II. QUE VERLAINE COMPOSE
"Verlaine a (...) construit savamment son recueil et chacune des parties qui le composent. (...) Aussi ne puis-je comprendre pourquoi certains critiques ont poussé de hauts cris quand j'ai suggéré, il y a bien longtemps, que les Romances sans paroles avaient peut-être une " architecture secrète " pour emprunter l'expression de Baudelaire qui, lui aussi, avait voulu donner une forme non seulement à ses poèmes mais au recueil qui les réunissait." [E. Zimmermann, "Variété de Verlaine", 1982, page 9 ; voir, de la même, Magies, page 57, et 1965, pages 259-281].
Il est simplement dommage que, se proposant de rendre compte de cette architecture par un jeu de tensions ("entre la douceur et la violence, l'espoir et le désespoir, le désir de s'abîmer dans la mort et de vivre, entre ce que le poète ressentait comme le passé et ce qu'il voyait comme l'avenir"), Eleonore Zimmermann ait aussitôt fait appel au symbole de l'escarpolette et baptisé les "principes de ces tensions Mathilde et Rimbaud". Même si "ce ne sont pas les noms, ce sont les oppositions qui comptent", on retombait alors dans le biographique du coeur écartelé, de l'éternel balancement. Avec d'inévitables et bien embarrassantes querelles d'attribution : tel poème est-il à rapporter à l'un ou à l'autre amour ? La comparaison avec une tentative similaire de G. Zayed [1975, pages 7-50], qui remplace souvent Rimbaud par Elisa, révèle à tout le moins des incertitudes : y aurait-il finalement si peu de battement entre les poèmes ?
Nous préférons partir de l'organisation textuelle,
des éléments qui, du recueil, forment un livre : titres, épigraphes
et autres indications annexes, incipit et desinit,
récurrences de mètres, de schémas de rimes, de mots. A tout cela, nous ajouterons
un motif qui s'est déjà signalé à notre attention dans les Ariettes
extrêmes : celui de l'eau, de l'arbre
et de l'oiseau. Tous ces éléments, soit internes-externes, soit récurrents,
constituent une palette pour la mise en interaction des poèmes, en liaison avec
le découpage obvie et avec les positions fortes que celui-ci détermine. Chacun
obéissant à sa logique propre, nous les avons passés successivement en revue.
Les convergences qui importent nous semblent être celles qui se décident d'organisation
à organisation, s'il y a vraiment composition. Nous avons donc essayé de ne
pas superposer hâtivement les niveaux et d'attendre plutôt des indices de "coalescence".
POLARITÉS, VECTORISATION et REVERSIBILITE
De ces neuf analyses, il ressort que les Romances sans paroles se composent de façon multiple : se pose dès lors le problème de savoir si l'on doit chercher à articuler ces différentes organisations et, si oui, comment.
1. Nous ne reviendrons que brièvement sur ce qui confirme l'identité des sections. Il s'agit pour l'essentiel des titres, avec leurs trois séries bien différenciées, et des indications de temps et de lieu, dont chaque partie fait un usage propre. On peut y ajouter les épigraphes, dont la valeur n'est pas la même dans les Ariettes oubliées et dans les Paysages belges, puis qui disparaissent avec les Aquarelles [la relève étant prise par les titres pour ce qui est du dialogue avec les poèmes ?], et, bien entendu, les récurrences lexicales non seulement les termes propres à chaque section, car ils peuvent ne résulter que d'une opération de découpage, mais avant tout ceux qui changent de valeur d'une section à une autre. Cette dernière segmentation pourrait d'ailleurs être rapprochée de celle des mètres complexes : (x)+6 des Ariettes, (non-5)+5 des Paysages belges, 5+5 de Birds, 6+6 des Aquarelles.
A ces phénomènes de différenciation, il faut joindre ceux de délimitation. La démarcation la plus nette est due aux desinit (plus précisément à la distribution des finales vocaliques et consonantiques), mais on pourrait aussi mentionner le rôle des contrepoints métriques (le pentasyllabe dans Ariettes oubliées et Aquarelles), en rapport avec la distribution des heptasyllabes et des alexandrins.
Enfin, la forte structuration des Paysages belges, à la fois par les incipit (Malines récrivant les poèmes précédents) et par les desinit, la prosodie des titres et le nombre de strophes (organisation concentrique), aboutit au moins en première analyse à diviser en trois le recueil, en isolant les deux autres sections.
2. Or, celles-ci Ariettes oubliées et Aquarelles sont en relation étroite, en premier lieu par leurs titres, qui évoquent respectivement l'air et l'eau, deux éléments que le motif de l'arbre à l'oiseau des Ariettes I et IX a révélés, contraignant à ce jeu étymologique. Ensuite, ce même motif de l'oiseau qui, de la noyade suggérée ou dite dans les poèmes-cadre de la première section, se métamorphose à la fin de la dernière en marche sur les eaux. Du coup, les desinit extrêmes des Ariettes oubliées, "tout bas" et "noyées", entrent en dialogue avec le desinit de Beams, "portait haut la tête". Les premières Ariettes et les dernières Aquarelles s'opposent également par leurs incipit : formes d'impersonnalisation versus retour des pronoms personnels, selon des modalités plus complexes qu'il n'y paraît. Enfin, nous ne saurions trop insister sur le jeu corrélé de l'heptasyllabe et de l'alexandrin.
Tout cela, ensemble et en excluant des éléments plus incertains, esquisse surtout une polarité opposition, solidarité et pouvoir de structurer entre début et fin du recueil. Nous n'avons plus affaire à un découpage en séquences "égales", à une segmentation, mais bien à un JEU de POSITIONS corrélées, ce qui signifie que rien ne peut en être considéré isolément, indépendamment du tout que forme le recueil grâce à elles.
Ces positions, frontières de poèmes ou de sections, parfois même quasi extérieures (le "paratexte") sont avant tout les extrêmes, le cadre : extrémités des poèmes extrêmes des sections extrêmes.
"bas" versus "haut (la tête)" | Ariette I versus Beams |
heptasyllabe versus alexandrin | Ariettes I et IX vs Green et Beams |
noyade versus marche sur les eaux | Ariettes I et IX versus Beams |
air versus eau | "Ariettes" versus "Aquarelles" |
3. Examinant la distribution des mots les plus fréquents, et leur changement de valeur ou d'acception, nous nous sommes demandé si le recueil ne se divisait pas entre deux "versants" dont les Simples fresques feraient le départ : l'association impair-rimes féminines, se défaisant là, paraît confirmer cette bipartition. Cette troisième organisation n'est pas contradictoire avec la deuxième et pourrait même articuler polarisation des extrêmes et structuration concentrique des Paysages belges.
Dès lors, il pourrait n'y avoir en fait que deux compositions : la division obvie en sections et, prenant appui sur les bornes de celles-ci, une opposition entre deux parties, organisant assez fortement les "extrêmes" et plus lâchement le reste, à l'exception des "bornes" centrales (Simples fresques). Reste à préciser le statut de cette organisation seconde.
* *
a- une seconde articulation :
Cette composition est loin de concerner l'ensemble des poèmes
: en particulier, elle n'a pour ainsi dire pas prise sur ce qui
fait l'unité ou la spécificité de chaque section :
- pour les Ariettes, les variations sur le thème du
"deux" du couple, du double, du
duel , menant à des formes diverses de
réversibilité ;
- pour les Paysages belges, le thème du voyage et, plus
précisément, de l'expulsion par le paysage ;
- pour les Aquarelles, la régression amoureuse.
Si nous avons avancé le terme de polarité, c'est d'abord parce que nous avons affaire à une structuration à partir des "bornes", des extrémités en opposition. Même dans les Paysages belges, les deux desinit dont la relation s'impose avec le plus de force sont certainement le premier et le dernier : "juifs-errants" versus "Fénelon" comme dans les Ariettes. Et, dans celles-ci, nous n'avons guère trouvé de positions pertinentes (au moins en premier ressort) que dans les deux poèmes-cadre. C'est peut-être d'ailleurs le propre de la composition que d'investir certains points du texte seulement : la même remarque vaut en effet pour les Aquarelles, le desinit de Beams ne renvoyant guère qu'à ceux de Birds et de Green. De surcroît, dans l'Ariette IX par exemple, la composition ne retient d'abord de la contradiction finale entre "hautes feuillées" et "noyées" que le dernier terme, en rapport avec le desinit de l'Ariette I et avec le participe du titre.
Tout indiquerait donc que la composition s'appuie sur des éléments comme détachés, rendus indépendants du poème ou lui échappant provisoirement pour construire le livre. Le cas le plus frappant est peut-être celui des contrepoints, dont le rôle semble être purement structurel. On pourrait parler de remploi ou, mieux peut-être, de seconde articulation, qui serait le se-faire-livre des poèmes. Devenant positions, ces éléments cesseraient de dire quelque chose des poèmes, pour devenir ce que les poèmes disent du recueil. On comprendrait mieux alors la non-pertinence des schémas strophiques, travaillés par chaque pièce, et l'extrême pertinence du mètre, résultant d'un choix "externe" et ne participant pas à la construction du sens dans le poème.
Ce qui n'entraîne pas que la composition soit insignifiante : simplement, elle ne contribue au sens qu'en tant qu'elle met les poèmes (ou tel ou tel de ses éléments) en interaction. C'est par exemple ce qui produit la polysémie de "tout bas" (Ariette IX) ou d'"air" (Simples fresques I), ce qui autorise à lier l'alexandrin et l'heptasyllabe de l'Ariette IX à l'opposition "hautes feuillées"/"noyées"...
b- une organisation complexe, hiérarchisée, voire inventive :
La composition ne se limite toutefois pas aux extrêmes, même si elle en part : elle modèle au moins en partie l'espace intermédiaire, par extension et en désignant souvent encore des "frontières". Ainsi Beams renvoie récursivement à Malines, par "glisser", à Green, par l'alexandrin et le desinit, à Birds in the night, par le desinit et le thème du naufrage... On ne peut donc assimiler cette organisation à une structure pré-imposée par le découpage obvie : toutes les positions ne sont pas données a priori, en vertu d'une rhétorique des sections, des commencements et des fins à l'exception du commencement et de la fin absolus. Il y a des renvois, peut-être entrecroisés et quasi indéfinis, mais hiérarchisés. Surtout, le motif et le mètre nous ont amené à identifier une position forte à laquelle nous ne pouvions songer au départ : celle qu'occupe Simples fresques I, à peu près au centre des Paysages belges mais encore du côté des Ariettes. La place du pentasyllabe dans cette même section au centre, et non plus en contrepoint au dernier poème comme dans les Ariettes et les Aquarelles , est de nature à accentuer cette division de la section centrale dont on a retrouvé trace ailleurs, sous la forme d'une symétrie concurrençant l'organisation "cumulative".
En l'espèce, le recueil construit, invente la position : à aucun moment nous ne pouvons isoler ce qui compose de ce qui se compose, nous ne saisissons que du livre en train de se faire.
D'autre part, le rôle d'un élément dans la composition peut être variable. Ainsi le mètre complexe de Birds continue celui des Paysages belges, en x + 5, mais rompt avec lui parce que binaire ; pour les titres, le même poème commence la série de l'anglais mais, s'il tient par là aux Aquarelles, il s'oppose à Beams comme la nuit au plein soleil ; c'est en outre le "réservoir" biographique à partir duquel va être menée l'entreprise palinodique de la dernière section, tandis que l'évocation du naufrage sert de pivot entre le motif de la noyade et celui de la marche sur les eaux. Quant aux Paysages belges, ils se structurent à la fois de façon autonome (par les titres et les incipit) et en fonction de leur place centrale dans le recueil. En bref, la composition ne cesse de réorganiser les éléments selon l'aspect sous lequel on l'envisage : seuls le début et le terme absolus concordent à peu près, cela va de soi mais le mètre ne peut coïncider tout à fait avec le motif, par exemple : la construction des oppositions, passant par des moyens différents, attribue parfois des valeurs différentes aux mêmes positions, ou situe en des endroits différents les points d'articulation. En ce sens, il n'y a d'autre totalité, d'autre structure globale que le recueil, le livre qui est l'effet et la raison.
c- des oppositions :
"Polarité" signifie donc que la valeur des éléments relevés est toujours relative. La composition n'est pas une simple organisation spatiale, une distribution figée des places, une géométrie du recueil. Pour les incipit et desinit, le jeu des extrêmes peut à la rigueur suffire pour décrypter les oppositions, encore qu'aide aussi le fait qu'ils soient pris dans les poèmes, qu'on commence à lire par eux. Mais il en va autrement du mètre : on ne peut opposer l'heptasyllabe à l'alexandrin en vertu de leur seule distribution, il faut aussi s'appuyer sur le contraste qu'organise l'Ariette IX et qui établit la solidarité des deux termes en en "dialectisant" les rapports, sur le fond d'ailleurs d'un certain nombre d'exclusions et de variations réglées. En effet, quand on a lu en tout et pour tout l'Ariette I et Beams, on ne sait pas encore que les mètres tendent vers l'alexandrin : il faut au moins constater, de surcroît, l'utilisation faite de toutes les variantes du mètre complexe, selon un certain ordre. Quant au lien supposé entre les titres Ariettes et Aquarelles, il ne prend consistance que de reproduire, sur le mode de l'opposition "encadrante", la dérive constatée dans la première ariette. C'est d'ailleurs ce qui nous a conduit à proposer les termes de "valeur incipitive" (pour Ariettes et pour Romances sans paroles) et de "valeur conclusive" (pour Aquarelles). Autrement dit : la composition ne se fonde sur des oppositions qu'en tant que chaque terme de celles-ci appelle ou rappelle son pendant mais aussi en tant qu'elles participent du fonctionnement des poèmes, probablement.
d- y a-t-il vectorisation ?
Il est exclu de rabattre les termes les uns sur les autres, d'assimiler en quelque sorte air, heptasyllabe et glissement vers le bas, d'un côté ; eau, alexandrin et surrection-contention de l'autre, en ignorant le mouvement du recueil. Il est clair, en particulier, que l'alexandrin n'est pas lié à un contenu thématique déterminé ainsi Green diffère notablement de Beams. Simplement, avec l'heptasyllabe, il sature les points forts du recueil à peu près comme le motif. Il faut plutôt concevoir le recueil (en tant qu'opération contribuant au sens) comme une superposition de solidarités-oppositions menant à des associations dont aucune versification ou poétique d'époque ne pourrait rendre compte. La métrique, la thématique se construisent en même temps que Romances sans paroles. Rien ne prédispose en effet l'heptasyllabe à raconter comment la fatigue amoureuse se transmue en noyade de l'air, ni l'alexandrin à décrire la marche sur les eaux : rien, sauf l'organisation d'un recueil unique. Et les différents fils doivent être tenus en rapport avec cette composition, sans démembrement.
Reste que la structure achevée apparaît naturellement comme le terme, la raison d'être de l'organisation. A partir de là encore, se pose la question d'une possible vectorisation du recueil. L'un des phénomènes les plus révélateurs à cet égard est la cumulation propre aux incipit des Paysages belges, mais on pourrait aussi regarder Beams comme un résumé de tout le recueil, une récapitulation. Sa dernière strophe, sorte d'"énoncé idéologique séparable", traite d'abord le thème dominant des Aquarelles, celui de la peur et du repos, mais le dernier vers semble achever le recueil en bouclant le système des clausules. "Elle reprit la route..." renvoie au motif du voyage, propre aux Paysages belges, tandis que "... et portait haut la tête" à la fois s'apparente au desinit de Birds et s'oppose à ceux des Ariettes I et IX, en jouant sur la polysémie de "bas" et en faisant écho aux "hautes feuillées". Le vers, dans son ensemble, contredisant la fin de Green :
Et que je dorme un peu puisque vous reposez. |
Clôture et mémoire de la composition, ce finale nous suggère que l'opposition entre desinit ne surdétermine pas arbitrairement la lecture-ensemble des poèmes, mais que le poème à la fois obéit et commande à la composition. Le début de Green en donne un autre exemple : la composition ne serait pas autre chose que l'écriture.
e- la réversibilité, à nouveau :
Beams est un achèvement, une solution (fût-elle fantasmatique), mais on ne peut oublier qu'il est aussi le terme d'une régression érotique et que les Aquarelles sont placées sous le signe de la simplification et de la palinodie (cf. chapitres sur le lexique et le mètre). On pourrait certainement être tenté de préférer à ce versant négatif les Ariettes ou le versant de la langueur. L'étude du lexique a d'ailleurs bien montré les faiblesses possibles de cette bipartition et les dangers d'une contradiction un peu trop systématique, qui rendent compte peut-être de la réception inégale réservée aux Romances. Mais le mètre ne commence à faire sens qu'organisé dans tout le recueil et il en est de même, pour une large part, des incipit et desinit ou du motif...
La fin de Romances sans paroles renvoie l'impair à l'inexistence, préfère à l'amour une foi bien incertaine, ignore les puissances de l'eau profonde, prône le mouvement sûr, déroulement et surrection. Biffant ainsi ce dont elle part, la composition a la fragilité des négations, mais aussi leur force : quand on place au-dessus de tout les Ariettes ou la première Aquarelle, il faut savoir qu'elles n'ont été conçues que condamnées même si c'est par des poèmes qui ne les feront pas oublier. La négation engendre la négation de la négation, la revanche, le retour en arrière. L'impair plus que douteux aura peut-être là toujours plus de prestige que l'alexandrin.
Nous retombons ainsi dans une sorte de réversibilité : chaque pôle devient l'envers de l'autre et ne cesse d'y renvoyer. Ainsi les Ariettes évoquent l'air mais sont la section de la noyade, tandis que l'eau d'Aquarelles se vaporise en lumière ; les incipit impersonnels des premiers poèmes supposent un personnel masqué tandis que les pronoms des derniers incipit vont vers une fausse "non-personne"...