symbole, mais il enclôt la suggestivité d'une vitalité propre (...) On dirait la conscience des choses qui se réveille et se jette en avant." (Festa-McCormick, page 148).

Jean-Pierre Richard, quant à lui, pose d'emblée "un certain quiétisme du sentir", une passivité-porosité [page 165] et Octave Nadal parle d'un "état singulièrement concret de rêverie où l'esprit ne tenant plus qu'à un fil exténué de pensée, se laisse envahir par les sensations les plus aiguës et les plus ténues" : "l'âme universelle emplit une conscience " en allée " [pages 51-52]. Et il est vrai que l'initiative, dans les Paysages belges comme dans Spleen, semble venir du paysage.

Il importe toutefois de marquer une forte différence entre les Ariettes et les Paysages belges. Quitte à schématiser en recourant à des termes plus commodes que précis, nous dirons que, dans les Ariettes I et IX, l'impression flottante est prise pour l'objet de telle sorte que le moi se retrouve prisonnier d'une apparence qui n'est que la forme de son absence : c'est le propre de l'extase et de l'illusion, en effet, que de prendre la noyade au sérieux et, par là même, d'y piéger le sujet.

Comme pour tirer de cet enfermement, les premiers Paysages belges au moins partent de l'impression aussi, mais cette fois de l'impression autant qu'elle est problématique, qu'elle tient à distance l'objet qui devient par là même incapable de capter le moi. Comparons par exemple les deux "Qu'est-ce que c'est ?" : celui de l'Ariette V vise autant, sinon davantage, à résoudre une énigme personnelle qu'à élucider l'origine de l'air — origine d'ailleurs assignable même si on peut penser qu'elle a été oubliée, puisque cette romance s'est détachée du piano "que baise une main frêle" — :

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
QUE VOUDRAIS-TU DE MOI, doux chant badin ?

Celui de Charleroi, au contraire, interroge vraiment sur la source d'une sensation devenue comme autonome : "Qu'est-ce que c'est ?/ Quoi bruissait/ Comme des sistres ?" reformule "Quoi donc se sent ?" en prenant d'ailleurs ses distances avec la conscience. De même, Walcourt commence par poser des "touches", qu'il interprète immédiatement, mais sans nommer l'objet, maisons ou tonnelles :

Briques et tuiles,
O les charmants
Petits asiles
Pour les amants !
Houblons et vignes,
Feuilles et fleurs,
Tentes insignes
Des francs buveurs !

En revanche, quand cette désignation intervient ("Guinguettes claires..."), une autre dérive commence qui renvoie aux routes et aux gares, qui suscite une "présence" mais en éloignant ces personnages d'un Walcourt perdu autant que peut l'être Charleroi dans la pièce suivante. Quant à l'allée de Simples fresques II, décrite d'abord comme "sans fin", si on s'aperçoit en définitive qu'elle mène à un château où l'on rêverait de s'installer, ce n'est malgré tout qu'une route coupée, un accès barré. Les voyageurs sont condamnés à l'errance par la défection de l'objet, de sorte que ce refus d'asile est, d'une certaine manière, l'antithèse de l'exil des Ariettes.

Simples fresques I part également du décalage entre l'impression ("La fuite est verdâtre", "L'or...") et son origine ("Des collines et des rampes", "Des petits arbres") et ce que "l'air monotone" berce pour finir, c'est un sujet tenu à distance de lui-même, d'être réduit à un état d'âme, à des "langueurs" comme le monde l'est à des "apparences". En ce sens, ce poème est une fausse ariette : il proclame l'illusion.

Par son usage de l'indéfini de "distanciation", Malines, enfin, dissipe tout risque de noyade : le compromis passé entre le ON et le mouvement établit une affinité à travers un retrait, comme dans Simples fresques I. A défaut de "conquestes", le sujet anonyme a rompu l'emprise de la nature.

Mais les catégories grossières que nous avons utilisées, si elles permettent de décrire à peu près le projet des Paysages belges, ne sauraient rendre justice aux Ariettes, dans le mesure où elles laissent de côté dédoublement et réversibilité. Dans cette première section, le clivage ne passe en effet pas entre le sujet et le monde, mais à l'intérieur de l'un, puis de l'autre : s'y noue, sur le mode de l'énigme douloureuse, une confrontation entre le moi et le non-personnel qui le pénètre ou l'englobe.

Tout d'abord, il n'y a jamais confusion totale entre l'objet et l'impression. Parce que là aussi déjà, l'impression n'est pas l'objet. Dans l'Ariette I, elle convoque un objet par défaut — en vertu d'un défaut qui est celui du sujet. Dans la V ou la IX, "tandis que" détache l'auditif du visuel, l'air du piano qui "luit... vaguement", les tourterelles de l'ombre des arbres : oubli de son origine ou d'elle-même propre à la romance sans paroles. Ces sensations auditives ne cessent de s'exténuer dans la mesure où elles sont elles-mêmes une exténuation de la réalité. Or c'est justement par l'air, par la plainte des tourterelles, par le murmure, que le moi va se trouver (re)convoqué.

Car, pour être évanescence, les sensations ne sont pas pour autant vouées à dire la défection du monde, comme dans les Paysages belges : ce fané va plutôt être l'instrument d'un retour du sujet. Quand, dans l'Ariette I, l'extase semble soumettre le moi ou le nous à la loi du paysage, celui-ci, en vertu de sa propre entropie, retrouve l'âme, redonne la parole à l'autre : "C'est..., Cela ressemble... Tu dirais... Dis...". L'énonciation fait retour en traversant l'impersonnel. De même, dans la IX, "tes espérances" se substituent aux tourterelles comme l'image supplante la réalité (les "ramures réelles"). Autrement dit, se tenant sur la frontière plus que ténue entre le moi et l'objet en excluant aussi bien la description pure que l'introspection, Verlaine se tient du même coup sur la limite quasi inexistante entre la tristesse-présence (Ariette VII) et un exil qui pourrait être heureux, dans une nature-asile. Il ne cesse alors d'être la proie de la réversibilité. L'effusion ramène à soi — mais l'exaltation des pouvoirs du moi peut tout aussi bien soumettre à l'escarpolette d'un monde sans plus de substance : quand, dans l'Ariette II, un sujet prétend dominer les apparences, traverser la sensation présente pour accéder à la lumière, il se retrouve lui-même traversé par une lumière "trouble", hanté par un paysage et, finalement, privé de toute individualité par la régression sensible, mais non "tué" puisqu'il s'identifie au désir d'en mourir. Le sensible n'est jamais extérieur.

Et c'est ici une autre différence avec Walcourt et Simples fresques I qui, commençant comme l'Ariette IX par de presque purs paysages, finissent également par reposer le problème du moi ou du toi. Mais le sujet y est défini par "différance" alors que, dans les Ariettes, il reste pris dans le monde qui l'exprime ou, du moins, se présente comme l'envers de ce monde. Même, d'être reparu à travers l'évocation, il en garde des traces : au rebours de ce qui se passe dans Green, la confrontation persiste par le dédoublement personnel-impersonnel, le clivage. Ne pouvant parler que du sujet et de l'objet à la fois, le poème est, non "glissement du dehors vers le dedans et du dedans vers le dehors" [Nadal, page 52], mais glissement vers l'un à travers l'autre. Ainsi, dans l'Ariette I, avant qu'un sujet ne se reconstitue dans le mouvement même qui porte de l'arbre dans le vent à l'eau, la dérive s'amorce, dès l'incipit absolu, par un impersonnel qui définit l'impression ("l'extase") comme ce qui efface la personne. Et celle-ci, à peine revenue, "s'exhale" par le paysage. L'envers est en continuité avec l'endroit. Bande de Möbius ? En tout cas pas un simple va-et-vient entre deux pôles : cette escarpolette est la solidarité entre le moi et l'impersonnel (le non-personnel), aller dans un sens donne l'élan du retour.

Cette remise en cause de la limite entre intériorité et extériorité oblige à scinder ce que Jean-Pierre Richard confondait : le ON de Malines n'est pas le CELA de l'Ariette I. L'indéfini est distance à soi et au monde, l'impersonnel est ce qui ne cesse de renvoyer au moi dans la contradiction. Les deux échappent aux catégories (y compris celle du "vague") qui les figeraient hors texte, pris qu'ils sont dans une opération du poème — celle que nous avons appelée le GLISSEMENT et qui a tout à voir avec la position d'énonciation. Le temps semble donc venu d'essayer de clarifier cette notion.

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